Dimanche 25 Juin 2023

Pierre Larcher, Sur le Coran. Nouvelles approches linguistiques



Nous avons, avec Sur le Coran. Nouvelles approches linguistiques, le point de vue trop rare et bienvenu d’un spécialiste de linguistique arabe sur nombre de sujets relatifs au Coran. Comme le rappelle PL, il s’agit d’un texte qui, pour le linguiste – à quoi on ajoutera et pour tout universitaire – doit être envisagé de manière critique comme un texte rédigé en arabe et pourvu d’une histoire (celle-ci étant bien différente selon que l’on se place du point de vue de la tradition musulmane ou de la recherche islamologique occidentale). L’approche historico-critique de PL est donc omniprésente dans cette étude, tant et si bien que c’est certainement le terme « construction » qui à lui seul résume le mieux les conclusions des douze articles devenus chapitres qui constituent cet ouvrage...
Paul Neuenkirchen
 

Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Bulletin critique des Annales islamologiques , 36 | 2022 sous licence Creative Commons (BY NC SA).
 
 

Broché: 240 pages
Éditeur : Editions Lambert-Lucas (19 septembre 2020)
Langue : Français
ISBN-13: 978-2359353136


Quatrième de couverture

Ce volume rassemble douze articles ventilés en cinq sections.

Texte. Que peut dire un linguiste sur les rapports de l'oral et de l'écrit et la façon dont ils doivent être ordonnés dans le Coran ? 

Langue. L'arabe coranique apparais au linguiste comme chronologiquement préclassique et typologiquement non classique, mais classicisé par le biais des "lectures " grammaticales. Lexique. Cette section retrace, à travers leurs occurrences coraniques, le parcours du sens de trois mots clefs : lisan "langue", salam "paix" et jihad "guerre".

Discours. Le Coran met en scène une multitude de protagonistes, ce qui conduit un linguiste "énonciativiste" à une analyse polyphonique et, de là, à l'étude de la logique et de l'argumentation coraniques. Koran-philologie médiévale. Appendice aux quatre autres, cette section rappelle l'apport de la tradition linguistique arabe, spécialement de la "philologie coranique" et de sa pièce maitresse, les Ma'ani al-Qur'ãn d'al-Farrã' (m. 207/822).

Compte-rendu

   
Paul Neuenkirchen
 
    Pierre Larcher (PL), aujourd’hui professeur émérite en linguistique arabe à l’Université Aix-Marseille, est sans nul doute le plus grand spécialiste des questions liées à la langue arabe dite « classique » dans le monde universitaire français actuel. Avec trois monographies dédiées à l’arabe « classique » à son actif [1], de même que plusieurs traductions et commentaires de poésie arabe antéislamique [2], et de très nombreux articles scientifiques consacrés, entre autres sujets, à l’arabe coranique, la sortie de sa première monographie centrée sur ce dernier arrive à point nommé à un moment où, si les études universitaires sur le Coran connaissent un essor impressionnant, force est de constater que les travaux en français sur la langue coranique demeurent rares.

Cette monographie parue en 2020 a cela de particulier qu’elle n’est pas un « nouveau livre » à proprement parler, mais une collection de douze articles qui retracent quasiment deux décennies de l’apport de PL dans le domaine des études linguistiques arabes appliquées, dans le cas présent, spécifiquement au Coran. Onze de ces articles, publiés entre 2000 et 2018, figurent dans ce livre sous la même forme que dans leur contexte de publication originelle (avec quelques « notes de relecture » ajoutées çà et là et signalées par des crochets) et l’un d’entre eux est la traduction en français revue et augmentée d’un article encyclopédique paru en anglais en 2003.

PL a choisi de répartir l’ensemble de ces articles, qui se trouvent ici transformés en « chapitres », en cinq sections thématiques dont l’auteur résume le contenu de chacune en introduction (p. 7-25). On notera qu’en plus d’y passer en revue le contenu général de ces sections, PL apporte parfois quelques éléments qui ne se trouvent pas dans le corps des chapitres (notamment, p. 12 les remarques sur l’exemple de discontinuité entre arabe coranique et classique).

La première section consacrée au texte contient deux articles/chapitres qui cherchent à expliquer les raisons des nombreuses formes de divergences entre ce qui est écrit dans le ductus (rasm) et la manière dont on le lit/récite. Le premier article/chapitre, « Le Coran : le dit et l’écrit » aurait pu être intitulé : « L’incohérence du dit et de l’écrit dans le Coran » tant il traite de différents cas paradoxaux où l’on dit (comprendre : « où l’on récite ») une chose qui n’est pas écrite (p. 37), où l’on écrit deux fois de suite de la même manière un mot que l’on dit pourtant de deux façons différentes (p. 41). C’est là toute la problématique de la relation qu’entretiennent le dit et l’écrit dans le texte du Coran qui est annoncée dès le début à partir de trois exemples coraniques (Q 33 : 66 et 67 où « est écrit ce qui est dit » et Q 33 : 4 où « le contexte suggère de dire ce qui n’est pas écrit »). Comme le démontre PL de manière convaincante, les différents exemples d’« incohérences » qu’il analyse s’expliquent par la relation qu’entretiennent la pause et la rime (p. 40-41, un sujet également traité dans le premier chapitre de la deuxième section). 

Cette étude est également l’occasion d’aborder une question relativement peu traitée dans le monde universitaire [3], mais dont l’intérêt pour notre connaissance de la prononciation originelle de l’arabe coranique ou des modifications postérieures, dans un texte qui est sensé n’avoir jamais connu de changements, est central. Cette question est celle de deux phénomènes qui apparaissent dans le Coran comme des constructions a posteriori : le tanwīn et la hamza. Concernant le premier, PL soutient que la variation an (en contexte) et ā (à la pause) du tanwīn est tardive et, qu’originellement, à la graphie coranique ā correspondait une phonie ā (p. 38), ce qu’il démontre, notamment, en abordant le cas du traitement « contradictoire » du nom propre Thamūd dans le Coran, nom qui y est partout diptote (sans tanwīn, donc), à l’exception de quatre versets – dont Q 11 : 69 – où on le trouve avec un alif final (p. 42). Cette lettre est alors neutralisée dans l’édition moderne du Coran du Caire (le lisant Thamūda, à l’aide d’un « zéro rond » le surmontant) tandis que l’édition du Coran du Maghreb traite le mot comme un triptote, le lisant Thamūdan. Mais le contexte coranique lui-même indique pourtant clairement qu’il doit être lu Thamūdā du fait des multiples assonances en ā (a lā ; buʿdā) qui se trouvent dans ce même verset (p. 43). Concernant le cas de la hamza, PL part du constat que, selon la tradition linguistique arabe, le rasm atteste que la « langue coranique » (qui sera identifiée a posteriori avec la « langue de Quraysh ») effectue un « allègement » (takhfīf) de la hamza, quand bien même la tradition de lecture/récitation qui l’emportera consiste à faire l’inverse en « réalisant » (taḥqīq) la hamza (p. 44). PL en conclut qu’il y a donc là d’une part une « classicisation » de la langue du Coran, et d’autre part que ce phénomène constitue la distorsion « la plus spectaculaire » entre l’écrit et le dit puisque que l’on lit/récite systématiquement quelque chose qui n’est pas écrit, comme le démontrent sans conteste les cas des termes aujourd’hui lus/récités khāṭiʾa et shayʾan dont la rime environnante confirme qu’ils devaient originellement être prononcés khāṭiya et shayyā ou shiyyā, respectivement (p. 44-45).

