Sociologue des religions (Maghreb, islam), membre du CISMOC (Université de Louvain, Belgique) et… En savoir plus sur cet auteur
Samedi 11 Octobre 2014

Les religions nous rendent-elles plus humains ? Une réflexion à partir de l'islam



 Intervention au colloque interreligieux de Saint-Jacut-de-la-Mer, 25 et 26 janvier 2014.


Affirmer qu'une religion nous rend plus humain nécessite de préciser les termes de la proposition : qu'est-ce que l'humain tout d'abord, et peut on affirmer qu'il existe des degrés d'humanité renvoyant à un plus humain, donc à un moins humain ? Et comment définir la place de la religion dans une réflexion sur l'humain ? Autant de questions sous-jacentes qui nécessiteraient de longs développements ; je me contenterai de poser ici quelques éléments de réflexion à partir de ma spiritualité musulmane. La question initiale, telle que posée, nous amène à réfléchir sur l'Homme, sa nature et son rapport au monde, non pas en considérant qu'il existerait des « degrés » d'humanité ou des sociétés, voire des religions, plus humaines que d'autres, mais plutôt en partant du principe que l'Homme doit réfléchir constamment sur les conditions et les modalités de sa « perfectibilité » dans sa relation à son environnement immédiat. C'est dans ce sens que je me permettrai de reformuler la question posée de la façon suivante : comment ma religion m'offre-t-elle de réaliser la plénitude de ce chemin de perfectibilité sur terre ? Partant de la création de l'Homme et de la dimension plurielle de son parachèvement, j'explorerai un aspect de ce chemin par l'interaction entre les notions de liberté et de responsabilité et la remise en cause du primat de l'entre-soi communautaire pour aboutir à une proposition de ce que peut être la relation de l'Homme au monde dans un paradigme inclusif, à partir des références musulmanes.
Les Cahiers de l'Islam ©

Un préalable incontournable : le texte religieux ne parle pas de lui-même, c'est l'Homme qui le fait parler

L'une des difficultés à relever est de mettre en cohérence les différents passages du texte coranique pour, notamment, proposer une lecture possible de ce qu'est l'humain et de la relation de l'Homme au monde. Cette lecture n'est pas aisée, tout comme elle n'est pas figée ; elle s'articule avec un contexte sociétal dans lequel l'évolution des sciences a bouleversé la capacité de l'Homme à agir sur lui-même et sur son environnement, comme elle s'inscrit dans un monde où l'Homme est pris dans la contradiction croissante entre, d'une part, l'affirmation de ses droits et, d'autre part, le développement des moyens et des actions de destruction et de déstabilisation des sociétés humaines, voire de la planète tout court. D'un autre côté, elle souffre d'une frilosité, chez de nombreux théologiens musulmans contemporains, à porter un regard critique sur le vaste patrimoine théologique dont ils disposent et à renouveler leur approche du texte fondamental de l'islam, le Coran, alors même que la théologie musulmane, en tant que discipline spécifique, s'est forgée dans un contexte où les théologiens musulmans n'ont pas hésité à faire interagir la référence coranique avec les différents champs scientifiques et philosophiques de leur époque.

Tout cela nous amène à une considération liminaire générale sur le Coran, son interprétation et sa mobilisation, en tant que référence première de l'islam, pour bâtir une vision globale de l'univers et de l'Homme. Aussi, avant d'entrer dans le cœur de ma réflexion, je tiens à préciser un point important concernant la distinction à opérer entre le texte et l'interprétation du texte. Les musulmans croient dans le fait que le Coran est la parole de Dieu révélée au Prophète Muhammad, paix sur lui. Mais affirmer cela revient à dire plusieurs choses. Tout d'abord, le Coran n'est pas Dieu mais une émanation du divin, que l'on qualifie de parole de Dieu. Je ne vise pas, en mentionnant cela, la controverse bien connue entre les théologiens mu'tazilites et les autres écoles de théologie musulmane sur le caractère créé ou non du Coran ; je vise plutôt le fait que Dieu se dévoile aux Hommes par la médiation du langage, caractéristique propre au mode de communication de l'être humain. Or, certains musulmans donnent au texte coranique une dimension de sacralité absolue en le confondant avec Dieu lui-même ; cette sacralisation exacerbée du texte empêche dès-lors toute possibilité de le rendre intelligible par la critique humaine qui s'écarterait de La bonne interprétation exégétique, voire de la « non interprétation » consécutive d'une soi-disant lecture littérale qui amènerait naturellement une compréhension immédiate, claire et univoque du texte coranique. Ensuite, le Coran n'est pas toute la parole de Dieu, celle-ci étant incommensurable. Deux passages coraniques évoquent cela de manière très explicite :  « Dis : "Si la mer était une encre (pour écrire) les paroles de mon Seigneur, certes la mer s'épuiserait avant que ne soient épuisées les paroles de mon Seigneur, quand même Nous lui apporterions son équivalent comme renfort". » (18, 109), ou encore « Quand bien même tous les arbres de la terre se changeraient en calames (plumes pour écrire), quand bien même l'océan serait un océan d'encre où conflueraient sept autres océans, les paroles de Dieu ne s'épuiseraient pas. Car Dieu est Puissant et Sage. » (31, 27).

