Samedi 5 Mars 2016

Le désarroi identitaire, Jeunesse, islamité et arabité contemporaines, Réda Benkirane.



L'auteur semble vouloir faire saisir le grand malaise des sociétés qui vivent au sud de la Méditerranée. Filles d'un passé glorieux dont ne subsiste que des souvenirs, une langue sacrée, une foi aux multiples courants antagonistes, ces sociétés connaissent la décomposition qui vient, entre autres phénomènes, d'une urbanisation anarchique, du sous-emploi, de la corruption, de la mondialisation de l'économie et de l'aliénation culturelle qui l'accompagne; sans compter les soubresauts d'une actualité faite de guerres et de crises violentes. R. Benkirane adopte ce style décousu pour faire toucher du doigt la difficulté qu'éprouvent actuellement les peuples, leurs élites et leurs masses déracinées à concilier leurs racines et leurs migrations, l'héritage de la «bédouinité» et la vie citadine, le chaos économique et leur aspiration à l'harmonie (…)  » 

Jean-Marie Gaudeul, Etudes, mars 2005
 

Nous proposons ici la recension de l'ouvrage Le désarroi identitaire, Jeunesse, islamité et arabité contemporaines de Réda Benkirane par Karine Tourné. 
Celle-ci a été publiée une première fois dans Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 117-118 | juillet 2007.

Nous publions au préalable un extrait de l'ouvrage tiré du site de l'auteur.

 


Broché: 344 pages
Editeur : Cerf (7 octobre 2004)
Collection : L'histoire à vif
Langue : Français
ISBN-10: 2204075957
ISBN-13: 978-2204075954

 

Première ébauche. (Extrait)


Maintenant que la vague islamiste la plus radicale s’éloigne, il reste à comprendre ce qui se passe encore au quotidien dans l’espace des grandes cités. Ici, c’est l’observation directe qui nous l’impose, à l’horizon du plus grand nombre. La question surgit au premier plan dès la révolution iranienne. Si elle s’ancre maintenant dans l’aire islamique, ce n’est que pour se déployer plus amplement, en dépassements, dans le troisième millénaire. Il faut d’abord extraire la notion d’islamisme de certains de ses mythes dissipateurs. C’est à partir du terrain sociologique, des Philippines au Maroc, que se signale une méthodologie intrinsèque au phénomène observé. Cet islam-là ne s’exprime a priori pas dans l’écume intérieure (batiniya) d’une pensée locale ou globale, sa force ne se soupèse pas non plus dans la digression théologique ; malgré un discours de grande allure, la vision n’émane nullement des séminaires et de l’isolement avec soi-même, mais elle est le résultat d’une théologie, pratique, tout terrain dans l’espace urbain. La lecture islamiste du Coran, si elle procède d’une réduction tactique, par modification et restriction progressive du champ sémantique, reste malgré tout ambivalente ; on la range volontiers dans l’interprétation révolutionnaire et radicale. Mais l’on ne sait pas toujours comment elle devient réactionnaire ; par exemple dans ses connexions avec les principautés pétrolières, sa représentation monotone du monde et sa propension si caractéristique à se distinguer des autres mouvements d’opposition politique. Comment passer, par exemple, d’une théorie du tyrannicide – ambitieuse et pas toujours aboutie – à celle, prétentieuse, profane, qui découpe l’univers sensible en tranches licites (halal) et illicites (haram) ? Et de quel héritage – tribal – prétend-on briser les mosaïques de l’Islam par désir d’homogénéisation de tout, en proclamant l’interdit à longueur de discours et en vrac sur le soufisme, l’art musical et pictural, la mixité des lieux, la condition féminine, l’ijtihad (effort d’interprétation) novateur, et, plus prosaïquement, le jeu de dominos au café ?