Le second article/chapitre de cette section débute en reprenant certaines des remarques faites dans le premier (p. 43-44) au sujet de la divergence que l’on peut constater dans le rasm même des éditions modernes imprimées du Coran. Pour ce faire, PL examine trois cas : d’abord le an lawi de Q 72 : 16, qui n’a qu’une seule phonie : allaw, mais qui connaît deux graphies différentes puisqu’il est écrit en un mot de trois lettres (alif lām wāw) dans le Coran du Caire et en deux mots de quatre lettres (alif nūn lām wāw) dans le Coran du Maghreb. L’auteur en déduit que l’on trouve une plus grande adéquation entre le dit et l’écrit avec la graphie du Coran du Caire qui peut être interprétée comme une trace de l’oral dans l’écrit, là où, dans le cas du Coran du Maghreb, on lit/récite une chose qui n’est pas écrite.

Ensuite le cas de an lan qui là encore n’a qu’une seule phonie : allan, mais que l’on trouve écrit le plus souvent alif nūn lām nūn dans les deux éditions imprimées du Coran, et plus rarement alif lām nūn. Dans le premier cas, il s’agit de la forme analytique qui atteste d’une divergence entre l’écrit et la phonie et suggère une autonomie de l’oral par rapport à l’écrit et, dans le second cas, il s’agit de la forme synthétique qui atteste d’une convergence entre l’écrit et la phonie, suggérant la primauté de l’oral sur l’écrit. Dans les deux cas, il y a homogénéisation, par l’oral, d’une hétérogénéité graphique.

Enfin le cas de an lā qui encore une fois n’a qu’une seule phonie : allā, et qui coexiste à la fois dans la graphie analytique (alif nūn lām alif) et synthétique (alif lām alif) dans les corans imprimés du Caire et du Maghreb. La première graphie est de loin la plus rare et PL se penche sur les raisons du maintien de la graphie alif nūn dont l’une est que le an sert de particule épexégétique, signifiant que ce qui se trouve à sa suite est une citation, ou l’énoncé d’un fait. L’auteur en conclut que cette graphie conserve le souvenir d’une pause entre an et ce qui suit (a contrario de la graphie synthétique qui fait la liaison entre an et ce qui suit), ce qui mène à distinguer deux formes d’oralité : l’oralisation du texte écrit (tajwīd) où l’on récite allā ce qui est écrit an lā, et la récitation disparue qui consistait à réciter an lā tel qu’il est écrit, avec une pause entre an et .

La deuxième section consacrée à la langue pose la question de la définition de l’« arabe coranique » en le confrontant aux autres catégories d’arabe (préislamique, classique) ainsi qu’aux descriptions qu’en donnent le premier traité de grammaire arabe.

Dans le premier article/chapitre, PL compare l’arabe du rasm des manuscrits des plus anciens du Coran à l’arabe préislamique que l’on ne connaît que de manière épigraphique. Il constate que les deux ont en commun le fait qu’ils sont dépourvus de points diacritiques, de vocalisation et de notation systématique des voyelles longues (p. 63). Cela explique que ces deux formes d’arabe sont ambiguës, mais, dans le cas de l’arabe coranique, et a contrario de ce que l’auteur appelle, à juste titre, l’ « arabe épigraphique préislamique » dont le déchiffrement est « aléatoire », la tradition tardive des « lectures » (qirāʾāt) le balise et le rend lisible.

PL apporte ensuite son regard de linguiste sur deux caractéristiques de la langue du Coran. La première concerne l’importance des phénomènes de pause (waqf) qui détermine la rime des segments entre eux, ces derniers segmentant le texte en versets (PL fait la remarque significative que le Coran comporte plus de rimes que de versets ! On verra la démonstration de ce phénomène appliqué à la sourate al-Fātiḥa, p. 78-79). Dans le Coran, la rime est si centrale qu’elle en affecte à la fois la syntaxe (en Q 80 : 12 on lit dhakarahu pour le faire rimer avec la fin du verset précédent qui a tadhkira, alors qu’on devrait avoir dhakarahā) et la graphie (le Coran allonge la voyelle brève a en ā pour conserver la rime, comme en Q 33 : 66-67 où on lit al-rasūlā et al-sabīlā pour les faire rimer avec les versets de la sourate qui se finissent tous en tanwīn prononcé ā à la pause) (p. 65-66). La seconde caractéristique de la langue du Coran considérée concerne l’assimilation entre consonne finale d’un mot et consonne initiale du mot suivant (idghām), qui peut être soit totale (kabīr), soit partielle (qalb). Ce phénomène est, ici, encore lourd de conséquences lorsque l’on voit que la lecture de Q 2 : 284 attribuée à Abū ʿAmr, par exemple, a yuʿadhdhim man yashāʾ (idghām kabīr) qui implique, non pas la perte de la voyelle finale du premier mot, mais son absence, ce qui semblerait démontrer qu’à l’origine, il existait une tradition de récitation sans iʿrāb, c’est-à-dire une variante non fléchie ou « caseless » de l’arabe (p. 66-67).

