Co-fondateur de la revue numérique Les Cahiers de l'Islam, des éditions du même nom ainsi que de… En savoir plus sur cet auteur
Lundi 8 Avril 2013

Le printemps arabe, peut-il devenir un printemps islamique et dans quel sens ? Le discours européen sur le « printemps arabe ».



Nous proposons ici les enregistrements de deux conférences tenues dans le cadre d’un cycle de conférences sur le « printemps arabe » et le discours européen sur le « printemps arabe ». Les audio sont fournis ci-dessous, après le texte.

La première conférence s’est déroulée le 12 Octobre 2012. Elle a été organisée par l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) et le Centre de Recherches et Etudes Avancées (ASRC - Bruxelles) en coopération avec l’Institut des Etudes Epistémologiques, Europe (IESE - Bruxelles) et l’Association des Chercheurs Musulmans en Sciences Sociales (AMSS UK), autour de M. Anwar Ibrahim, ancien vice premier ministre malaisien, de S.E.M. Pierre Lafrance, ancien Ambassadeur de France en Iran et au Pakistan et Envoyé spécial de l’UNESCO en Afghanistan, de M. Beddy Ebnou, directeur de l’ASRC (Centre de Recherches et Etudes Avancées), de M. Anas Sheik Ali, Président de l’AMSS et de M. Denis Sieffert, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire français Politis. Le débat fut animé par Didier Billion, directeur des études de l’IRIS.
La seconde conférence, organisée par le Centre de Recherches et Etudes Avancées (ASRC-Bruxelles) en coopération avec l’Institut des Etudes Epistémologiques, Europe (IESE - Bruxelles) s’est déroulée, une fois encore autour de M. Anwar Ibrahim, de S.E.M. Pierre Lafrance et enfin de M. Beddy Ebnou.

Ces deux conférences s’articulent principalement autour des interventions de M. Anwar Ibrahim et de M. Pierre Lafrance. MM. Denis Sieffert et Beddy Ebnou faisant des interventions plus courtes. Les questions du public clôturent chaque conférence.
Elles ont pour vocation de tenter de répondre à la question suivante : « Le Printemps Arabe peut-il devenir un Printemps Islamique, et dans quel sens? ». Toutefois, ont été conjointement abordé, entre autres, le positionnement du discours « occidental » sur le « printemps arabe » ainsi que le rapport de l’Islam à la démocratie.

Dans un premier temps, nous présentons les principaux éléments des interventions de M. Anwar Ibrahim et ses réponses aux questions de l’auditoire. Celles-ci constituent le noyau central des conférences. Son argumentation étant quasiment similaire dans les deux conférences, nous avons pris la liberté de regrouper ses arguments au sein d’un seul texte. La première personne du singulier est parfois utilisée pour rapporter son propos. Par ailleurs, les questions traitant précisément de la politique intérieure de la Malaisie ne sont pas reportées. A la suite, nous rappelons brièvement le point de vue des autres intervenants. 


Principaux éléments de l’intervention de M. Anwar Ibrahim

M. Anwar Ibrahim, ancien vice premier ministre malaisien
Printemps Arabe ou Printemps Musulman ?

Si l’on écoute les medias occidentaux, il semble évident qu’il existe une « dominante islamique » dans les « printemps arabes ». Pour autant, les pays arabes ne représentent que 15 à 20% des Musulmans. Par ailleurs, il convient de garder à l’esprit que ces pays musulmans présentent des réalités multiples et variées et qu’en conséquence, ils ne peuvent se regarder sous un seul paradigme, sous un seul et même angle.
Ce que de nombreux musulmans nomment plutôt « réveil arabe » [1] ou encore « révolution arabe » [2] est en réalité un mouvement « en profondeur », entamé au sein du monde musulman, entre autres, par le passage de la dictature à la démocratie du plus grand pays musulman, l’Indonésie, après cinquante ans de dictature, ou encore par la sortie de la dictature militaire de la Turquie. Cependant, même si les pays arabes sont des pays musulmans nous n’avons pas nécessairement besoin de parler de « printemps Musulman ». En effet, les minorités religieuses de ces pays ont aussi participé aux révolutions, particulièrement en Egypte. Nous sommes donc face à des mouvements nationaux s’élevant contre la corruption, contre la pauvreté, pour la liberté et pour la « démocratie » [3]. C’est pourquoi, nous pouvons dire que ces révolutions sont le fruit des peuples Arabes, de leurs aspirations. Si l’on examine ce que ces peuples ont subi, sous les régimes dictatoriaux qui leur étaient imposés, nous comprenons aisément leur soif de liberté. Or, à plus ou moins long terme les autocrates et les dictateurs finissent par chuter, la « justice triomphe », et une nouvelle démocratie apparait. De fait, la démocratie n’est pas le monopole de l’Ouest ou de l’Est, ni d’une religion, mais un sentiment universel ancré dans chacun de nous. Et ceci indépendamment de tout lien avec la religion. Ces peuples veulent des réformes et plus de démocratie, plus de liberté et de justice économique. De l’équité. La fin des inégalités entre riche et pauvre. C’est l’essence même de ces révolutions Mais ils souhaitent ces réformes sans tomber dans les excès de « l’Ouest ».

