Dimanche 27 Janvier 2019

Les débuts de l'astronomie arabe à Bagdad au IXe siècle



Cet exemple nous montre comment les scientifiques arabes, dès le début, ne se sont pas contentés de suivre servilement les résultats des auteurs grecs anciens : dès que ceux-ci leur ont été accessibles ils les ont travaillés de façon critique sur une base expérimentale, pour créer des œuvres originales de grande valeur scientifique.

 
Article paru dans la revue Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire N°9-10, 1987,pp. 118-122 sous Licence Creative Commons BY-NC-ND.
Par Régis Morélon, chercheur au C.N.R.S (Centre d'histoire des Sciences et de la philosophie arabe)
 

    L'intérêt pour l'astronomie a été constant en monde arabe, et nous pouvons situer le commencement d'un travail original en astronomie mathématique vers la fin du VIIIe siècle, ave la traduction arabe des œuvres astronomiques indiennes, qui donnèrent aux scientifiques de Bagdad leurs premières bases de travail.
    
    Mais c'est au IXe siècle, toujours à Bagdad, avec le grand développement des sciences exactes, que la recherche dans le domaine de l'astronomie prit une grande ampleur, grâce à l'impulsion donnée par le calife al-Ma'mûn, qui régna de 813 à 833. Celui-ci suscita et finança une recherche scientifique dans tous les domaines, il fit se développer à Bagdad la fameuse "Maison de la sagesse" (bayt al-hikma), à la fois bibliothèque générale, centre de recherche et de traduction du grec ou du syriaque à l'arabe. Des missions furent envoyées pour chercher des manuscrits scientifiques, surtout grecs, et certaines des équipes de traducteurs arabes s'attachèrent même à établir une édition critique des textes à traduire avant de commencer leur travail [1]. Parallèlement à ce courant officiel, et dans sa mouvance, des mécènes financèrent également des équipes de chercheurs, tels les frères "Banû Mûsâ", scientifiques eux-mêmes, qui créèrent une école brillante.

   C'est dans cette ambiance scientifique très riche que l'astronomie mathématique en langue arabe commença à se développer de façon originale. Al-Ma'mûn fonda deux observatoires, l'un à Bagdad et l'autre à Damas, et les bases théoriques furent données surtout par les traductions des ouvrages astronomiques de Ptolémée, auteur alexandrin qui vécut au milieu du IIe siècle [2]. Les ouvrages de ce dernier supplantèrent presque complètement les sources indiennes, et c'est par rapport à lui que les astronomes arabes se situèrent.
 
    A partir de cette époque, l'histoire de l'astronomie arabe en Orient se divise globalement en deux grandes périodes : du IXe siècle à la première moitié du XIIIe, tout d'abord, puis à partir de la deuxième moitié du XIIIe siècle.

   Dans la première période, les astronomes arabes travaillèrent Ptolémée de façon critique, dans son cadre strictement géocentrique, mais à l'intérieur même des schémas géométriques qu'il avait proposés pour rendre compte du mouvement apparent des astres : des compositions complexes de mouvements circulaires concentriques ou excentriques à la terre [3]. Ce travail critique, petit à petit, fit apparaître des incohérences dans ces modèles théoriques, ce qui déboucha au milieu du XIIIe siècle sur la deuxième période de cette histoire, dominée par l'école constituée autour de l'observatoire de Marâgha.

     A cette époque Nasîr al-Dîn al-Tûsî fait le bilan de ce qui l'a précédé et opère une sorte de retour aux sources en reprenant la rédaction en arabe des ouvrages antérieurs à lui, grecs ou arabes, pour adapter leur langage et leurs raisonnements à l'évolution des différentes sciences, en particulier l'astronomie. Devant les incohérences constatées précédemment dans les modèles de Ptolémée, en particulier pour rendre compte du mouvement apparent de la lune, Nasîr al-Dîn regroupe autour de lui des scientifiques de valeur, et ils créent ensemble le grand observatoire de Marâgha, dans le but explicite de pouvoir inventer d'autres modèles à partir d'observations plus précises. Ce programme ambitieux fut en partie réalisé, et les travaux de cette école atteignirent leur plus haut niveau avec Ibn al-Shâtir, vers le milieu du XIVe siècle [4] : les modèles géométriques proposés restent géocentriques, mais la composition des mouvements circulaires strictement uniformes permet de rendre compte du mouvement apparent des astres de façon beaucoup plus correcte que les modèles ptoléméens.

