Samedi 27 Juillet 2013

Mohammed Abed Al-Jabri - La raison politique en Islam : Hier et aujourd'hui

Dans le dernier volet de sa critique de la raison arabe, le philosophe Mohamed Abed Al-Jabri analyse les mécanismes du pouvoir politique dont il décrit les principes et la réalisation.



Lecture par Nejmeddine Khalfallah (docteur en langues, littératures et sociétés arabes. Son doctorat porte sur "La théorie du sens dans la pensée arabe médiévale". Enseignant à l’INALCO et à Sciences-Po Paris). Une publication sur les Cahiers de l'islam en partenariat avec « le quotidien des livres et des idées ».

Nejmeddine KHALFALLAH



Auteur: Mohammed Abed Al-Jabri
Broché: 331 pages
Editeur : Editions La Découverte (7 mai 2007)
Collection : Textes à l'appui
Langue : Français
ISBN-10: 2707153036
Prix: 25, 08€

Réalités imbriquées...

Bien qu’abondants, les écrits sur le fonctionnement et l’évolution de l’islamisme peinent à expliquer les paradoxes déroutants qui nourrissent cette nouvelle forme idéologique à caractère international. Cette peine provient, entre autres, de la méconnaissance, en France comme dans le monde arabe, des strates historiques non seulement de la pensée politique (théorique) de l’islam classique, mais aussi des mécanismes (pratiques) qui l’ont régi, et auxquels se rattachent un important nombre de phénomènes politiques actuels.

Penseur marocain prolixe et professeur de philosophie, Al-Jabri  peaufine, en 1990, son projet recouvrant la critique de divers aspects de la raison arabe. La raison politique en islam est donc le dernier volet d’une trilogie dont le premier a été consacré à la formation de la raison arabe ; et le deuxième à sa "structure" épistémologique. Alors que les deux premières parties se sont centrées sur les mécanismes de la production de la connaissance, celle-ci se propose d’analyser les mécanismes du pouvoir politique et des rapports de force entre gouverneurs et gouvernés dans le monde arabo-musulman.

   Cette analyse a été réalisée selon un plan binaire où s’imbriquent parfaitement deux grandes parties : la première est consacrée aux trois déterminants,  inconscients et collectifs, de l’espace politique arabe : le dogme, la tribu et le butin ; la deuxième, quant à elle, est plutôt dédiée à la description des manifestations de cette raison, à savoir l’instauration d’un règne politique, l’émergence d’une mythologie relative à l’imamat chiite, la parution et le développement d’un mouvement éclairé et d’une jurisprudence politique. 

    Le champ de cette analyse recouvre ainsi le monde musulman, depuis l’avènement de l’Islam en 622 jusqu’à nos jours. Cette périodicité, plutôt ondulatoire, se justifie par la pérennité et l’immobilité de cette raison qui régissait les faits de l’histoire politique médiévale comme ceux de l’histoire contemporaine. C’est pourquoi, l’ouvrage d’Al-Jabri se présente comme la reconstruction d’une histoire événementielle, d’une histoire idéelle et d’une histoire imaginaire, fonctionnant toutes les trois simultanément.
  

Pour "déconstruire" ces trois réalités imbriquées, l’auteur emprunte des concepts clefs (l’inconscient politique, l’imaginaire social et l’espace politique) à R. Debray , à M. Foucault , à G. Balandier et à G. Lukacs. Bien qu’extraits des investigations effectuées dans les sociétés européennes industrialisées, ces concepts ont été habilement utilisés pour la description analytique de l’histoire complexe de l’islam des origines, des écrits jurisprudentiels et des discours idéologiques. Ainsi, l’auteur décrit, de manière concomitante, les faits politiques et la pensée qui les appréhende ; d’où cette mise en évidence des fortes interactions entre les infrastructures et les suprastructures dans les sociétés dites "rentières". Or, cette tendance historiographique dominante dans le livre s’inscrit nettement dans une perspective modernisatrice de la pensée arabe. Par l’analyse de ses facteurs et manifestations, al-Jabri redécouvre les pistes possibles, encore ouvertes, d’une pratique démocratique, étant donné que l’Islam, religion et mode de vie, n’a jamais statué sur le régime de l’État. Il est clairement montré dans cet ouvrage que la pensée politique, qualifiée longtemps d’"islamique", n’a rien de sacré : elle est le produit de perpétuelles interactions entre les croyances idéales, les intérêts économiques et les alliances tribales.  

Destiné essentiellement à un public peu spécialisé, cet ouvrage s’appuie largement sur les différentes historiographies attestées de l’islam. Le grand nombre de citations vise ainsi à céder la parole aux acteurs sociaux d’alors pour révéler les conflits et enjeux qui se révèlent par leurs discours sur la chose politique.

  Cependant, les réalités politiques du monde arabo-musulman actuel sont trop complexes et diversifiées pour être abordées uniquement par les trois déterminants susmentionnés. Cet ouvrage est donc plus une histoire analytique qu’une lecture des réalités modernes, plus que jamais marquées par la mondialisation, les pressions étrangères et le néolibéralisme économique. Soumis aux influences tant extérieures qu’intérieures, les mécanismes de l’interaction entre le réel et la pensée ne peuvent être réduits à un système notionnel clos, quelle que soit sa finesse. Ainsi, on ne saurait prétendre que toutes les sociétés arabes et musulmanes, dont la variété est irréfutable, sont régies uniquement par ces trois déterminants. En outre, l’auteur ne précise pas dans quelle mesure ces trois déterminants sont propres à la civilisation arabe. Que ce soit dans le passé ou à l’heure actuelle, les sociétés humaines ne sont-elles pas toutes régies, à des degrés variables, par des alliances sociales, des intérêts économiques et des courants idéologiques conflictuels ; d’où l’imprécision de qualifier le fonctionnement de ces facteurs d’"arabe" et de les relier à une structure inconsciente, propre à la raison islamique. D’ailleurs, nous faisons remarquer que la traduction française de l’intitulé est "la raison politique en islam" alors que le titre originel est "la raison politique arabe".   

   Il est d’autre part légitime de s’interroger sur la pertinence d’un choix limité à ces trois clefs pour décortiquer une pensée et une réalité politique développées pendant quatorze siècles ; d’autant plus que ces trois concepts (l’inconscient politique, l’imaginaire social et l’espace politique) n’ont pas fait l’unanimité parmi les anthropologues et les sociologues ; et ont été exploités non seulement à titre expérimental, mais aussi dans d’autres milieux nettement différents des milieux islamiques médiévaux. Enfin, ce choix tripartite n’exclue-t-il pas, du champ d’observation, d’autres caractéristiques telles que le rôle de l’eschatologie ou l’influence de l’autre (l’empire byzantin, la Perse, l’Occident…).

   Quant à la traduction française de l’ouvrage, elle s’est délibérément éloignée du transfert littéral et offre un texte hautement technique malgré la rudesse des concepts clefs tels que la da‘wa (prédication)  la ‘aqīda (dogme) et les diverses formes de harāğ (butin). Dans certains passages, il ne s’agit pas d’une "traduction", mais d’une refonte plus claire ; ce qui modifierait légèrement le dessein pédagogique du livre. Pour le paysage culturel français, cette traduction aura le mérite de révéler toute la complexité de l’espace politique en islam et aidera à mettre à nu les "pièges de l’essentialisme et de la simple islamophobie".

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En partenariat avec : http://www.nonfiction.fr   



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