PL finit cette étude en abordant la question de l’arabe dit « classique », un adjectif français (du latin classicus) dont l’usage est ici adéquat dans la mesure où il connote l’idée de prestige (c’est une langue qui appartient à la première classe des citoyens) et où il implique que la langue, normée par les grammairiens, s’enseigne dans les classes (p. 69). L’équivalent arabe se trouve dans l’expression al-lugha al-fuṣḥā, qui n’apparaît qu’au ive/xe siècle, à une époque où, pour des raisons théologiques, elle sera identifiée avec la langue des Quraysh, celle-là même qui sera considérée comme étant la langue du Coran. Pourtant, les traits caractéristiques attribués à cette lugha fuṣḥā ne sont nullement ceux que l’on rapporte de la langue de Quraysh (ou plus généralement, de la langue du Hedjaz). Ainsi, d’un point de vue phonologique, les gens du Hedjaz allègent la hamza alors que les autres Arabes la prononcent : cette « réalisation effective » deviendra le « trait classique » de l’arabe. Tandis que d’un point de vue syntaxique, on trouve dans le Coran la négation dite mā al-ḥijāziyya (cf. notamment Q 12 : 31) là où la langue classique n’emploierait que laysa comme négation d’une phrase nominale (p. 70).

PL en conclut que l’arabe dit « classique » ne représente pas tout l’arabe décrit par les grammairiens, mais seulement une partie, qui est le produit d’une sélection. Il ajoute que cet arabe classique est une construction – l’aboutissement d’un long et lent processus de constitution – dont la caractéristique centrale est l’iʿrāb, un trait qui n’est pas attesté par l’« arabe épigraphique préislamique » et dont une variante parmi les qirāʾāt semble être « caseless » (sans flexion).

L’article/chapitre suivant pose dans son titre sa question principale : « Qu’est-ce que l’arabe du Coran ? ». PL y a déjà partiellement répondu dans le chapitre précédent, ainsi que dans le tout premier (on y retrouve l’importance du phénomène de pause dans le Coran, du tanwīn qui à l’origine n’aurait été prononcé que ā, etc.). Si l’auteur ne sait pas répondre positivement à la question du titre, il peut y répondre par la négative : l’arabe du Coran n’est pas l’arabe classique, ce dernier étant une construction a posteriori formée à partir de multiples dialectes arabes.

Le troisième article/chapitre se démarque quelque peu des précédents en se concentrant sur le premier traité de grammaire arabe complet : le Kitāb de Sībawayhi (m. 180/796), qui se base sur six sources de citations différentes, dont le Coran (421 citations, loin derrière la poésie avec 1056 vers de 231 poètes) et en premier lieu le « parler des Arabes » (kalām al-ʿArab), en faisant, selon les mots de PL reprenant ceux de H.L. Fleischer, une « grammaire de l’ancien arabe » (Altarabisch pour l’arabe fléchi, par opposition à Neuarabisch pour l’arabe des dialectes modernes, non fléchis) (p. 93-94).

La langue que le Kitāb décrit, qui y est uniquement appelée al-ʿarabiyya (on l’aura compris, à l’époque de Sībawayhi il n’est pas encore question de lugha fuṣḥā), est composée de plusieurs variantes tribales/régionales, et PL remarque que les plus fréquemment citées sont celles de deux tribus : les Tamīm ainsi que les ahl al-Ḥijāz. Il remarque également que, tandis que Sībawayhi a une expérience directe du parler des premiers, il n’en a pas des gens du Hedjaz, les exemples qu’il en rapporte étant uniquement tirés du Coran. Ainsi, la langue des ahl al-Ḥijāz que Sībawayhi qualifie de « langue la plus ancienne et première » n’est autre que le nom islamique de la langue du Coran. En effet, cette langue n’étant pas documentée en dehors du Coran, les soi-disant « hedjazismes » ne sont pas des traits de la langue du Hedjaz, mais simplement l’interprétation des particularités de la langue coranique attestées par le rasm (p. 96-97). Si l’auteur du Kitāb présente les gens du Hedjaz comme ne réalisant pas la hamza, c’est tout simplement parce que le rasm coranique n’écrit jamais la hamza médiane et finale. Ici encore, PL démontre, savamment, qu’in fine, cette lugha ḥijāziyya n’est qu’une « construction » (dans cette langue, le marqueur de masculin/féminin après le kāf disparaît à la pause, ʿalayka et ʿalayki devenant ʿalayk, ce qui ne permet plus de distinguer entre les deux genres, alors que dans la langue de Tamīm comme dans nombre de dialectes arabes modernes, il n’existe pas de voyelles brèves en finale et la distinction entre le masculin et le féminin se fait avec les formes ʿalayk et ʿalaysh, respectivement) (p. 99).

Pour répondre à la question posée par le titre du présent article/chapitre (« La langue du Coran : quelle influence sur la grammaire arabe ? »), PL conclut que ce n’est pas la langue coranique qui a influencé la grammaire de l’arabe, mais que c’est cette dernière qui a influencé l’évolution de la première dans le sens d’une classicisation (p. 103).

La troisième section consacrée au lexique explore la manière dont le Coran aborde la question de la langue et étudie, très utilement, les termes salām et jihād qui sont utilisés à tort et à travers dans les débats contemporains, afin de proposer les « réactions d’un linguiste à des propositions […] apologétiques » (p. 16).

PL se penche d’abord sur « Le concept de langue dans le Coran » dans un chapitre inédit puisqu’il est la version française, « entièrement remaniée et considérablement élargie » (p. 107) d’une entrée encyclopédique en anglais parue dix-sept ans auparavant [4]. L’auteur part du constat que le Coran n’emploie jamais le terme aujourd’hui commun de lugha pour parler de « langue », mais uniquement le mot lisān, parallèlement aux verbes de racine q w l, k l m et d’une occurrence du verbe lafaẓa qui expriment la « langue mise en discours » (p. 109). PL se concentre sur trois occurrences coraniques de lisān, qui ont en commun de retranscrire une partie de l’histoire biblique sur la difficulté qu’éprouve Moïse à parler (sa langue est « nouée »), qui est opposée à l’aisance d’élocution de son frère, Aaron (sa langue est « déliée »). PL souligne que ces récits coraniques, parallèles à ceux du livre biblique de l’Exode, et surtout le verset Q 28 : 34, qui emploie l’élatif arabe afṣaḥ pour dire qu’Aaron est « plus éloquent », auront toute leur importance puisqu’ils fourniront le sous-texte de l’expression afṣaḥ al-lugha al-ʿarabiyya utilisée par Ibn Fāris pour décrire l’arabe des Quraysh, qui à son tour donnera l’expression al-lugha al-fuṣḥā (p. 109-112 et voir p. 114-115).