Préambule avant nos propres déambulations. Les termes islamisme, islamiste ne sont pas l’invention de stratèges occidentaux et autres linguistes, hégémoniques ou abusés par la musique de leurs mots. Ces termes furent produits par le frottement avec le réel dur d’habitants serrés dans des sites impropres à l’habitation, souvent éloignés de l’éducation et du savoir. Mais, dans le même temps, ces noms témoignent de retours d’expérience allant du nassérisme au guévarisme en l’espace d’une vingtaine d’années ; randonnée à travers le spectre idéologique qui va du nationalisme arabe au marxisme-léninisme en passant par ses variantes les plus éphémères, les plus exotiques. Cette terminologie (islam-isme, islam-iste), qui s’articule sur le nom du troisième monothéisme, montre qu’elle est purement endogène d’où sa force, sa marque et sa démarcation explicitement assumée vis-à-vis du phénomène religieux ; à la bifurcation majeure séparant sunnisme et chi’isme ainsi que leurs arborescences respectives – elles-mêmes nourries d’innombrables voies, courants mineurs et scissions majeures –, il faudrait encore ajouter l’opposition entre rationalistes, philosophes spéculatifs, littéralistes et ésotéristes qui ont produit au cours des siècles des différences stylisées dans de multiples écoles de pensée. Il faudrait de même nuancer les niveaux entre religion savante et populaire, spiritualité des villes et des champs, culte du Livre et des saints… Enfin, il faut surtout ne pas ignorer l’ingérence de la violence politique, dès la mort du prophète Mohamed, pour se rendre compte que l’islamisme, phénomène contemporain, n’est qu’une petite vague, disons post-coloniale, insérée dans une durée de quatorze siècles englobant des centaines de peuples distincts.

L’« is(th)me » prononcé consomme d’emblée la rupture ; vu selon le point de vue interne, ce que d’aucuns considèrent comme un kyste, les protagonistes de la scène en question le projettent en prothèse. Expansion probable ou prétention dangereuse ? Le discours islamiste est à la pensée islamique ce qu’une milice est à l’armée, une espèce de scoutisme dont la force intellectuelle n’est vérifiable que par quotidienneté interposée. C’est au nom de cette dernière qu’elle fait sens et survit à toutes les dérives sociopolitiques. Dès l’instant où ce néologisme se coupe de sa racine première, spatiale (l’urbain), temporelle (le quotidien), l’échafaudage conceptuel se dé-contracte : il n’a plus espace ni moment pour être.

L’isthme découvert sur son propre socle avoue un cousinage, éloigné mais tenace, avec d’autres « ismes » témoignant des mondialisation et radicalisation d’une époque marquée en économie, en politique et même en sciences exactes par l’affaissement des grandes convictions et la montée de l’incertitude. Nous découvrons la science de l’inquiétude, c’est-à-dire littéralement l’étude des phénomènes loin de l’équilibre qui abondent dans la nature. Tout autant que l’évangélisme contemporain, si vivace en Amérique – néo-fondamentalisme anglo-saxon, théologie de la libération sur sol amérindien –, l’islamisme s’éprend des médiums pour étendre sa sphère militante dans les grandes cités. C’est là où les paumés en masse cherchent du sens après leur épuisante inactivité, ou bien alors leur dur labeur à l’usine, au chantier, et, de plus en plus maintenant, leur longue exposition à l’écran-clavier, concourant ainsi à la digitalisation du monde. Ainsi les prêcheurs contemporains sont des self-made-men, virtuoses jouant de la musique blues, débitant des phrasés rap. Tout au long de ce siècle, ces discours contemporains n’auront formulé qu’une théologie politique, ou une idéologie du progrès, une de plus.

Mais nous n’avons pas encore abordé l’essentiel, le substrat, à savoir la dimension concrète (ici et maintenant), mais discrète (le tout ou rien), impliquée dans l’espace vécu. D’où la force, le souffle, l’emphase et, parfois, en quelques endroits aussi, la beauté de l’idéologie. Ce concret s’oppose à l’abstrait, cette inclination si ancienne de l’âme arabe qui guide son monothéisme, orne ses arts, distingue sa pensée.

