Lundi 11 Mai 2015

Michel Chodkiewicz : Le Sceau des saints. Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn Arabî

Par Jacques Munier,



 
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Il s’agit de la réédition revue et augmentée d’un ouvrage de référence devenu introuvable, consacré à l’une des figures majeures du soufisme qui exerça une influence déterminante et durable sur la mystique islamique. Né à Murcie, en Andalousie, en 1165, mort à Damas en 1240, Ibn Arabi, désigné par la postérité comme le Shaykh al-Akbar, est l’auteur de plus de quatre cents ouvrages qui contribueront à fixer et à pérenniser la tradition du soufisme et le culte des saints qui lui est lié, ordonnant ses concepts fondamentaux, ses règles et ses rites dans une ample synthèse qu’étudie dans ce livre Michel Chodkiewicz. L’époque où vécut Ibn Arabî est celle d’un bouleversement politique, en Espagne musulmane le pouvoir des Almoravides est sur le déclin, bientôt remplacés par celui des Almohades, en Egypte c’est la fin des Fatimides, que Saladin se prépare à supplanter, quelques années après sa mort, en 1258, Bagdad tombe sous les coups des Mongols, précipitant l’effondrement du califat abbasside ; mais c’est aussi l’époque où la mystique soufie se répand, ce qui n’est sans doute pas un hasard, passant de pratiques individuelles, libres voire secrètes à des pratiques collectives et codifiées au sein des « confréries » qui apparaissent alors et se multiplient en réseau. Et si le culte des saints n’est pas nécessairement de nature confrérique, c’est bien dans ce cadre qu’il s’est développé jusque dans ses manifestations populaires, sur le modèle de la vénération vouée au Sheikh fondateur et à ses plus éminents successeurs.
 
Conformément à la tradition des vagabonds célestes, le contemplatif Ibn Arabî parcourt sans relâche l’Arabie, le croissant fertile et l’Anatolie, passant de La Mecque au Caire et à Jérusalem, Alep, ou Bagdad, dispensant et consignant son enseignement initiatique et sa doctrine métaphysique, accompagné de quelques disciples, accueilli par d’autres et réclamé par les princes, mais aussi attendu au tournant par des docteurs de la Loi qui lui cherchent querelle. Car depuis cette époque et jusqu’à nos jours la mystique soufie, tout comme le culte des saints est l’objet d’âpres controverses en Islam, opposant la piété raisonnable et légaliste des ulémas aux formes plus ou moins exubérantes de la foi populaire. D’autant que les mystiques soufis cultivent souvent une apparence de clochards dépenaillés et une ignorance de façade qui donne des arguments aux tenants de l’orthodoxie, au « regard fixé sur l’empyrée où réside l’islam tel qu’il devrait être ». Mais Michel Chodkiewicz cite l’un de ces mystiques, Abû Ya’zâ, un rugueux Berbère incapable de s’exprimer en arabe et qui, du coup, ne dirigeait pas lui-même la prière ; si l’imâm qu’il avait désigné pour ce faire commettait une faute dans la récitation du Coran, il le remplaçait séance tenante.

L’un des adversaires les plus résolus du culte des saints et de Ibn Arabî sera, un siècle plus tard le hanbalite Ibn Taymyya, qui entreprendra une véritable croisade contre la visite des tombes et des mausolées des saints et dénoncera la recherche de leur intercession, fournissant des arguments aux wahhabites qui procéderont à la destruction en Arabie de lieux vénérés par d’innombrables générations de musulmans, et jusqu’à aujourd’hui aux salafistes qui s’en réclament. A ses yeux, le culte des saints relève purement et simplement du polythéisme, il résulte de l’influence pernicieuse des juifs, des sabéens, des zoroastriens et surtout des chrétiens. Ibn Arabi, qui a abandonné tous ses biens, pratique l’ascèse, s’adonne à la retraite dans les cimetières et qui, le premier expose une doctrine globale de la sainteté lui apparaît comme l’ennemi absolu et sa somme mystique – Les Illuminations de La Mecque – inspirées par un esprit satanique. Osman Yahia, qui a réalisé l’édition critique de cette œuvre dans les années 70 et s’est vu opposer à l’époque une interdiction de publication – levée depuis lors – a dénombré sur trois siècles depuis la mort d’Ibn Arabî trente-quatre ouvrages et cent trente-huit fatwas contre lui. Pourtant, que ce soit par calcul ou par conviction, les Ayyûbides, les Mamlûks, les Mongols puis les Ottomans s’afficheront comme les protecteurs des saints, vivants ou morts et encourageront la dévotion qui les entourent.
 
Michel Chodkiewicz commence par examiner le mot wali, que nous traduisons par saint et qui désigne l’ami, mais réfère à la racine qui renvoie également à « gouverner, diriger, prendre en charge ». L’éventail sémantique du mot arabe va donc de « celui qui régit » à « celui qui assiste ». Il note au passage que le latin tardif « amicitia », qui définit la relation à un saint patron exprime à la fois la notion d’amitié au sens fort et celle de protection et de pouvoir et recouvre à peu près le même sens. Il analyse aussi le mot sûfî, dont une sentence sarcastique nous apprend que « c’est aujourd’hui un nom sans réalité alors que c’était jadis une réalité sans nom », résumant à sa manière le processus historique d’institutionnalisation que l’on considère contemporain de l’enseignement d’Ibn Arabî, et qui confirme la formule de Bistâmî selon laquelle « le saint d’Allâh n’a pas de signe par lequel il se distingue ni de nom par lequel il puisse se nommer », ce qui renvoie également à la discrétion et même au secret qui convient au saint, dans son être comme dans les miracles qu’il accomplit. Il interroge le rapport entre le walî et le nabî – le prophète – ou le rasûl – l’envoyé, qui est un rapport de transmission par héritage, ou comme l’affirme al-Jîlânî, un auteur qui mourut à Bagdad au moment même où naissait Ibn Arabî en Andalousie : « la sainteté est l’ombre de la fonction prophétique comme la fonction prophétique est l’ombre de la fonction divine ». Il évoque la baraka, cette transmission d’un influx spirituel que le saint assure même au-delà de la mort et revient sur les visions d’Ibn Arabî, notamment celle qui décrit l’architecture céleste et la « double échelle », montante et descendante – en arabe échelle se dit mi’râj – qui symbolise le parcours du saint vers le secret divin et son retour parmi les hommes. Enfin, il montre comment, dans l’eschatologie soufie, « la fin des saints n’est qu’un autre nom de la fin du monde ».




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