PL conclut en examinant les occurrences coraniques de lisān où le mot a le sens de « langage articulé par la langue » (par exemple, Q 14 : 4 qui constituera le sous-texte au raisonnement syllogistique selon lequel, puisque la langue du Coran est celle de Muḥammad qui est natif du Hedjaz, la langue du Coran est celle du Hedjaz), et en abordant les trois cas où lisān est qualifié de ʿarabī (dont deux où il l’est également de mubīn) (p. 116-119). 5 Voir à ce sujet Daniel Gimaret, Les noms divins en islam, p. 204-205. 6 Juges 6 : 24. 7 Romains 15 : 33 et 16 : 20.

Dans les deux articles/chapitres suivants, PL s’intéresse aux concepts de paix et de guerre en arabe, en commençant par se pencher exclusivement sur le premier. L’auteur part de la question de savoir s’il existe une différence entre les termes salām (exact correspondant de l’hébreu shālōm pour « paix ») et silm (dont la forme adjectivale, silmī, signifie « pacifique »). À travers deux exemples initiaux complétés par des remarques sur les variantes respectives de salam et salm qui se trouvent dans le Coran, PL cherche à montrer que le véritable antonyme de l’arabe ḥarb pour « guerre » est silm (dans le sens d’être préservé de la guerre) et non salām, ce dernier connotant à la fois l’idée de « paix » et de « soumission » (p. 121-123). Ainsi, par exemple, lorsque Q 4 : 90-91 et Q 16 : 28+87 emploient le nom salam précédé du verbe alqā, il s’agirait non pas d’« offrir la paix » (comme le traduit Denise Masson), mais plutôt « offrir sa soumission » (p. 124-125). PL vient compléter ces arguments en voulant montrer que si salām est aujourd’hui couramment employé dans le sens de « paix », originellement, et donc étymologiquement, il connoterait plutôt le champ lexical de la « préservation » (p. 125-126). Je ne suis, toutefois, pas entièrement convaincu par les exemples avancés par PL. L’auteur débute avec le cas du nom divin al-salām (Q 59 : 23) qui signifierait que Dieu est « préservé du défaut, du vice ». C’est là en effet l’exégèse musulmane majoritaire [5], mais on constatera toutefois que dans la Bible hébraïque, Dieu est qualifié par le nom shālōm lorsque Gédéon construit un autel pour Dieu qu’il appelle « Seigneur paix » (Yhwh shālōm en hébreu et Εἰρήνη κυρίου dans le grec de la LXX) [6] et que dans le Nouveau Testament, on trouve l’expression « Dieu de la paix » (θεὸς τῆς εἰρήνης en grec et Alōhō dēn da-shlōmō dans la traduction syriaque de la Peshīṭtā) [7]. Il n’est donc pas exclu que le Coran se fasse l’écho de ces formulations bibliques.

L’auteur poursuit avec l’exemple de l’expression coranique dār al-salām qui, selon lui, désignerait le Paradis non pas comme une « maison de paix », mais comme la « maison de la préservation des maux, de la mort ». S’il est vrai que cette deuxième interprétation peut être tirée du contexte de certaines descriptions coraniques du Paradis [8], on peut tout aussi bien en déduire que c’est un lieu de paix puisque le terme salām [9], lui-même, est employé à maintes reprises, soit pour décrire la manière dont les Élus entreront au Paradis [10], soit pour insister qu’il s’agit du seul mot qu’ils y entendront [11]. En outre, Q 52 : 26 fait dire aux résidents du Paradis : « Nous étions jadis, parmi les nôtres, pleins d’angoisse », sous-entendant, ainsi, qu’ils sont à présent en paix. On ajoutera à cela un argument extra- (ou inter-) textuel : les Pères de l’Église n’hésitent pas à décrire le Paradis en des termes similaires. C’est notamment le cas du célèbre poète syriaque Éphrem le Syrien (m. 373) qui en parle comme d’un lieu dépourvu de guerres, de combats, de pièges, d’ennemis, etc.[12], et le dépeint souvent explicitement comme un lieu de paix [13]. Quand on sait l’impact (direct ou indirect) qu’ont eues les descriptions du Paradis d’Éphrem sur celles du Coran [14], il est tout à fait plausible que le dār al-salām coranique se fasse l’écho de ces écrits syriaques et qu’il signifie bel et bien la « maison de la paix » [15].

Enfin, PL finit avec l’expression bien connue (al-)salām ʿalayk. Selon lui, il ne s’agirait non pas d’un souhait de paix, mais d’un souhait de préservation, de salut donc. Toutefois, un examen de l’équivalent de cette expression dans d’autres langues sémitiques laisse penser le contraire. L’hébreu shālōm se trouve notamment employé en guise de salutation dans la Bible hébraïque : « Le vieillard répondit : « Que la paix soit avec toi ! » (shālōm lāk/Εἰρήνη σοι) » [16] et le même terme est utilisé en araméen dans le Talmud de Jérusalem lorsque, à la question posée sur la façon de saluer les gentils, le rabbin répond : « Comme nous saluons les israélites : « Que la paix soit sur vous ! » (shālōm ʿalaykōm) » [17]. Ces salutations, qui sont sans conteste des souhaits de paix, se retrouvent également dans de nombreuses autres langues sémitiques tels que le guèze [18] et le sabéen (sudarabique) [19]. Quant à la traduction syriaque du Nouveau Testament, la Peshīṭtā, elle rend le grec εἰρήν par le syriaque shlōmō qui signifie sans équivoque « paix »[20] et qui est employé de nombreuses fois comme salutation de paix, notamment dans l’évangile de Luc 24 : 36 (« Comme ils parlaient ainsi, Jésus fut présent au milieu d’eux et il leur dit : « La paix soit avec vous ! (Εἰρήνη ὑμῖν/shlōmō ʿamkūn) »). Il ressort donc de ce bref examen que l’arabe coranique salām ʿalaykum (cf. Q 39 : 73) est très probablement un calque de la salutation usuelle dans les langues sémitiques « sœurs » de l’arabe et qui est couramment utilisée dans la tradition biblique antérieure.

Quoi qu’il en soit, PL conclut avec force raison qu’il faut se méfier des lectures rétrospectives qui plaquent un sens moderne sur un terme ancien qui en avait un autre à l’origine. En guise d’exemple, il prend la traduction que Denise Masson donne de Q 2 : 208 où elle rend silm par « paix » en ajoutant en note que silm est mis ici pour islām (p. 126-128). PL rappelle que ce dernier mot est le nom d’action d’aslama dont le sens premier est celui de « [se] livrer, remettre, soumettre à Dieu » (il prendra en second lieu le sens de « devenir musulman »). J’ajouterais que cela est confirmé, non seulement par le plus ancien dictionnaire arabe qui nous soit parvenu, le Kitāb al-ʿayn attribué à al-Khalīl b. Aḥmad (m. 175/776)21, mais aussi par une analyse comparative (non exhaustive) de langues sémitiques [22].

