Samedi 6 Décembre 2014

Philosopher en terre d'Islam. Rencontre avec Omar Merzoug



A l'occasion de la sortie de son ouvrage " Existe-il une philosophie Islamique ? " édité par les Cahiers de l'Islam nous sommes allés à la rencontre d'Omar Merzoug afin qu'il nous parle de cette "philosophie Islamique". 
 


Docteur en philosophie (Sorbonne Paris-IV), Omar Merzoug enseigne la philosophie et la civilisation Islamiques à l'Institut Al-Ghazali de la Grande Mosquée de Paris. Il est par ailleurs professeur de sociologie à l'Ecole Française des Attaché(e)s de Presse (EFAP). Traducteur d'Arabe et journaliste, il collabore au Quotidien d'Oran et à Algérie News pour lesquels il chronique l'actualité culturelle française.


Les Cahiers de l'Islam : Pour commencer, selon vous, qu’est ce qui fait la (ou les) spécificité (s) de la « philosophie Islamique » ?

Omar Merzoug : C'est d'abord une philosophie qui se situe historiquement par rapport à la philosophie grecque classique (Aristote-Platon) mais elle s'inscrit aussi dans le sillage de penseurs juifs (Philon [1]) et chrétiens qui ont par le fait de l'antériorité historique été confrontés au patrimoine culturel et philosophique grec. Cela veut dire que si tel est le cas, elle aborde des problèmes que la philosophie grecque n'a point abordé et n'était pas outillée pour aborder, le plus intéressant étant celui des rapports de la Loi, de la Révélation et de la raison. D'une manière assez inattendue, ce fut un philosophe de langue grecque, Plotin, qui leur a en quelque sorte préparé le terrain, puisque pour la première fois Plotin quitte les parages classiques de la philosophie grecque pour aborder des thèmes étrangers à la tradition philosophique grecque [2]. Deuxième spécificité, les philosophes de l'islam élargissent le concept de philosophie ; celle-ci n'est pas une reprise à l'identique des thèmes et des analyses de la philosophie grecque ; y entrent des thèmes nouveaux qui sont du reste mélangés à des éléments provenant d'autres cultures, la persane et, pour les mathématiques, l'indienne. Autre spécificité, la spiritualité. Il suffit de parcourir même rapidement un traité de philosophie islamique pour constater que des chapitres sont consacrés à la prophétie, à la sagesse, à la gnose, au 'irfân. Ce qui n'est pas le cas de la philosophie grecque, surtout celle d'Aristote dont la postérité a été prodigieuse.
 

Les Cahiers de l'Islam : Comme vous le montrez dans votre ouvrage, au sein de l’Islam, Raison et Révélation semblent tantôt s’affronter et tantôt s’accorder. Au final, considérez-vous que le Coran peut faire l’objet d’une « lecture philosophique » ?

Omar Merzoug : Le Coran est passible d'une approche philosophique et métaphysique, cela ne fait pas le moindre doute. Ibn Rusd a déjà attiré notre attention là-dessus. Il le montre à satiété dans son petit traité, Fasl al-Maqal, par ailleurs, Mahmoud Abbas Al-Aqqâd a écrit un livre dont le titre est explicite, "La philosophie coranique". On peut dégager du Coran toute une métaphysique, une morale, une spiritualité, ou bien encore comme cela a été fait un système juridique (fiqh), etc.

Les Cahiers de l'Islam : Nul ne songerait plus à dénier les apports multiples de la civilisation arabo-musulmane à la pensée humaine et en particulier les apports de sa philosophie. Comment expliquez-vous, l’actuelle absence totale de visibilité de cette « philosophie Islamique » ?

Omar Merzoug : L'absence de visibilité s'explique à mon avis par au moins deux éléments. D'abord l'absence de représentants, personne ne représente la philosophie islamique, ni ne l'incarne. Et secondement, il faut bien dire que l'ignorance des occidentaux, à commencer l'ignorance des langues dans lesquelles s'est exprimée la pensée islamique, explique cette situation.

Les Cahiers de l'Islam : Enfin, d’après vous, en quoi la « philosophie Islamique » pourrait contribuer à alimenter les réflexions des musulmans en vue de faire face aux défis de la Modernité, ainsi qu’aux défis lancés par l’Occident ?

Omar Merzoug : Les Musulmans de ce siècle ne pourront pas faire l'économie d'une armature conceptuelle, d'une philosophie et d'une pensée. Il faudrait qu'ils s'élèvent à la conscience qu'il est nécessaire de penser le phénomène religieux, que la théologie ne suffit pas, et qu'en cela la philosophie est bien nécessaire. C'est d'autre part au travers d'une reconquête de leur legs philosophique que les Musulmans trouveront les moyens de construire des analyses philosophiques à l'exemple d'Ibn Sinâ. Penser les temps présents suppose une connaissance de la tradition, c'est seulement lorsqu'on connaît la tradition qu'on peut innover et proposer des concepts ou des pensées.

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[1] Il s'agit ici de Philon d’Alexandrie (-20 - 45), philosophe juif de la diaspora grecque. Il a cherché à démontrer la complémentarité de la Bible et de la pensée platonicienne.

[2] Plotin (~205 - ~270). Fondateur du "néo-platonisme", dont la pensée propose une " théorie de l'Un " (Hénologie). " L'Un est le Bien, il est l'unité absolue la plénitude. De lui provient tout être et toute beauté comme la lumière provient du soleil. La matière est comme le néant, en soi, sans forme et laide. Elle se trouve à l'opposé de la lumière de l'Un. L'ascension vers l'Un est un processus de purification qui nous libère de la matière et mène à la contemplation de l'Un, à l'ultime : l'extase. " (Théorie de Plotin pour qui le Principe dernier de tout le réel n'est pas l'Être, mais l'Un. -Dictionnaire de la langue philosophique, Paul Foulquié, PUF © 1962, p. 314) 



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