Le Coran nous offre donc avant tout un horizon de compréhension globale de Dieu, du monde et de la place de l'Homme en son sein. Mais la compréhension qu'en aura ce dernier est, par définition, relative, tout comme le texte coranique est circonscrit par sa dimension relative face à l'incommensurabilité de l'être divin. Là aussi, certains musulmans contemporains sont dans la confusion interprétative lorsqu'ils prétendent donner une portée absolue à certains versets coraniques, à l'instar du verset suivant : « Et Nous avons fait descendre sur toi le Livre, comme un exposé explicite de toute chose » (16, 89), comme si le Coran offrait d'emblée une réponse prédéfinie à toute chose, alors même que les anciens exégètes musulmans avaient élaboré le concept de « généralisation relative » pour qualifier le caractère non absolu de ce type d'expressions coraniques. Enfin, le Coran est une parole entrée dans l'Histoire par le prisme de la situation de l'Arabie du 7e siècle de notre ère. Son contenu doit donc être abordé à partir d'une connaissance de l'anthropologie de l'Arabie pré-islamique et de la connaissance du contexte politique, économique, social et culturel à l'époque de la révélation coranique. Les premiers musulmans possédaient une compréhension du Coran que l'on peut qualifier, sans hésiter, d'immédiate et d'intuitive, par leur inscription au cœur de cette période et de cet environnement culturel. Par la suite, les exégètes comme les linguistes, les théologiens ou encore les juristes musulmans vont élaborer, entre autres, des outils philologiques extrêmement pointus pour statuer sur la portée théologico-normative, générale ou restreinte, du Coran, en intégrant cette dimension anthropologique à laquelle le Coran se réfère constamment. Un tel travail n'a connu et ne connaîtra jamais d'achèvement, du fait de l'évolution des sciences du langage, de l'anthropologie et de l'archéologie appliquées à l'Arabie pré-islamique et au « moment coranique ». Il se heurte cependant à l'hostilité des autorités religieuses musulmanes contemporaines, à travers le monde, qui y voient une tentative de remise en cause de la dimension a-historique du Coran et de sa dimension normative, parfois au mépris des subtilités méthodologiques élaborées par leurs prédécesseurs. Parallèlement, les autorités saoudiennes, depuis de nombreuses années, se sont lancées dans une politique d'éradication de tous les vestiges archéologiques de la Mecque, sous couvert de l'argument fallacieux de la nécessité d'élargir l'espace d'accueil des pèlerins et du danger d’idolâtrie que certains vestiges pourraient susciter chez les musulmans. A l'ère de la communication de masse et de la massification de l'accès aux corpus de savoirs, les musulmans sont certainement, parmi les fidèles des différentes traditions religieuses, les plus dépourvus de l'accès aux sources archéologiques et aux différents outils précités leur permettant une approche critique approfondie de leurs sources scripturaires.

Pourtant, lire et interpréter le Coran demeure à la fois une nécessité et un défi constants ; c'est une nécessité car il revient à l'Homme de comprendre les orientations que Dieu lui offre à travers le texte révélé ; mais c'est également un défi dans la mesure où l'Homme se caractérise, entre autres, par sa projection dans un devenir perpétuel. Dans cette perspective, le Coran constitue une véritable source épistémologique qui fonde une vision de l'univers constamment articulée avec l'évolution des sociétés humaines. Les théologiens musulmans, pour leur part, ont toujours posé la distinction à opérer entre le texte coranique, en tant que révélation, et son interprétation, humaine et critiquable. Dans cet ordre d'idées, différents types de lectures interprétatives du Coran ont toujours coexisté, on peut citer à titre d'exemple la lecture spirituelle, la lecture exégétique, la lecture juridique et normative, etc., si ce n'est que cette dernière va progressivement s'imposer, chez les musulmans, comme critère hégémonique de référence et de validation des autres types d'approches du texte coranique. Pourtant, il ne peut exister de véritable lecture du Coran sans une dynamique de la foi qui interagit de manière constante avec le monde, pour interpeller l'Homme, sans cesse, sur la question du sens de son existence et de sa condition humaine, sans la restreindre à une simple lecture juridico-normative du texte. Le tout est alors de savoir, aujourd'hui, quelle sorte d'articulation les musulmans opèrent, dans les références scripturaires musulmanes, pour proposer une vision intelligible de Dieu et de l'Homme, et c'est dans cette optique que je propose cette contribution. Mon interprétation du message coranique s'inscrit dans le droit fil de la fonction de témoignage du croyant, tout comme le Prophète fut témoin devant les Hommes, dans mon contexte de vie et à la lumière d'un monde en pleine mutation. C'est ce que l'on peut appeler une « théologie de la réalité », expression que j'emprunte à Tareq Oubrou [1]. Dans cette perspective, je considère que la parole de Dieu agit selon un double mécanisme ; d'un côté, elle accompagne l'évolution du monde en offrant des horizons interprétatifs illimités mais, dans le même temps, elle est fondamentalement liée à la vie d'un homme, le Prophète, et la révélation scripturaire s'est interrompue avec la mort de cet homme. Etre témoin du Message, dans une optique coranique, consiste alors à prolonger le témoignage du Prophète, son interprétation du message divin et la manière dont il la traduit, concrètement, devant les Hommes. Ceci en tenant compte d'une spécificité du Prophète ; pour le musulman il n'est pas uniquement le Messager, il est le message lui-même, ou encore la matérialisation concrète, pratique et vivante de ce message. Son épouse, Aïcha, met en évidence cette réalité dans un propos bien connu des musulmans : « Le comportement [du Prophète] émanait directement du Coran [2] ». Son rôle ne se limite donc pas à transmettre mais également à interpréter le message pour devenir un moteur de transformation du monde. Le Coran mentionne, à ce propos : « C'est Lui (Dieu) qui a envoyé à des gens sans Livre (les Arabes) un Messager des leurs, qui leur récite Ses versets, les purifie et qui leur enseigne le Livre et la Sagesse, bien qu'ils fussent auparavant dans un égarement évident. » (62, 2). En conséquence, en tant que musulman, je dois poursuivre cet effort interprétatif pour actualiser ce témoignage dans mon environnement. Je ne suis pas prisonnier d'une a-temporalité interprétative ou d'un modèle d'action issu d'un contexte anthropologique particulier ; non seulement je ne me contente pas de narrer l'histoire d'un homme mais, en plus, je poursuis l'effort d'interprétation pour témoigner de ma foi.