Le troisième et dernier article/chapitre de cette section consacrée au lexique vient dans la continuité du précédent puisqu’il aborde les concepts de guerre (jihād) et de paix (salām) d’un point de vue linguistique. PL dédie les sept premières pages (p. 131-137) à ce premier concept23 en partant du constat, qu’aujourd’hui, il suffit que l’on prononce le terme jihād, pour qu’aussitôt quelqu’un vienne affirmer qu’il ne signifie nullement la « guerre sainte », mais l’« effort », et que ce dernier est dirigé sur (ou contre) soi-même de manière totalement pacifique. Cette explication est due à une double confusion : celle de la signification et de la désignation d’une part, et du genre et de l’espèce d’autre part.

Concernant la première confusion, PL note que pour parler d’« effort », aucun arabophone n’utiliserait le mot jihād (ou le verbe de troisième forme jāhada), mais le mot jahd (ou le verbe de forme simple jahada). Quelle est la différence entre ces deux mots ? Le premier, par sa morphologie même (l’allongement de la première radicale) mime la valeur d’intensité/insistance. Ainsi, si jahada signifie « s’efforcer », jāhada veut dire « s’efforcer de manière intense ou insistante ». De plus, syntaxiquement, ce dernier verbe devenant transitif à la forme intensive, il prend le sens d’un effort intense non pas sur un objet, mais contre. Dès lors, on est proche du sens de « combattre » et de « combat ».

PL s’intéresse alors aux trente-cinq occurrences coraniques de la racine trilitère j h d dont treize apparaissent dans le contexte de l’expression fī sabīl Allāh (littéralement « dans la voie de Dieu », expression figée dont le sens est simplement « pour » comme le sous-entendent deux occurrences de j h d suivi de fī Llāh en Q 22 : 78 et Q 29 : 69), cette dernière étant également employée à quatorze reprises dans le contexte du verbe qātala (synonyme de jāhada qui signifie « combattre »). PL en conclut de manière convaincante qu’à travers un phénomène de collocation (un phénomène tout à fait courant dont il donne plusieurs autres exemples p. 134, lorsqu’un mot seul prend le sens de la locution entière), jihād seul signifie jihād fī sabīl Allāh et que ce premier ne renvoie pas à n’importe quel combat, mais au combat pour Dieu, c’est-à-dire à la « guerre sainte », a contrario du qitāl qui est le nom générique du combat.

Au sujet de la seconde confusion, PL constate que le jihād spirituel ou majeur (al-nafs/al-akbar) est totalement absent de l’entrée de dictionnaire j h d du Lisān al-ʿarab et qu’il n’est qu’un sens secondaire et marginal contrairement à ce qu’affirment les apologètes. PL retrace brièvement, d’une part, l’histoire du jihād al-nafs au travers d’un ḥadīth attribué à Muḥammad et de son emploi chez al-Ghazālī – ce dernier l’employant dans une métaphore guerrière – pour démontrer que ce sens est bel et bien secondaire, et d’autre part, celle du jihād al-akbar, concept lui aussi tiré d’un ḥadīth attribué à Muḥammad opposant le jihād mineur au majeur. PL cite ici Alfred Morabia qui donne à ces deux jihād une interprétation hiérarchique – une interprétation apologétique contemporaine [24] – alors que les auteurs musulmans anciens n’en faisaient pas autant, leur donnant simplement un rapport relationnel (p. 135-137).

Le premier article/chapitre de la quatrième section consacrée au discours, « Coran et théorie linguistique de l’énonciation » (publié en 2000) est le plus ancien article de PL traitant directement du Coran. L’auteur part du constat que la plupart des linguistes arabisants contemporains se désintéressent du texte coranique. PL explique cela, d’une part du fait que cette discipline a rompu avec le slogan « l’arabe, langue du Coran » et, d’autre part, que ces linguistes sont des Occidentaux dont l’univers coranique est « aux antipodes du leur » (p. 145), un fait accentué par le repoussoir que sont les phénomènes comme, notamment, la « montée de l’islamisme » (p. 146). On suggèrera qu’il s’agit peut-être, tout simplement, d’un trop grand clivage entre disciplines (PL prend l’exemple d’un spécialiste d’arabe moderne qui n’avait pas reconnu qu’une expression qu’il trouvait régulièrement dans la presse provenait du Coran – mais l’inverse est tout aussi vrai. Quels spécialistes du texte coranique connaissent toutes les expressions de l’arabe de la presse ?). L’auteur souligne que ce désintérêt pour le texte du Coran peut mener à certaines apories et rappelle que, pour un linguiste, le Coran est un texte rédigé en arabe. À partir de là, il aborde en premier lieu la question du Coran en tant que texte en traitant de la constitution même du corpus coranique qui, selon le croyant musulman est le fruit soit d’une « révélation » (réponse théologique), soit de la « recension othmanienne » (réponse traditionnelle) – qui n’est qu’une hypothèse et non un fait avéré puisque nous n’avons aucun Coran othmanien. Il en résulte qu’un linguiste est en droit de proposer ses propres hypothèses menant à considérer que le Coran est un texte qui a une histoire. PL enchaîne avec le constat que le texte coranique aujourd’hui n’est pas ne varietur, ce que tend à faire oublier la domination du texte de l’édition du Caire alors que même le fait de comparer cette version (Ḥafṣ ʿan ʿĀṣim) à celle du Maghreb (Warsh ʿan Nāfiʿ) s’avère toujours fructueux sur le plan linguistique. Il émet l’hypothèse que « la question des qirāʾāt connaîtra bientôt un retour en grâce » (p. 148), bien que force est de constater que vingt ans plus tard, tel n’est pas le cas, le problème venant probablement du fait que ces lectures relèvent plus d’une exégèse a posteriori que de véritables variantes textuelles comme on peut en trouver entre les différents manuscrits bibliques. Cela dit, il ne faut pas négliger l’importance de l’étude des manuscrits coraniques anciens dont l’écriture défective peut mener à faire différentes hypothèses de lecture qui sont entièrement justifiées par le rasm primitif.