En quoi ces révolutions sont-elles importantes pour le monde musulman et pour les Musulmans, notamment pour ceux qui vivent sous des régimes dictatoriaux au moyen orient ?

L’expérience tunisienne a certainement eu un impact limité sur le monde musulman. En revanche, la révolution égyptienne, au travers d’al-Azhar ou des dissidents de l’ancien régime qui étaient ou sont encore en contact avec l’ensemble des pays musulmans a eu un impact majeur. Que ce soit l’Inde, la Malaisie ou l’Indonésie, ces pays ont dans chacune de leurs régions des Imams, des Qadis ou des personnalités venant d’al-Azhar ou d’Alexandrie.

Mais que serait un « printemps Musulman » ?...

Pour qu’un « printemps Musulman » se produise dans les pays du Moyen Orient ou dans le monde Musulman, la première des mesures est de mettre en place une « constitution démocratique ». Dans les faits, et non pas uniquement en parole. En réalisant des élections libres, en élisant un président légitime, en mettant en place un pouvoir légitime et en appliquant la « Loi ». Le problème de la légitimité est central. Ces mesures permettraient d’entamer une nouvelle ère de démocratie et de liberté.



Ouverture d’une urne pour le dépouillement, à Benghazy. Reuters
Démocratie & Islam

Penser vous que la démocratie puisse véritablement exister dans un état islamique sous une loi islamique et sans loi « séculière » ?... Comment par exemple assurer l’égalité hommes femmes ?


L’Islam avec la charia et la démocratie sont-elles compatibles ? Je réponds que cette question n’est pas « fairplay ». Tout d’abord, il est à noter qu’en Inde, deuxième pays musulman au monde, cela ne semble pas poser de problème aux musulmans pour vivre dans une démocratie. Il n’y a pas de débat en Indonésie pour savoir si l’Islam est compatible avec la démocratie. De même, il n’y a pas de débat en Turquie sur la démocratie, même si une minorité souhaite une restauration du « Khalifat ». Encore une fois, Il n’y pas de réel débat en Malaisie parmi les musulmans non plus. C’est un débat qui a lieu à Washington, dans les capitales occidentales. Un débat qui n’est pas pertinent. A chaque élection, on me pose la question de savoir si la démocratie est compatible avec l’Islam. Pourquoi cela ne sera-t-il pas possible au sein du monde Musulman ? En réalité, ce n’est pas notre problème mais celui des occidentaux qui sur ce point, semblent « penser à notre place ». Nous devons faire avec !...

Regardons les faits, l’Indonésie, le plus grand pays musulmans a choisi la démocratie, sans le besoin d’un seul soldat américain et ceci malgré le sous-développement, la corruption endémique ou certaines exactions d’extrémistes contre les chrétiens. Bien que profondément ancré dans l’Islam, il a été choisi de promouvoir les minorités chrétiennes et hindoues. D’autres pays du monde musulmans ont fait des tentatives, malheureusement avortées car contraire aux intérêts occidentaux (en lien avec les intérêts pétroliers et parfois suite à l’intervention des services secrets occidentaux). Si l’on regarde l’Indonésie, n’importe qui peut y former un parti politique. Certes, comme en Turquie, le pouvoir est dans les mains d’un parti islamique, mais personne n’a contraint le peuple à voter dans ce sens ou interdit les partis d’opposition. Ce qui signifie bien que la démocratie n’est pas qu’un processus « électif », mais passe par une réforme des institutions.