    Après ce survol superficiel qui permet de donner un cadre grossier au déroulement de l'histoire de l'astronomie arabe, reprenons plus en détail la façon dont, au IXe siècle, certaines traditions de travail avaient pu naître et se développer, dans ce domaine précis, à Bagdad.

    Tout d'abord, les astronomes se trouvèrent mis à contribution pour résoudre des problèmes pratiques posés par le contexte social et religieux, et la recherche de leurs solutions permit dans certains cas de faire progresser telle ou telle science de façon sensible. Prenons quelques exemples : la "qibla", direction de la Mekke en un lieu donné, face à laquelle doivent se faire les cinq prières rituelles ; la détermination précise des heures de ces prières tout au long de la journée ; la prévision de la visibilité du croissant lunaire au coucher du soleil, le soir du 29e jour du mois lunaire, marquant ainsi le bébut du mois suivant ; la reconnaissance de la place des étoiles dans le ciel pour l'orientation sur terre ou sur mer [5].

     Très tôt une solution scientifique a été cherchée au problème de la direction de la "qibla", au moins pour toutes les villes principales : il s'agit là d'un problème de géographie mathématique et de trigonométrie sphérique. Il faut connaître les coordonnées géographiques, latitude et longitude, de la Mekke, et celles de l'endroit choisi, puis donner une formule donnant un arc à prendre sur l'horizon. La recherche de cette solution a fait progresser à la fois la géographie mathématique et la trigonométrie sphérique.

     La science de l'heure ('ilm al-mîqât) a conduit à développer l'étude des cadrans solaires donnant des heures "égales" - correspondant à la division en 24 heures de l'ensemble formé par un jour et une nuit - ou des heures "saisonnières ou inégales" - correspondant à la division en 12 heures du temps écoulé entre le lever et le coucher du soleil - ; ce sont ces dernières qui intervenaient pour les heures de la prière, et les grandes mosquées possédaient un cadran solaire à cet effet. L'étude théorique de ces cadrans a permis aux savants arabes d'introduire dans les calculs trigonométriques, pour la première fois dans l'histoire de cette science, les "tangentes" et les "cotangentes", à la suite de leur étude de la longueur de l'ombre d'un gnomon sur un plan horizontal ou vertical.

      En calendrier lunaire, le changement de date se produit au coucher du soleil. Les mois lunaires ont une valeur moyenne théorique un peu supérieure à 29 jours et demi, si bien que le calendrier officiel fait alterner des mois de 29 et de 30 jours, mais la visibilité effective du premier croissant lunaire sur l'horizon Ouest juste après le coucher du soleil, au 29e jour du mois, permet toujours de faire commencer le mois suivant à ce moment-là. On a alors demandé aux astronomes de trouver une méthode de calcul permettant de prévoir la visibilité éventuelle du croissant le soir du 29e jour. Ce problème est particulièrement complexe étant donné le nombre de paramètres en cause : les coordonnées géographiques du lieu pour lequel on fait le calcul, la position précise de la lune et du soleil dans le ciel à cette heure-là, leur vitesse apparente relative l'un par rapport à l'autre, l'état de l'atmosphère... La recherche de sa solution a suscité des études très approfondies, d'une part sur le mouvement apparent de la lune et du soleil, d'autre part sur la possibilité de visibilité d'un objet céleste sur l'horizon juste après le coucher du soleil, en fonction de la luminosité de cet objet et de celle du ciel.

    Pour les étoiles principales, les premiers catalogues arabes apparurent aussi au IXe siècle, sur la base des catalogues grecs, critiqués modifiés et enrichis grâce aux observations nouvelles faites à Bagdad et à Damas. Le plus célèbre de ces catalogues, très souvent recopié traduit ou remanié, est celui qui fut composé au siècle suivant par 'Abd al-Rahman al-Sûfî (903-986) de façon à la fois scientifique et pratique : d'une part il donne les coordonnées écliptiques précises (jusqu'à la seconde d'arc) pour les étoiles principales, et, d'autre part, il présente deux dessins symétriques pour chacune des constellations ; l'un d'entre eux montre la situation des étoiles telle qu'elle apparaît à celui qui observe directement le ciel, et l'autre, symétrique par rapport au premier, reproduit l'image du même groupe telle qu'il était possible de la lire sur un globe de cuivre sur lequel étaient gravées ces constellations. Avec un tel catalogue illustré et la sphère de cuivre qui devait l'accompagner, il était possible de retrouver immédiatement dans le ciel la constellation cherchée. La précision de tels catalogues d'étoiles était importante pour les astronomes, car c'est par rapport aux étoiles fixes qu'ils étudiaient le mouvement de la lune, du soleil et des différentes planètes ; mais leur utilisation était beaucoup plus large, puisque l'orientation des voyageurs par terre ou par mer reposait entièrement sur l'observation du ciel étoile.