Chaque être humain représente l'humanité en totalité et tous les éléments de la création possèdent un statut théologique

Ceci étant dit, une première considération, pour approfondir le propos, renvoie à la notion même d'humain ; qu'est-ce donc que l'Homme ? Pour le musulman, la question trouve des éléments de réponse dans l'interprétation de la création du premier être humain, Adam, et des degrés d'achèvement de cette création, aussi bien dans ses constituants, dans ses capacités ou encore dans sa vocation. De ce point de vue, Adam représente un archétype, doté d'une essence spécifique, et qui connaît trois niveaux d'achèvement. Tout d'abord, il est issu de la rencontre entre les éléments terrestres (boue, glaise) et le souffle divin. A ce propos, le Coran mentionne que Dieu a façonné Adam à partir de ces éléments issus de la terre, puis il a insufflé en lui une part de Son souffle (32, 9). Ce propos a fait l'objet d'une pluralité exégétique, laquelle ouvre un vaste champ sur les caractéristiques et les potentialités physiques, intellectuelles et spirituelles de cet être. Ensuite, Adam connaît un premier niveau d'achèvement dans une dimension duelle, puisque le Coran mentionne que Dieu crée, à partir de ce premier être, son conjoint (4, 1 et 7, 189). On peut déjà déduire, de cette dualité, la propension du premier être humain à inscrire sa vie dans une dimension sociale. Un second achèvement de cette création réside dans la perpétuation du genre humain, puisque Dieu a voulu à la fois une profusion de l'Homme à partir de ce couple originel, puis dans l'enfantement à partir de la rencontre des gamètes mâles et femelles. Le Coran l'évoque, entre autres, dans ce verset doté d'une forte charge symbolique : « Et parmi Ses signes, il y a le fait qu'Il a créé, à partir de vous, pour vous-même, vos semblables. » (30, 21). Le caractère indéterminé du terme arabe zawj, que l'on peut traduire à la fois par le masculin et le féminin (conjoint/e), renvoie à l'unité dans la diversité et à la semblance au delà des dissemblances.
Ahmed Miktar [3] n'hésite pas à traduire le terme, dans ce verset coranique, par « vos égaux », en stipulant par là que Dieu a créé des êtres humains pour d'autres êtres humains, ils sont donc égaux en humanité comme en droits et en devoirs. Cette interprétation s'écarte de l'exégèse traditionnelle musulmane, laquelle a bâti un lien entre le fait qu'Eve a été créée à partir d'Adam afin que celui-ci trouve près d'elle la tranquillité. C'est ce type d'interprétation qui va conduire, entre autres, à une vision de la prédétermination des rôles masculins et féminins, dans laquelle la hiérarchie des sexes vient s'ajouter à la distinction des êtres sur fond de naissance et/ou de religion. Enfin, un troisième niveau d'achèvement réside dans la place spécifique que Dieu assigne à l'être humain dans le monde ; l'Homme est créé pour porter la « responsabilité de la liberté de ses choix » corollaire de la capacité que Dieu lui a octroyé d'agir dans l'univers, ce que tous les êtres de la création se sont vu proposer et ont refusé. Le Coran évoque cette responsabilité à travers la notion de dépôt, ou amânah, contenue dans le verset suivant « Très certainement, Nous avons proposé aux cieux, à la terre et aux montagnes de porter le dépôt, mais ils ont refusé de le porter et en ont eu peur, alors que l'homme s'en est chargé; il est cependant très injuste [envers lui-même] et très ignorant [de la réalité de Son seigneur]. » (33, 72).  Le terme de dépôt a fait l'objet d'une pluralité d'exégèses, qui englobent à la fois la religion, le respect des prescriptions cultuelles, la probité dans les pactes conclus, le mode de vie chaste et pieux, etc. Personnellement, j'y vois une manifestation de la dialectique liberté-responsabilité, par le fait que Dieu a donné à l'Homme une capacité d'action et de transformation de son environnement quasi absolue [4]; le passage coranique suivant y fait d'ailleurs allusion de manière très subtile, en ces termes : « C'est Lui [Dieu] qui vous a rendu la terre obéissante. Marchez jusque sur les épaules de la terre, mangez-y de Son attribution, c'est vers Lui que de la terre vous resurgirez. » [5] (67, 15).