Comme je représente un parti démocratique (le parti de la justice) qui rassemble différentes composantes dont certaines laïques, on me pose souvent la question de savoir si je suis pour un état laïc ou pour un « état islamique ». Or cette question n’a pas de sens en Malaisie. Elle a du sens en France. Qu’est-ce qu’un « état laïc » ? Si nous prenons cinquante personnes nous aurons cinquante définitions. De même qu’est-ce qu’un « état islamique » ?... Quelle est la norme ? Qu’est-ce que la « normativité islamique ». Dans un grand nombre de cas, dans les faits, malheureusement, « état islamique » est synonyme de corruption, de dictature. Aussi nous devons éviter les « slogans » et expliquer ce que nous voulons. Aucun pays ne doit accepter le fait que l’on ne respecte pas la liberté de conscience et de religion. « L’agenda » est à l’équité, au respect de la Loi, à la justice sociale et économique. Le problème que cela soit dans les pays musulmans ou en occident, reste avant tout la bonne gouvernance.

Pourquoi dénie-t-on le droit aux musulmans de parler de « loi islamique » ? A force de dénier le besoin d’islamité dans la définition des normes des peuples, nous constatons un repli identitaire (ou un renouveau identitaire) chez ces derniers. L’élection des Frères Musulmans en Egypte a sanctionné « les greffes » de modernité, du marxisme, imposés à ces peuples. Actuellement il existe une forme de schizophrénie provoquée par la superposition des normes empruntées à l’occident avec les normes héritées de l’histoire islamiques.

Si vous me demandez en tant que musulman pratiquant ce qu’est la « loi islamique », dans le but de comprendre ce qu’est la « charia » , je vous répondrai qu’il convient en premier lieu de comprendre quelles sont les finalités de l’Islam, c'est à dire de comprendre ce que sont les « Maqasîd » de la « charia ». Ce ne sont rien d’autres que la paix, la sécurité, l’égalité et la justice. La « charia » ne peut être « appliquée » au travers du « fiqh » dans sa forme actuelle. Comment revenir à l’esprit du droit musulman ? Comment arrêter le «taqlid» ? Il faut remonter aux sources des « Maqasîd »: retrouver les fondements de «l’humanisme» Musulman des premiers âges. Comment parler de pays islamique si vous ne respectez pas les droits des femmes ? Comment accepter de parler d’état islamique lorsque celui-ci pratique la corruption ? C’est pourquoi, il me semble que la meilleure des choses à faire, serait de transcrire ces « finalités de l’Islam » dans une constitution claire, garantissant liberté et égalité. Pour commencer, il convient d’introduire des mesures de tolérance. Le problème vient autant de l’intérieur (les Musulmans) que de l’extérieur (l’étranger) ou dans les deux cas, il est clairement nécessaire d’éduquer.

De nombreux musulmans sont en désaccord avec moi, considérant mon Islam comme trop européen. Je réponds : « vous pouvez argumenter contre moi, mais vous devez admettre et vous engager sur le fait qu’un état Islamique ne devrait pas permettre la corruption, l’injustice, la discrimination religieuse ou des genres ». Ils me rétorquent alors, que la démocratie dont je parle, n’existe nulle part. Certes, il y a plein de démocrates occidentaux. Les USA sont « ce qui se fait de mieux » en démocratie et pourtant, ils veulent conquérir et contrôler le monde. C’est Bernard Shaw qui disait en parlant de la France et de l’Angleterre: « Vous avez colonisé le monde au nom de la démocratie. Vous avez fait tomber les têtes de vos rois au nom de la république. Cela montre que les « mots » peuvent être utilisés et détournés ». C’est pourquoi, dans mon esprit, le terme « démocratie » peut–être porteur de sens multiples.