     Nous pourrions signaler encore la question des instruments, en particulier l'astrolabe, celle de la composition des tables... Tous ces problèmes, dont les conséquences pratiques sont immédiatement perceptibles, ont été l'occasion de développements très féconds, mais c'est en astronomie théorique que les résultats scientifiques les plus significatifs ont été enregistrés dès le IXe siècle, c'est-à-dire dans le domaine de l'étude du cours des astres en tant que telle.

      Pour voir comment les astronomes arabes ont pu travailler dès cette époque, prenons un exemple précis, celui de l'un des premiers traités originaux d'astronomie théorique en arabe, composé à Bagdad avant le milieu du IXe siècle : le "Livre sur l'année solaire". Cet ouvrage est attribué à Thâbit b. Qurra par la tradition manuscrite, mais l'étude de son contenu montre que cette attribution est très probablement fautive et qu'il s'agirait plutôt d'une oeuvre collective réalisée sous la direction des "Banû Mûsâ", dont il a été question précédemment, et à l'école desquels se forma Thâbit à son arrivée à Bagdad [6].

    Ce livre est basé sur des observations du soleil faites à Bagdad entre 830 et 832, et il cite longuement la traduction arabe de l'Almageste de Ptolémée, dans sa traduction arabe faite par al-Hajjâj et terminée en 826-827. Le problème soulevé est celui de la longueur de l'année solaire, dont le calcul précis est très important puisque c'est de sa valeur que dépend le calcul du temps de révolution de tous les autres astres. Ptolémée, dans le livre III de l'Almageste, avait construit une théorie du mouvement du soleil et avait trouvé une valeur précise et constante de cette longueur de l'année solaire, égale à 365 jours un quart moins un trois centième de jour. Il y a environ 700 ans entre les observations de Ptolémée et celles qui ont été faites entre 830 et 832. Les schémas de calcul proposés dans l'Almageste parurent alors inadéquats lorsqu'on les appliqua à cette longue période et que l'on confronta leurs résultats à des observations précises. Une fois cette constatation faite, les auteurs du "Livre sur l'année solaire" firent alors un travail critique très approfondi sur cette base, et retravaillèrent la théorie du soleil pour en proposer une nouvelle, à partir de leurs propres observations et de matériaux puisés chez Ptolémée, en suivant rigoureusement la méthode géométrique de ce dernier, mais en critiquant violemment ses observations et l'exploitation qu'il en avait faite. Nous trouvons alors dans cet ouvrage une reconstruction complète du livre III de l'Almageste et une méthode de calcul totalement originale qui permet de modifier la constante de base de tout calcul astronomique à long terme, celle de la longueur de l'année solaire, trouvée ainsi égale à 365 jours un quart moins un cent trente-quatrième de jour. Ce chiffre est très proche de sa vraie valeur recalculée pour l'époque, et la différence avec la valeur trouvée par Ptolémée n'est effectivement sensible que sur une longue période de temps.

     Cet exemple nous montre comment les scientifiques arabes, dès le début, ne se sont pas contentés de suivre servilement les résultats des auteurs grecs anciens : dès que ceux-ci leur ont été accessibles ils les ont travaillés de façon critique sur une base expérimentale, pour créer des œuvres originales de grande valeur scientifique. Parmi celles-ci nous trouvons en particulier les œuvres de Thâbit b.Qurra, au départ élève des Banû Mûsâ, et qui semble avoir pris par la suite la tête de l'école fondée par ces derniers.

     Thâbit est probablement le plus brillant des savants en sciences exactes à cette époque. De langue maternelle syriaque, il connaissait parfaitement le grec, et l'arabe était sa langue de travail. 11 avait donc directement accès aux sources anciennes et il participa activement à la création d'une langue scientifique arabe précise, d'une part en traduisant des textes ou en révisant le travail d'autres traducteurs, d'autre part en produisant des oeuvres originales. Les sources bibliographiques anciennes nous donnent les titres de 41 livres d'astronomie qu'il avait composés, il ne nous en reste actuellement que 9. Ses travaux dans ce domaine nous montrent qu'il fut un théoricien de l'astronomie plus qu'un observateur : il s'appuie sur des observations récentes faites par d'autres que lui, mais ce sont surtout les raisonnements mathématiques de Ptolémée qu'il a repris de façon critique pour réduire la part d'empirisme qu'il y trouvait ou pour en prolonger les résultats. Nous trouvons ainsi chez lui des études précises sur la variation du mouvement apparent des astres, et des recherches théoriques sur les problèmes généraux de visibilité des astres juste avant le lever du soleil ou juste après son coucher, ce qui dépasse de beaucoup ce que l'on peut trouver chez Ptolémée.