L'expression arabe fa'mchou fî manâkibihâ (marchez jusque ses épaules) donne à la fois l'idée de pénétrer au cœur et de parcourir l'étendue terrestre, qualifiée ici d' « épaules de la terre », tout en gardant à l'esprit que c'est Dieu le Maître absolu du monde. Toutes les autres caractéristiques de l'Homme, dans une perspective coranique, ne le distinguent pas vraiment du reste de la création ; le Coran mentionne que les éléments du cosmos sont dotés de la capacité de raisonnement : il restitue la parole de la fourmi et de la huppe, il cite le refus des cieux, de la terre et des montagnes de porter le dépôt divin (al-amânah), il mentionne l'apprentissage que l'on peut faire de la vie animale, tel Caïn apprenant du corbeau la façon d'enterrer son frère après qu'il l'eût assassiné et, enfin, il insiste sur la proximité des sociabilités animale et humaine à travers le passage coranique suivant, assez énigmatique : « Il n'existe pas de bête sur la terre, ni d'oiseau volant de ses deux ailes, si ce n'est qu'ils forment des communautés à l'instar de vos communautés humaines ; Nous n'avons omis aucune chose dans le Livre. Puis ils seront rassemblés vers leur Seigneur. » (6, 38).

L'Homme est un être perfectible qui vit son unité dans la diversité des sociétés humaines

Il existe donc une ontologie coranique spécifique, laquelle affirme l'unité de l'ensemble des humains au delà de toute croyance et de tout acte que chacun peut commettre. L'Homme est un être spécifique, définitivement lié à la fois à la terre et au divin par sa création, en constante recherche de sa perpétuation et ayant une propension à la vie collective. De plus, Dieu lui a donné de vivre à partir de l'articulation entre liberté et responsabilité, et cela se concrétise par la notion que je qualifie, personnellement, de « perfectibilité de l'être ». L'être humain n'est pas parfait, cela est une volonté de Dieu dans la perspective islamique ; un propos attribué au Prophète mentionne que « Chaque fils d'Adam commet des erreurs, et le meilleur de ceux qui commettent des erreurs sont ceux qui se repentent. [6] ». Cependant, toute sa vie, toute son existence le porte au dépassement constant de soi, sous un ou plusieurs de ses aspects : physique, intellectuel et spirituel, depuis sa naissance jusqu'à sa mort. Le Coran insiste sur cette dimension évolutive de l'existence humaine à travers un verset polysémique qui affirme : « Par le géniteur et ce qu'il a engendré, très certainement Nous avons créé l'Homme dans l'effort [ou, pour une vie d'effort]. » (110, 3-4). Je choisis ici de traduire l'expression arabe fî kabad par « vie d'effort » plutôt que par « affliction », ce dernier terme possédant une connotation négative, au plan physique comme au plan psychologique, que l'on ne retrouve pas dans la version coranique de la « descente » de l'Homme sur terre. Aussi, ce dépassement continuel ne s'inscrit pas dans une nature prédéfinie qui serait bonne ou mauvaise, mais dans le fait que Dieu a doté l'Homme d'une capacité à discerner le bien et le mal, sous deux aspects généraux qui ne sont pas clairement explicités dans le Coran et qui laissent aux hommes une marge de liberté pour déployer ce discernement ; le premier concerne chaque individu en tant que tel, pour lequel le Coran mentionne cette capacité de discernement, dans un autre verset tout aussi polysémique, la renvoyant à Dieu ou au caractéristiques intrinsèques de l'âme :« Par l'âme et la manière dont Il l'a façonnée, de sorte qu'il lui a inspiré son libertinage comme sa piété [ou, dans une autre interprétation, que je privilégie personnellement : par l'âme et ce qui l'équilibre, lui inspire la luxure ou de se prémunir.] [7] » (91, 7-8). Le second aspect renvoie à la morale collective, laquelle définit ce qui est reconnu par le groupe, ou par la société, comme acceptable (ma'rûf) et, à l'inverse, comme réprouvé ou blâmable (munkar). Ces deux notions reviennent à plusieurs reprises dans le Coran, mais sans faire l'objet d'une explication détaillée, comme si le texte révélé partait d'une situation de fait, partagée par les individus de l'époque, en les interrogeant sur leurs pratiques sociales à partir des fondements de leur humanité, avant même de les distinguer sur la base de leur appartenance religieuse. Le Coran mecquois illustre parfaitement cette approche, par le fait même qu'il interpelle l'ensemble des êtres humains de manière impersonnelle, à travers la formule générique « Oh, Hommes ! »  (Yâ ayyuha-n-nâs). Si cette expression, dans le contexte tribal de la révélation coranique, renvoie explicitement aux hommes de la tribu, il est indéniable que le Coran nous offre ici un exemple de « vecteur » [8] qui, à partir d'un particularisme culturel, nous fait tendre vers