PL aborde ensuite la question du Coran en tant que texte en arabe en demandant : « Qu’est-ce que l’arabe coranique ? », dans une section qui assemble de nombreux éléments de chapitres de la première partie du livre (p. 149-150), avant de passer à la question de la « linguistique arabe ». PL aborde ainsi la partie « théorie linguistique de l’énonciation » de ce chapitre à travers l’examen de la définition du ḥukm dans les Kulliyyāt al-ʿulūm d’al-Kafawī : il s’agit notamment de l’adresse (khiṭāb) de Dieu, terme que cette même encyclopédie définit en mêlant le linguistique et le non-linguistique selon une double définition : discours verbal, discours mental (p. 152). PL note que celle-ci est une solution apportée par la théologie musulmane à une dispute, ainsi qu’un moyen d’échapper à la contradiction : Dieu, éternel, ne peut avoir une parole verbale (puisqu’elle advient dans le temps) ; il a donc une parole mentale qui, elle, est éternelle. PL indique que la classification du khiṭāb chez les uṣūliyyūn (qui le divisent en ṭalab/« demande » et non-ṭalab) entretient une relation étroite avec le kalām des rhétoriciens (qui le divisent en khabar/« affirmation » et non-khabar), avant d’aborder l’analyse polyphonique du discours coranique (à partir de la distinction théologique entre les deux kalām-s que PL réinterprète linguistiquement comme une distinction locuteur/énonciateur, p. 155) qu’en font les rhétoriciens. PL prend al-Qazwīnī comme exemple, lequel illustre le khabar ṭalabī (adresse interrogative par rapport à une affirmation) par Q 36 : 14 répondant au premier démenti des « habitants de la cité », et le khabar inkārī (adresse dénégative de l’affirmation) par Q 36 : 16 répondant au second démenti (p. 156) : le discours coranique étant très fréquemment polémique, il laisse entendre la « voix » de l’« autre » (historique ou inventée). Ce caractère polémique apparaît notamment avec l’emploi du connecteur bal utilisé pour la rectification, et dans le contexte d’un dialogue, pour la négation-rectification (cf. Q 2 : 135). Cette question est plus longuement abordée dans l’article suivant. PL fait la transition et finit avec l’autre connecteur qu’est lākin(na) qui, a contrario de bal, rectifie préventivement une fausse conclusion (p. 157-158). C’est également un sujet abordé en plus de détails dans le chapitre qui suit.

On l’aura compris, ce second chapitre/article vient dans la suite logique de la fin du précédent (neuf ans plus tard). PL y fait deux propositions. D’une part, il suggère que la différence entre mā faʿala et lam yafʿal est à trouver dans le statut de la négation : la première est une négation descriptive dans le champ du modus assertion (« j’affirme qu’il n’a pas fait ») tandis que la seconde est une négation modale constituant le modus dans le champ duquel se trouve le dictum/contenu propositionnel (« je nie qu’il ait fait »). D’autre part, il propose qu’à l’instar de l’allemand ou de l’espagnol, mais a contrario du français, l’arabe connaît « deux mais » : bal (rectification de l’énoncé qui le précède par celui qui suit, de type SN – abréviation mise pour l’espagnol sino et l’allemand sondern) et (wa)-lākin(na) (rectification de la fausse conclusion qui pourrait être tirée de l’énoncé le précédant, de type PA – abréviation pour l’espagnol pero et l’allemand aber). Il s’agit sans nul doute de l’article le plus ardu du recueil, du moins pour le lecteur qui n’est pas au fait des subtilités des études de linguistique arabe.

Entre autres exemples coraniques étudiés, PL montre que dans le fameux verset Q 33 : 40, il n’est pas question de la négation de la paternité de Muḥammad (le père biologique de), mais de l’affirmation qu’il n’est pas réellement père (il est le père adoptif de). Pour l’auteur, il ne faut donc pas considérer ce texte comme une négation de type SN (« mais ») comme l’ont fait de nombreux traducteurs, mais plutôt dans le sens de « Muḥammad n’est (de manière établie) le père d’aucun homme parmi vous, mais (PA = « par contre », « en revanche »), il est (de manière établie) le messager de Dieu et le sceau des prophètes » (p. 167). PL évoque ici le contexte textuel et extra-textuel, et il conviendrait d’y ajouter le contexte historique (hypothétique, certes, mais non moins probable) selon lequel Q 33 : 40 serait plutôt une interpolation anti-alide ajoutée, a posteriori, par les Omeyyades (dans le contexte de la discorde concernant la succession de Muḥammad), donnant bel et bien à ce verset le sens d’une opposition de « ne pas être père » à « être père »[25].

En conclusion, l’auteur suggère qu’avec cet exemple coranique (ainsi que deux autres) de mā kāna suivis de lākin, il semblerait qu’il soit possible d’affirmer que mā faʿala est une négation dictale (assertion/assertion renforcée) et que lākin est une négation de type PA. PL constate qu’il faudrait bien évidemment examiner les seize autres occurrences coraniques de mā faʿala… lākinna, mais que l’examen bref qu’il fait de Q 8 : 17 confirme cette tendance, de même qu’il faudrait à présent examiner les 127 occurrences coraniques de bal pour finir de vérifier son hypothèse, pour venir la confirmer ou l’infirmer (p. 171).

La cinquième et dernière section du livre consacrée à la Koranphilologie médiévale est constituée de deux articles/chapitres dont le point commun est de s’intéresser à deux écrits de Zyād b. ʿAbd Allāh al-Farrāʾ (m. 207/822) : son œuvre de « philologie coranique », les Maʿānī l-Qurʾān, dans le premier chapitre, et dans le second, un texte découvert et traduit en anglais par Paul Kahle en 2006.

Dans le premier chapitre, en relevant certaines des réponses qu’apporte al-Farrāʾ dans ses Maʿānī l-Qurʾān à des problèmes coraniques (Q 20 : 63 et Q 76 : 31 qui contredisent les règles de l’arabe « classique », Q 76 : 4 où salāsil se finit par un alif, etc.) et avec lesquelles « la philologie vient tempérer la théologie » (p. 180), PL veut montrer qu’un linguiste occidental contemporain trouvera matière à « dialogue » avec un philologue musulman du iie/viiie siècle, alors qu’il n’en trouve aucune avec ceux qui, aujourd’hui, dans le monde musulman, traitent de ces sujets « par assertions péremptoires » (p. 188).