Obama au Caire
Du discours occidental

Obama est venu faire un superbe discours au Caire. Mais une fois l’euphorie retombée, il est devenu clair que rien n’allait changer dans les faits. Superbe rhétorique, mais suivi d’aucune action ! En réalité, les USA gèrent la délicate équation Arabo- Israélienne de la région. Or, dans cette équation, Moubarak restait une pièce maitresse que personne n’osait critiquer en Europe en dépit du fait que ce soit un dictateur. Il y a donc ambivalence dans le discours. Vous parlez de démocratie, mais dans le même temps, vous « travaillez » avec les dictateurs, niant à la fois les valeurs véhiculées par l’Islam et le fait que ces régimes pratiquent l’oppression et bafouent la dignité humaine.
Je comprends les français qui regardent vers la Tunisie comme une grande destination touristique. Ils souhaitent la stabilité et l’ordre. Ils souhaitent ne pas avoir à subir de dysfonctionnements. Mais pour les tunisiens, cette révolution, en restaurant la dignité humaine, est certainement d’une bonne chose. Pour ceux qui sont inquiets de ces changements, il convient de dire qu’il est normal qu’un certain nombre de changements systémiques se produisent dans ce type de situation : Medias, Loi, Economie, Affaires étrangères, tout cela doit se transformer afin que le pays atteigne le statut de « démocratie ». C’est pourquoi, ces changements sont les bienvenus et doivent être dictés non pas par les capitales occidentales mais par ce que veulent les peuples qui se sont révoltés. Si nous leur donnons le choix, ils veulent la liberté, le développement économique, la santé publique, l’éducation. Ils veulent savoir ce que sont les universaux de liberté et de justice.
Par ailleurs, les partis islamiques qui promeuvent ce qui est supposé être la « Loi Islamique » ne sont pas nécessairement suivis par la majorité des gens. C’est pourquoi, par exemple, de mon point de vue, les capitales occidentales et les médias occidentaux qui ne cessent de prendre l’Iran comme exemple « d’état Islamique » sont fort ignorants de la réalité. En effet, prendre l’exemple de l’Iran comme « état Islamique » n’est pas correct, car la révolution dirigée contre le Shah fut confisquée par les « Fouqahas » actuellement au pouvoir. Or dans les révolutions arabes, il s’agit d’un mouvement populaire. Le peuple tunisien a dit : assez, c’est assez ! Nous devons aller chercher la démocratie, et « l’imposer dans les faits ». Chaque citoyen a pour slogan : « une personne, un vote ».

Le printemps arabe est un processus en marche. Paris ne s’est pas fait en un jour. C’est pourquoi, il est étrange, voire anormal, de croire que la démocratie va surgir du jour au lendemain. Cela a mis treize années aux Etats-Unis entre le début de la guerre d’indépendance et la promulgation de la constitution américaine. Il doit donc être possible d’excuser le monde arabe de prendre quelques années pour sa révolution et sa marche vers la « démocratie ».

Et maintenant, la tragédie continue en Syrie. Les leaders refusent de redonner le pouvoir au peuple et sèment la terreur.

Il n’en reste pas moins que le « réveil Arabe », ou « printemps Arabe » est certainement l’évènement historique, débouchant sur un succès, le plus important en cours. Car il s’agit incontestablement d’un succès que d’avoir provoqué la chute du dictateur égyptien et d’avoir fait taire les idées fausses sur la région et notamment la non compatibilité entre Islam et Démocratie.

Pourtant, « notre » problème semble rester de savoir comment discuter avec les fondamentalistes ? Quel est le rôle des Frères Musulmans ? Mais est-ce vraiment « notre » problème ? Qui impose le discours ? Les capitales occidentales ou les capitales du monde Arabe (Le Caire, Tunis ou Tripoli) ? Qui doit dicter les discours, les orientations ? Les occidentaux ou les peuples des pays concernés ? Qui doit adresser ces questions ? Et quand ?

Que faire concrètement dans l’immédiat pour rétablir une certaine stabilité et faire en sorte de reprendre l’avantage sur les « extrémistes » qui tirent avantage de la situation ?

Il y a une responsabilité des pays de la communauté internationale, qu’ils soient observateurs ou bien qu’ils interviennent dans le processus des révolutions. L’occident doit assister ces pays sans imposer, sans intervenir, sans ingérence. Les pays doivent décider. On ne doit pas reproduire l’exemple de l’Algérie lorsque dans les années 90, de nombreux musulmans ont été « éliminés » par le pouvoir, au simple prétexte qu’ils étaient musulmans, et ceci, sans que les pays occidentaux n’interviennent au prétexte qu’ils s’agissaient « d’islamistes ». Où était alors l’égalité, la fraternité ? Qui avait mis en place ses régimes ? Sans le support des Etats Unis pendant des décades, ceux-ci n’auraient pas pu survivre ? C’est pourquoi, un dialogue doit s’instaurer, basé sur une compréhension mutuelle. Ces pays ne doivent pas évacuer le passé. Les anciens régimes se sont effondrés. L’occident doit prendre acte du changement. Il est le bienvenu. Mais tout est à reconstruire.
 