l'universel, en affirmant l'universalité de l'Homme dans la diversité des sociétés humaines. Dans la perspective d'une réflexion sur l'Homme et sa place dans le monde, on peut en effet affirmer que Dieu a posé deux paramètres fondamentaux pour la vie collective sur terre, qui sont dans une relation dialectique ; ce sont l'unité et la diversité des Hommes. Du point de vue de l'unité, chaque individu, pris dans sa subjectivité, est à la fois l'incarnation de la métaphore du divin comme il est représentatif de la condition humaine [9] , au delà de sa croyance et de son comportement spécifiques. Le Coran affirme d'ailleurs de manière explicite l'importance de cette condition humaine et de l'égalité des Hommes en matière de respect de leur intégrité lorsqu'il mentionne, entre autres exemples, ce principe qu'il a enjoint aux Enfants d'Israël :  « Quant à celui qui tue un individu, c'est comme s'il avait tué l'humanité en totalité. » (5, 32).  Cela signifie qu'au delà de leur enveloppe corporelle, les êtres humains participent de la même matrice originelle et aucun d'entre eux ne possède le droit de dégrader l'autre dans son humanité. D'un autre côté, du point de vue de la diversité, le Coran pose la pluralité des univers de croyances et des systèmes d'attitudes des Hommes, dans leur dimension personnelle comme dans les différentes formes de la vie sociale et la diversité des cultures, comme procédant de la volonté divine. Le propos peut être illustré par différents versets coraniques, citons à titre d'exemple trois passages en particulier ; le premier évoque la pluralité des croyances :  « Si Dieu l'avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais Il a voulu vous éprouver par le don qu'Il vous a fait. Concurrencez-vous donc dans les bonnes actions ; vous retournerez tous à Lui et Il vous éclairera, alors, au sujet de vos divergences. » (5, 48) ; le second évoque la pluralité ethno-nationale : « Nous avons fait de vous des nations et des tribus afin que vous fassiez connaissance mutuelle. » (49, 13) ; le troisième, enfin, évoque la pluralité linguistique et ethnique : « Et parmi Ses signes, il y a également la création des Cieux et de la Terre, ainsi que la diversité de vos langues et de vos couleurs. Il y a en cela, certainement, des signes pour des esprits éclairés. » (30, 22). Pour le musulman, c'est en prenant acte de cette incarnation plurielle de la condition humaine qu'il accomplit son cheminement spirituel ; il s'agit alors pour lui d'actualiser dans le monde la plénitude de cette humanité en s'imprégnant des degrés d'achèvement du premier être, Adam, lequel représente l'archétype de l' « Homme parfait », lui-même reflet du divin dans une approche soufie. Soulignons à ce sujet que l'être humain est présenté, dans les sources scripturaires musulmanes, comme une métaphore du divin ; un propos attribué au Prophète mentionne que « Dieu a créé Adam en sa forme [ou, selon une autre interprétation que le texte arabe supporte, en Sa forme] » [10]. Ces deux acceptions ne sont pas en contradiction, dans la mesure où elles présentent deux facettes de l'Homme étroitement liées, à savoir sa continuité ontologique depuis sa création et son reflet de la personnalité divine. Toute l'ascèse spirituelle musulmane est fondée sur cette relation dialectique, à travers notamment une lecture des noms et des attributs divins, ces derniers étant présentés dans le Coran à travers des acceptions intelligible à l'être humain. Ce sont des attributs divins, certes, mais ils font sens pour l'Homme car il a la possibilité de les vivre en lui et de les traduire dans sa vie terrestre en les posant comme des horizons d'élévation spirituelle.
Cette dialectique unité-diversité a pour autre conséquence la nécessité de témoigner de sa foi au cœur du monde, à l'inverse de la propension qu'ont certains croyants à vouloir créer un entre-soi communautaire régit par des règles spécifiques. Cet aspect est souligné par le verset coranique célèbre « Oh, Hommes ! Très certainement Nous vous avons créés à partir d'un mâle et d'une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus afin que vous fassiez connaissance ; le plus noble d'entre-vous est certainement celui qui est plus prompt à se prémunir [ou, dans une traduction plus commune, le plus noble d'entre-vous est certainement le plus pieux]. » (49, 13).
Cette noblesse qu'évoque le Coran ne renvoie pas à un quelconque statut supérieur au plan de la condition humaine, puisqu'elle englobe, à l'origine, l'ensemble des Hommes : « Très certainement, Nous avons ennobli l'Homme [litt. Le fils d'Adam] » (17, 70). Elle pose cependant le primat de l'affirmation de la dimension spirituelle de l'être comme condition de réalisation de sa « plénitude adamique ».