Dans le second chapitre, l’auteur s’intéresse à un texte d’al-Farrāʾ qui semble être un des premiers à établir la thèse théologique selon laquelle la langue du Coran est la lughat Quraysh et que la lughat Quraysh est al-lugha al-fuṣḥā. Cette thèse sera reprise près de deux siècles après dans le Ṣāḥibī d’Ibn Fāris (p. 190), qui viendra toutefois l’édulcorer en omettant, par exemple, la polémique entre les deux groupes que sont d’une part les spécialistes du Coran (dont al-Farrāʾ fait partie) et les spécialistes de la poésie et de l’histoire des Arabes. Pour les premiers, la langue du Coran est al-lugha al-fuṣḥā et pour les autres, il s’agit de la langue des Bédouins (p. 191). L’argumentation d’al-Farrāʾ est illustrée par neuf traditions traduites et commentées par PL (qui les reproduit également en arabe, p. 201). L’auteur conclut en écrivant que l’hypothèse d’al-Farrāʾ tente de concilier vérité théologique (langue du Coran = lughat Quraysh = al-lugha al-fuṣḥā) et vérité philologique (notamment l’allègement de la hamza) (p. 198), et que les neuf traditions doivent être comprises comme reflétant les préoccupations de ceux qui les rapportent ainsi que les problèmes qui leur sont posés à leur époque et non comme des témoignages historiques de Muḥammad et ses Compagnons au sujet du Coran. PL propose très justement que « la luġat Qurayš identifiée à la luġat al-fuṣḥā est à la langue ce que le muṣḥaf ʿUthmān est au texte coranique : de pieuses fictions » (p. 199), fictions qui débuteront comme une opinion parmi d’autres avant de s’imposer et de devenir un dogme. Il ajoute que le but de ces fictions est d’ancrer la réalité historique d’un grand travail (la constitution du muṣḥaf qui, comme le rappelle PL, n’est pas achevé avant, au plus tôt, le règne de ʿAbd al-Malik ainsi que la « classicisation » de l’arabe) dans un passé mythique.

Nous avons, avec Sur le Coran. Nouvelles approches linguistiques, le point de vue trop rare et bienvenu d’un spécialiste de linguistique arabe sur nombre de sujets relatifs au Coran. Comme le rappelle PL, il s’agit d’un texte qui, pour le linguiste – à quoi on ajoutera et pour tout universitaire – doit être envisagé de manière critique comme un texte rédigé en arabe et pourvu d’une histoire (celle-ci étant bien différente selon que l’on se place du point de vue de la tradition musulmane ou de la recherche islamologique occidentale). L’approche historico-critique de PL est donc omniprésente dans cette étude, tant et si bien que c’est certainement le terme « construction » qui à lui seul résume le mieux les conclusions des douze articles devenus chapitres qui constituent cet ouvrage : construction par la tradition musulmane d’un semblant d’homogénéité de l’orthographe coranique (qui est tout sauf homogène !), construction de l’arabe « classique » (qui est postérieur au Coran et au centre duquel se trouve le iʿrāb) et dans le même temps « classicisation » de l’arabe coranique et « dé-sajʿisation » du Coran, construction de la triple équation al-lugha al-qurʾāniyya = lughat Quraysh = al-lugha al-fuṣḥā comme argument théologique, construction moderne et apologétique faisant de l’islām la religion de « paix » (alors que son seul sens est celui de « soumission ») et du jihād non pas le « combat » (son véritable sens, tel qu’on le trouve dans le Coran) mais l’« effort » sur/contre soi-même. 

À mon avis, le seul reproche que l’on pourrait faire à ce travail et qui ne touche qu’à sa forme et non au fond, est son caractère répétitif qui est dû au fait que Sur le Coran est un corpus, une collection d’articles qui se font souvent écho les uns aux autres. Il est ainsi regrettable que dès le début du second article/chapitre de la première section (p. 47-48), on retombe sur les mêmes remarques que dans le précédent (p. 43-44), que ce second chapitre se conclut (p. 55) avec le même exemple de Q 96 : 15 traité dans le précédent (p. 38-40) ; que le second article/chapitre de la deuxième section reprenne, parfois texto, des pans entiers du précédent (par exemple les p. 75-77 qui sont la reprise des p. 62-64 ; la p. 78 qui reprend la p. 64 ; la p. 81 qui reprend les p. 64-65 ; etc.). Il me semble qu’il aurait pu être bon de faire une synthèse de l’ensemble afin d’en tirer une véritable monographie inédite, ou du moins, d’élaguer certaines redondances afin de fluidifier la lecture de l’ouvrage. On opposera aisément à cela que d’en faire autant nous aurait dans le même temps privé de l’intérêt de voir l’évolution sur vingt ans de la pensée de PL et de la discipline qu’est l’islamologie [26], de même que d’avoir un accès regroupé et donc simplifié, à toute la production de PL au sujet du Coran.

 
Référence électronique

Paul Neuenkirchen, « Pierre Larcher, Sur le Coran. Nouvelles approches linguistiques », Bulletin critique des Annales islamologiques [En ligne], 36 | 2022, mis en ligne le 01 mai 2021, consulté le 01 avril 2023. URL : http://journals.openedition.org/bcai/802 ; DOI : https://doi.org/10.4000/bcai.802