     Ces quelques traits particuliers sont choisis en astronomie, nous pourrions retrouver leur équivalent dans le développement des autres sciences exactes au IXe siècle à Bagdad [7] : des traditions de travail en langue arabe s'y sont établies sur des bases solides et c'est en très peu de temps qu'a pu s'opérer le passage réussi d'une culture scientifique à une autre, de la culture grecque à la culture arabe, celle-là servant de point de départ à celle-ci, qui a su se développer très rapidement de façon indépendante.

      En reprenant le schéma des deux grandes périodes, évoqué ci-dessus, nous constatons que l'histoire de l'astronomie, dans sa première période, se poursuivit après le IXe siècle avec de très grand noms, tels que celui d'al-Battânî,ou d'Ibn Yûnus, ou d'Ibn al-Haytham, ou d'al-Bîrûnî... jusqu'à ce qu'apparaisse la nécessité de chercher une nouvelle façon de traiter les mêmes problèmes, ce fut le travail de l'école de Marâgha jusqu'à Ibn al-Shâtir.

      Sans savoir encore comment ce passage a pu se produire, nous retrouvons une influence certaine des raisonnements et des calcules d'Ibn al-Shâtir, deux siècles après lui, en Occident, chez Copernic. Ce dernier apporta cependant la très grande nouveauté du changement d'origine, en faisant perdre à la terre sa place au centre du monde, pour la faire tourner autour du soleil, et permettant ainsi à ses successeurs le dépassement complet d'une science enracinée jusque là dans une tradition dont le point de départ se trouve dans les écrits de Ptolémée. L'étude du développement complet de l'histoire de l'astronomie arabe permet de comprendre un peu mieux comment ce dépassement a pu se produire.

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NOTES

[1] Pour cette question des traductions, voir : PARET R. : Notes bibliographiques sur quelques travaux récents consacrés aux premières traductions arabes d'oeuvres grecques, Byzantion, 29-30, 1959-1960, p. 387-446.
Au cours de cet article, pour tous les noms de scientifiques cités, on peut toujours se reporter à : Dictionary of Scientific Biography , 16 volumes, New- York : Scribner, 1970-1980.

[2] Les trois ouvrages de Ptolémée les plus importants en astronomie sont les suivants : l'Almageste, en 13 livres, qui détaille l'ensemble des modèles géométriques géocentriques pouvant rendre compte des mouvements apparents des astres, et les tables numériques dressées à partir de ces bases théoriques : le Livre des Hypothèses, qui reprend certaines conclusions de l'Almageste, puis donne des valeurs numériques pour les dimensions du monde et celles des astres, et enfin propose un modèle physique de l'univers à l'aide de sphères matérielles centrées sur la terre ; le Phaseis, qui étudie la question de la visibilité des étoiles fixes sur l'horizon juste avant le lever du soleil ou juste après son coucher.

[3] Voir l'exposition du système de Ptolémée dans :
J.L.E. DREYER : A History of Astronomy from Thales to Kepler, 2nd éd., New- York : Dover Publications, 1953.

[4] Une série d'études sur Ibn al-Shâtir a été réunie dans un volume collectif : E.S. KENNEDY et I. GHANEM (éditeurs) : The Life and Work of Ibn al-Shâtir, an Arab astronomer of the 14 th. Century, Aleppo : Inst. for the Hist. of Ar. Science, 1976.

[5] Sur tous ces problèmes, voir les études rassemblées dans : E.S. KENNEDY : Studies in the Islamic Exact Sciences, Beirut : American University, 1983.

[6] Pour l'étude détaillée du texte de ce livre, et pour l'analyse des œuvres astronomiques de Thâbit b. Qurra, je me permets de renvoyer à mon ouvrage, sous presse, à Paris (Les Belles Lettres).

[7] Dans le domaine des mathématiques, voir l'ouvrage : R. RASHED : Entre Arithmétique et Algèbre (Recherches sur l'histoire des mathématiques arabes), Paris : Les Belles Lettres, 1984.



Ci-dessous un cours film pédagogique produit par L'IMA (Institut du monde arabe) expliquant le fonctionnement d'un astrolabe.

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