L'entre-soi communautaire ne remplit pas la fonction du témoignage

Mon propos pourra être considéré comme relativisant le caractère univoque du « chemin », ou de la « guidance », présenté dans le Coran et que l'Homme devrait s'efforcer de suivre en ce bas-monde pour vivre pleinement sa condition humaine ici-bas et accéder à la félicité dans l'au-delà. Certains croyants vont même jusqu'à développer l'idée que cette plénitude ne peut être atteinte qu'en se séparant d'un monde corrompu pour créer une société conforme à ce qu'ils pensent être le modèle de l'entre-soi pur et conforme à la société des premiers musulmans. Cette approche me laisse perplexe car elle sous-entend une sorte d'uniformisation des modes d'appropriation et d'expression de la foi dans une « assignation à être musulman » s'exprimant parfois de manière assez violente. De plus, elle n'apporte pas vraiment de réponse à la question relative aux spécificités de l'être humain au sein de la création, ni aux conditions et aux modalités de l'« éthique du témoignage », en tant qu'être fondamentalement voué à une vie sociale, dans des sociétés humaines diversifiées, dans leur foi – ou leur absence de foi – comme dans leurs cultures. Certes, on ne peut dénier aux croyants le fait de se sentir en communion au sein d'une communauté de foi, à travers un habitus commun, sorte d'islamité plus ou moins visible par laquelle ils témoignent de leur foi. Mais, cela étant dit, bien malin celui qui serait en mesure de définir les caractéristiques propres à une « société musulmane » sur la base d'un entre-soi exclusif et totalisant, chose n'ayant aucun fondement coranique tangible. A ce sujet, certains musulmans plaquent sur le texte coranique une grille de lecture prédéfinie et hyper-normée, comme s'il existait un sens prédéfini et intemporel du Coran, lequel devrait par la suite se traduire sous la forme d'un kit juridique devant régir tous les comportements individuels et sociaux à coups de lois. Affirmer cela c'est non seulement faire fi de toute l'expérience historique des sociétés musulmanes, de par le monde, mais également réduire un livre révélé à une sorte de code juridique préformaté et uniforme qui devrait être mis en œuvre de manière univoque ; l'erreur fondamentale, et très récurrente, consiste ici à confondre la morale et le droit, alors que les deux domaines ne sont en rien réductibles l'un à Mon propos pourra être considéré comme relativisant le caractère univoque du « chemin », ou de la « guidance », présenté dans le Coran et que l'Homme devrait s'efforcer de suivre en ce bas-monde pour vivre pleinement sa condition humaine ici-bas et accéder à la félicité dans l'au-delà. Certains croyants vont même jusqu'à développer l'idée que cette plénitude ne peut être atteinte qu'en se séparant d'un monde corrompu pour créer une société conforme à ce qu'ils pensent être le modèle de l'entre-soi pur et conforme à la société des premiers musulmans. Cette approche me laisse perplexe car elle sous-entend une sorte d'uniformisation des modes d'appropriation et d'expression de la foi dans une « assignation à être musulman » s'exprimant parfois de manière assez violente. De plus, elle n'apporte pas vraiment de réponse à la question relative aux spécificités de l'être humain au sein de la création, ni aux conditions et aux modalités de l'« éthique du témoignage », en tant qu'être fondamentalement voué à une vie sociale, dans des sociétés humaines diversifiées, dans leur foi – ou leur absence de foi –comme dans leurs cultures. Certes, on ne peut dénier aux croyants le fait de se sentir en communion au sein d'une communauté de foi, à travers un habitus commun, sorte d'islamité plus ou moins visible par laquelle ils témoignent de leur foi. Mais, cela étant dit, bien malin celui qui serait en mesure de définir les caractéristiques propres à une « société musulmane » sur la base d'un entre-soi exclusif et totalisant, chose n'ayant aucun fondement coranique tangible. A ce sujet, certains musulmans plaquent sur le texte coranique une grille de lecture prédéfinie et hyper-normée, comme s'il existait un sens prédéfini et intemporel du Coran, lequel devrait par la suite se traduire sous la forme d'un kit juridique devant régir tous les comportements individuels et sociaux à coups de lois. Affirmer cela c'est non seulement faire fi de toute l'expérience historique des sociétés musulmanes, de par le monde, mais également réduire un livre révélé à une sorte de code juridique préformaté et uniforme qui devrait être mis en œuvre de manière univoque ; l'erreur fondamentale, et très récurrente, consiste ici à confondre la morale et le droit, alors que les deux domaines ne sont en rien réductibles l'un à l'autre. Or, je ne peux pas penser le texte coranique, donc Dieu lui-même, en dehors de ma réflexion sur le monde, car ma compréhension du divin relève autant de mon interprétation du texte que celle du monde. Dans ce domaine, je n'hésiterai d'ailleurs pas à affirmer que la praxis, à savoir l'action dans son acception générale non restreinte à la pratique cultuelle, précède la doxa, en tout cas elle représente son corollaire irréductible.

 On pourrait même envisager ici une forme d'existentialisme [11] propre à l'islam, que pour ma part je ne récuserai pas, et qui laisserait à chaque croyant le soin de définir le sens de son action dans le monde à partir d'un horizon partagé. Cela nous renvoie à l'articulation nécessaire entre éthique individuelle et morale collective ; de mon point de vue, elle n'est réductible ni à l'imposition d'un code de lois religieuses qui devraient régenter le monde, ni se restreindre à la nécessité de vivre au sein d'un groupe uniforme de gens qui devraient partager la même foi ou la même vision du monde. Aussi, dès lors que l'on envisage la vie sociale humaine à partir de l'interaction entre éthique individuelle et morale collective, rien n'est simple ni jamais définitivement acquis. Il suffit de rappeler à ce propos que le Prophète Muhammad lui-même n'a pas cherché à bouleverser les fondements culturels ni le fonctionnement politique de la société tribale arabe contemporaine de la révélation coranique. De même, l'aire géographique musulmane, durant tout le Moyen Âge, se caractérise avant tout par la pluralité théologique et doctrinale – j'entends par là toute la diversité du corpus juridique islamique -, la diversité des expériences politiques et la pluralité des modes d'interaction entre musulmans et non musulmans, les premiers étant souvent dans une position de domination politique et militaire bien que minoritaires en nombre. On pourrait rajouter à cela que que le droit musulman – tout comme la théologie musulmane – représente un corpus extrêmement diversifié, à travers lequel les théologiens musulmans ont constamment cherché les modalités pratiques d'actualisation du message coranique en articulant ce qu'ils avaient décelé comme étant les orientations principales du discours coranique avec l'évolution et la diversité des sociétés humaines.[12]. Ce travail a sans cesse été poursuivi, et il a permis de définir une cohésion intracoranique fondant des sortes de paradigmes structurant les visions du monde qui coexisteront chez les musulmans tout au long du Moyen-Âge. A ceci près que les rapports entre sociétés humaines et groupes religieux, durant cette longue période de l'Histoire, ont été fondamentalement basés sur une volonté d'hégémonie et de domination. Ce n'est d'ailleurs pas ici une spécificité de l'islam, mais une situation commune à toutes les traditions religieuses, y compris monothéistes, la chrétienté possédant son propre lot d'élaboration théologique et doctrinale à partir de la même perspective hégémonique. En tenant compte de tous ces éléments, il apparaît assez vain de chercher dans le Coran une espèce de « kit de prêt-à-penser » a-temporel qui répondrait d'emblée à toutes les questions que l'être humain se pose. Le Coran est un livre vivant, ouvert sur l'univers et qui propose une dynamique de la foi pour l'Homme en interaction avec le monde. Reste à savoir si le musulman sera capable de poursuivre ce travail d'actualisation du message coranique dans un monde en pleine mutation.