Conclusion de Mr Anwar Ibrahim

Quels sont les éléments fondamentaux de ces révolutions que nous ne devrons pas compromettre ?. La règle de conduite doit être de ne pas compromettre la liberté de conscience, de ne pas compromettre la liberté de religion, de faire appliquer la Loi, d’éradiquer la corruption endémique, de moderniser. Ce sont ces éléments que nous ne devons pas compromettre. Nous pouvons parler de parti laïc, de parti islamique, ou de parti libéral. Mais nous devons avant tout protéger les droits de l’homme, l’égalité des genres. Les pays ayant une vision négative devraient avoir une meilleure perception des perspectives positives du Moyen Orient.

Le printemps arabe doit aboutir à la mise en place de démocraties constitutionnelles. Je suis certain que nous allons voir une vraie transition dans les pays arabes. Nous pouvons questionner la notion de constitution démocratique en pays « musulman », mais je suis musulman et fier de l’être, et vous serez surpris de savoir que l’auteur que j’apprécie le plus pour comprendre ce qu’est la démocratie reste Tocqueville. De plus, nous devons systématiquement expliquer ce qu’est un « état Islamique » au travers des finalités de l’Islam (Maqasîd) et non par une injonction en lien avec la révélation.

Principaux éléments de l’intervention de S.E.M Pierre Lafrance

S.E.M. Pierre Lafrance
De son coté, Pierre Lafrance, en accord avec Mr Anwar Ibrahim indique qu’il s’agit avant tout de comprendre et de respecter la volonté des peuples et qu’effectivement, ce mouvement n’est pas propre au monde arabe mais appartient aussi monde musulman. Ces peuples ont le droit comme tous les autres peuples : à la dignité ; à plus d’équité dans la répartition des richesses ; de pouvoir désigner leur dirigeants.

Mais pour autant peut-on parler d’une aspiration à la « Démocratie » ?

En réalité, la démocratie ne s’obtient qu’à la suite d’un long processus. Ce sont manifestement les « droits primaires » qui ont été revendiqués et non pas directement la « Démocratie ». En effet, il convient d’insister sur le caractère spécifique des systèmes étatiques européens, considérés comme « démocratiques ». Ceux-ci résultent d’un processus historique très long et très complexe ou finalement, et c’est là le plus important, la religion a fini par être « rejetée » dans la sphère privée au nom de la laïcité. Or, pour les arabes et la civilisation musulmane, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Après un épanouissement remarquable, lors des premiers siècles après l’Hégire, elle s’est « repliée » sur elle-même suite aux invasions dont elle fit l’objet. Ce mouvement, semble avoir eu pour effet de faire en sorte que les Musulmans ont considéré, et considèrent encore, la religion comme partie intégrante de leur identité. Ainsi, ils ne pourraient s’exprimer qu’empreints de religiosité. C’est pourquoi, même si certaines valeurs sont communes, comme le refus de l’arbitraire, de la discrimination, de l’iniquité, ou la nécessité d’établir d’un état de droit ou les gouvernements sont soumis au droit, le modèle démocratique ne semble pas pouvoir être totalement « transposé » aux pays Musulmans. D’ailleurs, la meilleure preuve, en est que le renouveau de la Turquie s’est fait à partir du recul du Kémalisme. Kémalisme qui avait imposé une forme de modernité aux Musulmans. C’est pourquoi, les révolutions arabes sonnent le glas des « dictateurs laïcs ». Il existe désormais un risque à ce que l’on voit les « Fouqahas » imposer une dictature.
Il semble donc clair, que ces peuples ne peuvent s’exprimer qu’en usant du « langage Musulman ». On pourrait opposer que les mouvements d’indépendances, les mouvements nationalistes arabes ne furent pas guidés par la religion mais par le sentiment de justice. Cependant, nous devons être convaincus que dans les pays musulmans, les institutions politiques peuvent être difficilement séparées de la religion. Le droit musulman reste prégnant dans l’esprit des citoyens comme un recours contre les « aventures » de la modernité. D’ailleurs, il convient de noter que lors des guerres d’indépendances les mouvements de libération se prévalaient de la religion [5]. Mais au final, le fait que la religion soit présente n’est pas un problème en soit. C’est un fait. La population reste attachée à l’Islam, mais dans leur immense majorité les musulmans ne sont pas des extrémistes. Seuls, certains prédicateurs venant du Golfe (ou règne des monarchies conservatrices) tentent d’avoir une emprise sur les esprits au travers d’un certain « terrorisme intellectuel », et ceci, uniquement dans le but de conserver l’ordre établi.