Références

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[1] Le système verbal de l’arabe classique, Aix-en-Provence, Publications de l’Université de Provence, 20031/20122 ; Linguistique arabe et pragmatique, Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2014 ; Syntaxe de l’arabe classique, Aix-en-Provence : Presses Universitaires de Provence, 2017.
[2] Voir, par exemple, Les Mu’allaqât : Les sept poèmes préislamiques, Paris, Fata Morgana, 2000 ; Le Guetteur de mirages. Cinq poèmes préislamiques d’al-A‘shâ Maymûn, ‘Abîd b. al-Abras et al-Nâbigha al-Dhubyânî, Paris et Arles, Sindbad/Actes Sud, 2004 ; Le Brigand et l’Amant. Deux poèmes préislamiques de Ta’abbata Sharran et Imru’ al-Qays traduits de l’arabe et commentés, suivis des adaptations de Goethe et d’Armand Robin et de deux études sur celles-ci, Paris et Arles, Sindbad/Actes Sud, 2012 ; Le Cédrat, La Jument et La Goule. Trois poèmes préislamiques de ‘Alqama b. ‘Abada, Khidâsh b. Zuhayr et Ta’abbata Sharran, Paris et Arles, Sindbad/Actes Sud, 2016.
[3] La question de la hamza coranique a récemment été abordée, entre autres, par Marijn van Putten, notamment dans son article « Hamzah in the Quranic Consonantal Text », Orientalia 87/1, 2018, p. 93-120, mais on notera qu’il ne fait aucune référence aux travaux de PL, une absence que l’on ne pourrait expliquer par une ignorance des études en français puisque sa bibliographie comporte trois titres dans cette langue.
[4] Dans The Encyclopaedia of the Qurʾān, Brill, Leiden, 2003, vol.3.
[5] Voir à ce sujet Daniel Gimaret, Les noms divins en islam, p.204-205.
[6] Juges 6:24.
[7] Romains 15:33 et 16:20.
[8] Voir les nombreuses insistances sur le fait que les pieux y seront « immortels ».
[9] Qui est suivi une fois de āmin (voir note ci-dessous) ; et comparer à Q 44 : 51 : « Les Pieux seront dans un séjour paisible (amīn) ».
[10] Cf. Q 15 : 46 : « Entrez là [parmi les jardins et les sources paradisiaques] en paix, paisibles (bi-salām āminīn) ! » ; Q 50 : 34 : « Entrez là [au Paradis] en paix (bi-salām) ! ».
[11] Cf. Q 14 : 23 : « Là [dans les jardins …] ils seront accueillis par [le mot] : « Paix ! » (salām) » ; Q 19 : 62 : « Ils n’y entendront nul verbiage mais « Paix ! » (salāman) » ; Q 36 : 58 : « « Paix (salām) », leur sera-t-il dit… » ; Q 39 : 73 : « … ses gardiens [i.e. du Paradis] crieront : « Paix sur vous (salām ʿalaykum) ! » » ; Q 56 : 25-26 : « Ils n’y [i.e. dans les jardins du Paradis] entendront ni jactance, ni incitation au péché,/ mais seulement, comme propos : « Paix ! Paix ! » (salāman salāman) ».
[12] Hymne sur le Paradis VII : 23 : « Ils n’ont pas de terreur, Car ils n’ont pas de piège. Ils n’ont pas d’ennemi, Ayant fini la lutte. […] Leurs combats Ont cessé. ».
[13] Voir, entre autres, Hymne sur le Paradis V : 12 : « (l’Éden) de nouveau fortement me ravit, Par sa paix comme par sa beauté. […] Y réside une paix sans alarme. ».
[14] On lira notamment Tor Andrae, Les origines de l’islam et le christianisme, 1955 et Edmund Beck, « Les houris du Coran et Ephrem le Syrien », 1959-1961.
[15] C’est d’ailleurs le calife abbasside al-Manṣūr qui, en s’inspirant de cette expression coranique, nommera sa ville madīnat al-salām (cf. A.A. Duri, « Baghdād », E.I.2, p. 921), à comprendre plutôt dans le sens de la « cité de la paix » que dans celui de la « cité de la préservation des maux, de la mort ».
[16] Juges 19 : 20.
[17] Shebiith 35b.
[18] La salutation lāʿlehu salām y signifie « Que la paix soit sur lui ! ».
[19] Le verbe slm y signifie « solliciter la paix », le verbe hslm veut dire « pacifier ; établir la paix [entre des combattants] », et le nom slm est quant à lui employé, entre autres, en guise de salutation (« Paix ! »).
[20] Par exemple dans la fameuse phrase « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, paix (εἰρήνη) sur la terre » de Luc 2:14.
[21] Il donne à islām la définition suivante : « La soumission à l’ordre de Dieu le Très-Haut, et il s’agit de se laisser mener par Son obéissance et d’accepter Son ordre » (al-istislām li-amr Allāh taʿālā wa-huwa al-inqiyād li-ṭāʿatihi wa-l-qabūl li-amrihi).
[22] En hébreu, le hif‘il du verbe shālem (« être entier, complet ; finir »), hishlīm, signifie notamment « [se] livrer, remettre, rendre » ; en araméen, l’af‘el du verbe shlem (« être parfait, complet ; être pacifique »), ashleym, signifie notamment « livrer, remettre, confier » ; en guèze, le verbe tasālama signifie, en plus de « saluer » ou « faire la paix », « (se) soumettre » et « s’incliner » ; et en syriaque, le verbe shlēm au pe‘al signifie, entre autres (son sens premier est celui d’« être achevé, accompli, fini »), « suivre, adhérer à [une doctrine, une croyance] » (un sens qui n’est sans doute pas anodin pour comprendre l’arabe aslama et islām) ainsi que « se rendre, livrer » (sens réfléchi à l’ethpe‘el ēshtlēm : « être livré » ou « se livrer » dont les équivalents arabes, nous dit Louis Costaz dans son Dictionnaire, sont respectivement aslama et istaslama).
[23] PL dédie les cinq dernières pages (p. 138-42) à l’analyse du terme salām qui reprend, en le résumant, l’article précédent (ce que l’auteur reconnait explicitement en note de bas de page) en l’adaptant toutefois au contexte de son présent argument, ce qui lui fait par exemple ajouter que de la même manière qu’il est habituel d’entendre dire aujourd’hui dans les discours apologétiques que le jihād ne signifie non pas la « guerre sainte » mais l’ « effort », on entend également dire que l’islam est une religion de paix puisque le terme arabe même islām dériverait du mot salām et signifierait donc « paix ». Fort heureusement PL vient remettre les pendules à l’heure en démontrant que ce premier signifie « soumission » quand le second a les sens de « paix » et de « salut(ation) ».
[24] La monographie de Morabia consacrée au jihād date de 1993, et l’on constatera que rien n’a changé six ans après lorsqu’on lit le Jihād de Reuven Firestone, p. 16 : « The semantic meaning of the Arabic term jihād has no relation to holy war or even war in general » et p. 17 : « There are […] many kinds of jihād, and most have nothing to do with warfare ».
[25] À ce sujet, voir notamment David Powers, Muḥammad is Not the Father of Any of Your Men, 2009 et plus récemment Mohammad Ali Amir-Moezzi, « Dissimulation tactique (taqiyya) et scellement de la prophétie (khatm al-nubuwwa), (Aspects de l’imamologie duodécimaine XII) », 2014, p. 411-438.
[26] Par exemple, lorsque dans son plus ancien article, en évoquant le fait que le Coran est un texte qui a une histoire, PL mentionne qu’en Allemagne, en Angleterre et aux Etats-Unis cela est admis depuis longtemps ; notant qu’il se trouve en France « une frilosité extrême » quant à l’esprit critique qui fait la différence entre « vérités » théologiques et réalités historique (p. 147). Le lecteur contemporain ne pourra que mesurer combien les choses ont changé en France depuis la parution de cet article en 2000, la situation s’étant même retournée !


 



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