Une éthique du témoignage au service de la perfectibilité de l'être

Je suis fondamentalement convaincu que seule une éthique du témoignage de la foi ancrée dans une réflexion sur Dieu profonde et inscrite au coeur du monde représente le chemin de perfectibilité le plus abouti. Le caractère dynamique du texte coranique et son dialogue constant avec les contemporains de la révélation représente donc pour moi un support de méditation essentiel pour témoigner de ma foi dans un monde qui vit des mutations profondes et de grands bouleversements. Dans mes interventions auprès des musulmans, j'insiste constamment sur le fait que le Coran n'est pas un livre figé, qui présenterait les données de la foi de façon sèche. Le Coran présente au contraire une « dynamique de la foi » en s'adressant à un Homme en interaction avec le cosmos. C'est une parole en mouvement car le monde est en mouvement, et Dieu lui même interagit avec le monde. Le Coran appelle l'Homme à s'ouvrir sur l'univers pour connaître le divin ; il nous appelle donc à une méditation sur l'Homme et sur la création. Sur cet aspect, Tareq Oubrou a développé ce qu'il nomme la « théorie des trois livres » pour indiquer que le Coran nous ouvre sur deux autres textes : l'un relatif au monde et l'autre relatif à l'Homme. C'est le sens induit par le verset coranique « Nous leur montrerons Nos signes dans les horizons et en eux mêmes jusqu'à ce qu'il leur devienne évident qu'Il est la Vérité. » (41, 53). Les exégètes musulmans n'ont d'ailleurs pas hésité à donner une interprétation ésotérique de la première révélation coranique ; le fameux « Lis [13] (Iqra') par le nom de Ton Seigneur qui a créé » (96, 1) est en effet interprété par les soufis dans le sens de lire le monde, c'est à dire d'étudier la création afin de comprendre le dessein divin et sa manifestation dans au sein de la création. On attribue également un propos allant dans le même sens à l'illustre soufi tangérois Abessalam Ibn Machîch [14] « Aiguise ton regard de croyant et tu trouveras la présence de Dieu dans chaque chose, près de chaque chose, avec chaque chose, au dessus de chaque chose, accompagnant chaque chose, englobant chaque chose ».

Dans cette perspective, le Coran ne s'autosuffit pas à lui même, car Dieu possède plusieurs langages ; le signe cosmique est par exemple le langage divin qui communique avec l'esprit à travers le donné naturel. A cet égard, les sciences de la nature participent de la théologie puisqu'elles nous renseignent sur Dieu. Pour une bonne interprétation des Textes, il faut donc d'autres dimensions de la connaissance, et le Coran lui-même nous pousse à cette réflexion, à titre individuel et collectif. La réflexion individuelle nous met, certes, à l'abri des conditionnements du groupe, mais la dialectique de la réflexion collective nous aide à approcher de la vérité, à partir du moment où nous ne demeurons pas enfermés dans ce que je nommerai ici la « tyrannie des anciens » ni dans une lecture totalisante et absolutiste du texte. Aussi, pour que ma religion puisse me permettre de penser mon devenir et m'assurer les conditions de ma perfectibilité, il faut qu'elle me fasse sortir des limites du passé et du présent et qu'elle m'oriente au gré des aléas de ma vie, à partir d'un horizon clairement balisé qu'elle m'aura permis de déterminer. De ce point de vue, je n'hésite pas à affirmer que le Coran représente un point de départ d'une réflexion sur Dieu, sur l'Homme et sur le monde sans cesse renouvelée ; les musulmans qui ont font un point d'arrivée ou d'aboutissement, comme si l'islam s'apparentait à un simple catalogue de croyances prêtes-à-penser et d'actions prêtes-à-accomplir se trompent fondamentalement d'orientation. Le Coran se définit d'ailleurs lui-même comme un accès (chi'rah) et une voie (minhadj). Il me revient alors de prolonger cette voie, à partir de cette épistémologie coranique, pour construire un cadre de référence dont je définis moi-même la cohérence en fonction de ma relation dialectique avec ma réalité, donc en prenant en compte l'Autre, figure de la diversité existant au du monde, pour éprouver la force et la profondeur de mon témoignage. De ce point de vue, je suis personnellement convaincu qu'autrui, celui qui m'est différent et qui ne partage pas forcément ma vision du monde ou ma foi, est non seulement nécessaire pour parfaire ma réflexion sur ma condition humaine et ma relation monde et au divin, mais il également partie intégrante de moi-même. Sans aller jusqu'à une vision jusqu’au-boutiste d'un Emmanuel Levinas15, je considère son interprétation de la parole biblique « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Matt. 22, 39), qu'il interprète dans le sens « Tu aimeras ton prochain : c'est toi-même », comme une interpellation de ma conscience sur les conditions d'incarnation d'une forme d'humanisme spirituel universaliste aux antipodes d'un entre-soi communautaire exclusif. On retrouve une formulation proche dans le propos prophétique suivant : « Vous n'atteindrez la plénitude de la foi que lorsque vous désirerez pour votre frère ce que vous désirez pour vous-mêmes ». L'exégète musulman Ibn Daqîq al-'Îd [16] considère que le terme « frère » se lit en fait à deux niveaux ; il concerne le coreligionnaire, ou le frère dans la fois mais également, à un niveau général, le frère en humanité. De même, le fait de vouloir pour l'autre ne renvoie pas ici au prosélytisme de conversion ou à l'imposition d'un modèle de vie collective « pur », comme si je devais préserver l'autre, malgré-lui, de toute forme de déviance que moi-même ou mon groupe aurions prédéfinie. Le propos touche un aspect beaucoup plus fondamental évoqué par Levinas : témoigner de ma foi exige que je sois, vis-à-vis de l'autre, dans une articulation constamment aboutie et renouvelée entre liberté et responsabilité, afin qu'il puisse voir en moi l'incarnation concrète de la révélation. Seul un détachement du juridisme exacerbé et un retour vers une réflexion théologique profonde pourront aider le croyant à renouer avec cette voie.