Dans la mesure où l’on constate dans les pays émergeants, un phénomène d’acculturation concernant le concept de démocratie dans quelle mesure les pays européens et la France en particulier pourraient, en puisant dans leurs traditions religieuses, jouer un rôle dans une « greffe » de la démocratie ?

Il n’est pas certain que l’intelligentsia française sache encore parler de justice et d’équité Divine et rappeler que Dieu ne veut pas être un tyran. La théologie critique n’est plus une spécialité des français sauf pour quelques instituts [6].
C’est pourquoi je prétends qu’il faut une « révolution Islamique » qui fera en sorte de revenir au « Maqasîd », renouvelant le «Fiqh». Cela constitue un défi immense, car de ce fait, l’Islam est « mis en demeure » d’émettre un discours universaliste qui puisse inspirer les principes généraux du droit qui serviront ensuite à établir un état de droit dont dépendront les gouvernants. Or ce mouvement ne sera possible que si l’on assiste à un retour au mode de pensée des débuts de la civilisation musulmane.

C’est pourquoi, finalement, il ne peut pas y avoir de « printemps Arabe » sans « printemps Musulman ».

Intervention de Mr Denis Sieffert

Denis Sieffert, directeur de la rédaction de l’hebdomadaire français Politis
Bien entendu, il n’est pas étonnant de voir combien ces peuples sont impatients de voir les « fruits » de la révolution. Ce qui est plus étonnant, c’est de voir l’impatience des occidentaux reprochant au « printemps Arabe » de ne pas allez « assez vite ». Car dans notre propre histoire, la révolution française a duré environ un siècle, entre la prise de la Bastille et l’instauration de la troisième république, engendrant parfois de véritables situations chaotiques. Comment s’arroger le droit de juger du résultat des « printemps Arabes » à si court terme ? En réalité, ces sociétés cherchent actuellement leur point d’équilibre, non dans le chaos mais plutôt dans la désorganisation, ce qui est normal dans une période de transition. C’est que, différentes forces sont en présence. Parfois nous sommes face à des populations diverses en religion ou culturellement. Certaines parties de la société sont occidentalisées. Il n’est donc pas normal de vouloir « plaquer », « transposer » nos concepts sur ces sociétés, et nous devons laisser « le temps au temps». C’est aussi pourquoi nous devons nous insurger contre les procès fait par les médias en agitant par exemple le mot « charia » comme un épouvantail, alors qu’il s’agit en réalité d’un concept fort complexe. A mon sens, même si la question religieuse reste importante, c’est la question sociale qui est au centre des débats, la mise en place d’une « démocratie distributive » ayant pour fondements les « Maqasîd ».

Intervention de M. Beddy Ebnou.