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[1] Imam et recteur de la grande mosquée de Bordeaux, auteurs de plusieurs ouvrages sur la réforme de l'approche critique des textes scripturaires musulmans.
[2] Le propos est rapporté dans le recueil des traditions prophétiques authentifiées de l'imam Muslim.
[3] Imam de la grande mosquée de Villeneuve d'Ascq (Nord), président de l'association Les imams de France, et membre de Dâr al Fatwa, organisme religieux qui répond aux questions qui se posent aux musulmans dans le champ français, composé de quatre théologiens et de neuf imams habilités à transmettre la fatwa.
[4] Cette capacité d'action de l'être humain est illustrée à maintes reprises dans le texte coranique, dans une dialectique particulière entre Dieu et l'Homme, à travers laquelle ce dernier doit prendre conscience du caractère relatif de sa « puissance » face à la toute puissance divine. Cf, par exemple : « Ils ont certes comploté. Or leur complot est [inscrit] auprès de Dieu même si leur complot était assez puissant pour faire crouler les montagnes. » (14, 46) ou encore : « Oh, peuple de djinns et d'hommes ! Si vous avez la capacité de pénétrer les confins des cieux et de la terre, alors faites-le. Mais vous ne pourrez le faire qu'à l'aide d'un pouvoir (ou d'une puissance matérielle). » (55, 33). Ces deux versets du Coran ont fait l'objet d'une interprétation parfois allégorique, dans l'exégèse classique, puis ils ont alimenté la vague des « miracles scientifiques du Coran », au 20e siècle. On peut y voir plus simplement le fait que Dieu à octroyer à l'Homme cette capacité à se doter des moyens agir dans et sur le monde, y compris pour le transformer.
[5] La traduction est de Jacques Berque, cf Jacques Berque, Le Coran, essai de traduction, Albin Michel, 2002.
[6] Le propos est rapporté dans les recueils des deux traditionnistes Ahmed ibn Hanbal et at-Tirmidhî.
[7] Cette seconde traduction est de Jacques Berque, cf Jacques Berque, op. cit.
[8] Je m'inspire ici de la notion de « vecteur orienté » développée par le penseur tunisien contemporain Mohamed Talbi. Celui-ci à en effet construit une approche critique du Coran, qu'il appelle « lecture vectorielle », consistant à pénétrer l'intentionnalité du texte pour en déterminer les grandes orientations. De ce point de vue, la dimension juridique du texte coranique est abordée du point des finalités à atteindre et non plus de la simple actualisation qui en a pu être opérée dans la société arabe contemporaine de la révélation. Cf, en autres, Mohamed Talbi, Réflexion d'un musulman contemporain, Le Fennec, 2005.
[9] Sans entrer dans une digression philosophique sur la notion de « condition humaine », j'interprète cette expression très simplement comme l'ensemble des caractéristiques communes que possèdent les êtres humains et qui doivent nous amener à les considérer, de ce point de vue, comme égaux.
[10] Il s'agit du début d'un propos prophétique rapporté dans le recueil des traditions prophétiques authentifiées de l'imam al-Bukhârî.
[11] Il serait caricatural de réduire l'existentialisme à l'expression célèbre de Jean-Paul Sartre « L'existence précède l'essence », posant par là-même une philosophie sans Dieu. Ce serait oublier ce que l'existentialisme doit à la phénoménologie, laquelle a largement influencé, pour ne pas dire dominer, la production philosophique du 20e siècle. De même, l'existentialisme est largement tributaire des travaux de philosophes chrétiens contemporains tels que Soren Kierkegaard, Paul Tillich, Jacques Lavigne ou encore Gabriel Marcel, qui ont développé une philosophie existentialiste chrétienne très profonde.
[12] J'ai eu l'occasion de m'attarder sur cet aspect dans plusieurs contributions écrites. Cf Omero Marongiu-Perria « Qu'est-ce qu'un musulman ? » et « Comment le musulman conçoit sa relation au monde ? », publiés sur le site www.oumma.com.
[13] L'expression arabe Iqra', que j'ai traduite ici par « Lis », recouvre en fait à la fois la lecture, la récitation et la proclamation.
[14] Abdessalâm ibn Machîch (1163-1228) est un saint soufi marocain célèbre originaire de Tanger. Il fut le maitre spirituel de Abûl Hassan al-Châdilî, le fondateur de la Tariqa soufie Châdiliyyah.
[15] Emmanuel Levinas a été profondément marqué par la Shoah. Dans ses écrits, il pose la « dissymétrie éthique » de ma relation à Autrui, laquelle me confère vis-à-vis de lui une responsabilité supplémentaire, indépendante de la considère qu'il peut avoir à mon égard. Lévinas affirme que mon « moi » ne devient pleinement humain que dans l'amour de l'Autre, sans chercher une quelconque réciprocité.
[16] Ibn Daqîq al 'Îd (1228-1302) est un théologien égyptien considéré comme l'une des plus grandes sommités de l'islam médiéval.



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