M. Beddy Ebnou, directeur de l’ASRC (Centre de Recherches et Etudes Avancées)
Je vais donc rebondir brièvement sur ce qui vient d’être dit, fort bien dit, notamment sur le parallélisme entre l’Europe et le monde musulman, parallélisme relativement classique. Il me semble toujours important de rappeler - ce n’est pas tout à fait audible dans le vacarme médiatique - que les régimes arabes dont il s’agit ici sont des régimes dont l'émergence est récente. Il y a ici une grande différence si l'on compare aux régimes dont il s’agissait aux Etats Unis à la fin du 17ème siècle et en France à la fin du 18ème siècle etc. Pour quelle raison ? pour la raison suivante : l’essentiel des régimes arabes actuels date du début des années 70. Les monarchies du Golfe qui ont acquis un pouvoir énorme grâce à la transmutation pétrolières qui date du début des années 70 sont des monarchies qui n’avaient absolument aucune influence avant le début des années 70. Grâce à cette grande transmutation pétrolière, les monarchies du Golfe ont acquis une espèce de « leadership »  dans le monde arabe, c’est tout à fait un événement non négligeable qui s’est combiné au début des années 70 avec l’affaiblissement du l’Union Soviétique, l’affirmation de la domination américaino-israélienne dans la région au lendemain de ce qu’on appelle dans les pays arabes al-Naksa,  c-à-dire la débâcle et qu’on appelle ici la guerre des Six Jours. L’essentiel des régimes monarchiques mais aussi « anti-occidentaux », tel que le régime libyen, irakien et syrien … tous ces régimes évidemment ont éclos au lendemain de la guerre des Six Jours de 67. Kadhafi est arrivé au pouvoir en 69, Saddam Hussein en 68 et Assad le père en 70, etc. Et donc cette parenthèse autocratique était récente.

J’aimerai dire 2 mots si le temps le permet sur ce que cela représente dans le monde arabe par rapport au reste du monde musulman.

Au début du 19ème siècle, le monde arabe, c’est-à-dire la partie arabophone du monde musulman, apparaît comme détenant le leadership du monde musulman. Il y avait une espèce d’espoir qu’il y aurait une certaine propagation à la domino de la révolution industrielle anglaise dans le monde arabe en même temps qu’elle se propageait en Allemagne puis en France. Il y a eu l’industrialisation par exemple d’un pays qui a subi l’influence directe de l’Europe qui est l’Egypte au début du 19ème siècle. D’ailleurs, c’est là que le concept du monde arabe est né, ce n’est pas un concept  anhistorique ou transhistorique, le concept du monde arabe est né au 19ème siècle très exactement en Egypte avec la presse  qui commençait à émerger et qui est née grâce à l’immigration d’un certain nombre de chrétiens libano-syriens qui se sont installés en Egypte au moment où les premiers journaux apparaissaient. Evidemment je ne vais pas rentrer dans les méandres du 19ème siècle.
Mais au terme de ce siècle quelque chose s'est passé. Quelque chose qui fait qu’un auteur important comme Shakib Arsalane a écrit un petit ouvrage dont le titre est devenu par la suite l'emblème de tous les débats qui ont suivi, à savoir لماذا تأخر المسلمون و تقدم غيرهم ؟     « pourquoi les musulmans ont-ils pris du retard alors que les autres se sont développés ? ». Ce petit ouvrage dont tout le monde connaît le titre en général et que personne ou presque n’a lu, quand on l'examine, on s'aperçoit d’une chose importante : Le fait colonial qui a commencé à se généraliser à la fin du 19ème s’est combiné avec un autre sentiment dans le monde arabe, dans le monde arabophone, sentiment qui avait à l’époque un écho dans le reste du monde musulman par le biais des journaux publiés en Egypte, journaux qui étaient lus par les élites musulmanes arabophones dans le reste du monde musulman. Je rappelle que le monde arabe est arabophone mais que dans le reste du monde musulman, au moins jusqu’à la fin du 19ème siècle, les élites lettrées étaient également arabophones. Donc dans ce petit ouvrage on trouve la chose suivante, les autres c’est évidemment l’Europe qui se développe mais les autres c’est aussi le Japon. Shakib Arsalane observe que l’Europe occidentale, d’abord l’Angleterre puis le reste de l’Europe occidental, se développe techniquement et puis "nous" qui sommes proches, on ne se développe pas techniquement C’est le lointain Japon qui y parvient. Entre temps, ce produisit le fait majeur du délabrement de l’industrialisation en Egypte etc. Or ce qu’il est possible de constater depuis le début des années 80, c’est que le reste du monde musulman se développe, alors que le monde arabe ne s’est pas développé. L’Indonésie se développe non seulement sur le plan technique mais aussi sur le plan social et politique. Puis un pays qui a quasiment la même histoire que l’essentiel du monde arabe, c'est-à-dire la Turquie, commence également à se développer. Enfin un pays voisin du monde arabe, l’Iran, qui partage une bonne partie de l’histoire califale, mais qui ne partage pas le dogme dominant dans le monde arabe commence également à se développer, cela était plutôt perçu dans les années 90 après la guerre de 91 donc à la suite de l’invasion de l’Irak et de son écroulement, qui s’est poursuivi notamment avec la grande invasion de 2003 etc.

Je veux dire par là que le monde arabe a commencé à prendre conscience que la question que la génération de Shakib Arsalane se posait dès le 19ème siècle - comme bien d'autres antérieures et ultérieures - « pourquoi les musulmans ont-ils pris du retard alors que les autres se sont développés ? », devient pourquoi le monde arabe a-t-il pris du retard alors que le reste du monde musulman se développe . Cette question a été au cœur des débats dans les années 90, autour de ce qui s’est passé en Algérie et en Egypte. Et évidemment elle ne peut que se poser de façon encore plus lancinante avec la résurgence de la question sunnite-shiite après l’invasion de l’Irak en 2003. Elle n'est pas moins lancinante  lorsqu'au tournant des années 90 une bonne partie du monde a connu la chute des régimes staliniens, à l'exception des régimes arabes qui étaient dits socialistes c-t-d semi-staliniens tels que la Lybie, l'Algérie, la Syrie ou l'Irak.

Ce caractère particulier du "stalinisme arabe" est significatif. Ce n'est que finalement maintenant, depuis un an ou deux ans, qu’il commence à subir les premières attaques.

Remarquons que le monde arabe demeure plus tourné vers l’Europe que vers l’Asie, en tout cas pour l’instant. Les régimes arabes ne sont pas issus d’anciens régimes et n'ont pas d'historicité propre autre que celle du découpage territorial colonial. C’est là que le comparatisme ou le parallèle avec l’Europe connait ses limites. Le dépérissement comme l'émergence des régimes arabes, y compris les plus staliniens d'entre eux, est assez lié à leur rapport à l'Europe occidentale et l'Amérique. Leur dépérissement n'est pas sans lien avec le déclin de l'Europe.  Qu'ils soient semi-staliniens, semi-libéraux ou monarchiques, se sont des régimes plaqués sur les sociétés depuis les mouvements post-indépendance, il s'agit là de cette fameuse dichotomie entre l’Etat et la société.
Il a été question du droit musulman. J’ai toujours ce problème avec les étudiants. On a du mal à comprendre que le droit musulman n’est pas appliqué dans les pays dits musulmans comme droit étatique. Alors pourquoi en parle t-on ? On en parle parce qu’il y a l’Etat, mais il y a les sociétés. Or, il y a une très grande dichotomie entre l’Etat extérieur factice et les sociétés du monde arabe.

Ce caractère factice et extérieur de l'Etat est bien visible.

Il y a certes les Etats semi-libéraux comme l'Egypte et la Tunisie où les révolutions semblent "marcher". L'itinéraire est difficile mais l'espoir demeure. Mais comme vous pouvez le remarquez, il y a les pays "semi-staliniens" , la Syrie et la Libye, où les révolutions ont connu un tournant assez particulier, un tournant violent, avec finalement au moins dans le cas libyen, des interventions étrangères. Cela a mis un grand point d’interrogation sur le devenir de ce printemps arabe. Enfin, il y a une autre partie du monde arabe qui est restée pour l'instant à l'abri des mouvements révolutionnaires, ce sont les monarchies du Golfe, des monarchies qui ont désormais un pouvoir énorme dans le monde arabe. Ce sont des Etats où les habitants ne sont majoritairement pas citoyens, n'ont pas accès à la citoyenneté. Ce sont des monarchies où l'Etat extérieur et factice est typifié à l'extrême.

_______________________________
[1] Arab awakening »
[2]«Thawra Arabia » (الثورة)
[3] Il convient de noter que l’utilisation qui est faite du terme démocratie par Anwar Ibrahim est celle de Tocqueville dans son étude de la démocratie Américaine c’est-à-dire une notion équivalente à liberté ou dignité humaine.
[4] Notamment le droit doit pouvoir s’appliquer à tous les citoyens avec équité en sortant notamment de la Dhimma (ذمة).
[5] Exemple du discours de Bourguiba en Tunisie ou des leaders des combattants Algériens.
[6] L’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE) par exemple.

Conférence du 12 Octobre 2012


This browser does not support the video element.




Dans la même rubrique :