Quant à ceux qui formulèrent le credo islamiste, ils se comptent sur les doigts d’une main : pour l’essentiel, Hassan El Banna, Abu A’la Al Mawdudi et Sayed Qotb. Ce mode de pensée affleure à longueur de journée, depuis des décennies, dans les terrains sociologiques : Casa, Alger, Tunis, Le Caire, Beyrouth… Ses véhicules sont la revue, la cassette et le haut-parleur, opérateurs culturels à destination de l’individu arabe contemporain – ils seront quatre cents millions d’ici un quart de siècle. Il faut noter au passage le rôle de la technologie dans la vulgarisation de la théologie. La filiation intellectuelle prend source à partir d’une dérive, celle de la Nahdha, « renaissance » arabo-islamique, contrecoup du mouvement des Lumières. Son principal lieu de naissance, l’Égypte, fonctionne pour le monde arabe contemporain comme un pays producteur d’idéologies : la modernisation initialisée au xixe siècle par Mohamed Ali est relayée par le réformisme religieux de Mohamed Abdou, que moralise et affranchit Hassan El Banna, pour diminuer devant la montée du nassérisme, avant d’être finalement reprogrammée, radicalisée par la grille de lecture de Sayed Qotb du corpus coranique. Voilà, prestement évoquée, la procession intellectuelle sur laquelle le discours islamiste prend forme. À ne retenir que sa stricte contribution à la pensée arabo-islamique, il n’y a là rien de remarquable, si ce n’est l’élégante logique démonstrative. En effet, pour se valider comme théorie religieuse, le discours islamiste a recours au raisonnement positiviste. Contrairement au message coranique qui se conçoit et se prouve par lui-même (condensé de la Création), la théorie prétendant construire une société idéale, par application du droit idéal, se fonde uniquement sur le recours à une proposition extérieure ; l’espace profane, jahili. Cet espace fournit, en négatif, des repères cardinaux. Espace d’autant plus vital qu’il se confond aisément avec l’espace urbain. Essentiel, l’espace de la Jahiliya permet la définition de ce que l’on est et voudrait être, en disant ce que l’on n’est pas et ce qu’on ne veut pas devenir. Ainsi, parce qu’on redoute le devenir non maîtrisé, on projette la métamorphose sur les autres pour mieux différer l’incertitude qui pèse sur tous, comme si l’on pressentait son funeste travail de l’intérieur. Aussi, d’un point de vue de logique pure, le postulat islamiste procède moins de l’énoncé coranique à proprement parler que de l’énoncé (méta)mathématique de Gödel sur l’incomplétude : une théorie ne peut se valider que par rapport à une prémisse externe au champ logique de la démonstration.

Recension par Karine Tourné


L’ouvrage de Réda Benkirane est déroutant. Au sens premier du terme, il s’engage et nous engage à le suivre sur des chemins multiples qui transforment la lecture en un jeu de piste. La thématique, qui n’est pas nouvelle s’agissant de l’identité, est abordée ici dans une démarche interactive tant la participation du lecteur est suscitée et son attention par ailleurs nécessaire pour assembler le puzzle.

La question de l’altérité et de l’identité est traitée sous une multitude de facettes. On ne peut que remercier l’auteur du travail exploratoire gigantesque qu’il met à disposition du lecteur. La richesse et la diversité des matériaux mobilisés rejoignent par ailleurs un foisonnement des pistes et l’amplitude du champ des interrogations. Il s’agit en effet pour Reda Benkirane de restituer une complexité permettant de « (…) saisir la nature de l’islamisme, cet « islam politique » qui a tant occupé le devant de la scène politique internationale et tant frappé les imaginaires depuis un quart de siècle ». Pour ce faire, la figure du jeune migrant est invoquée comme un récapitulateur des générations, des histoires, des individualités, de tout ce qui fut et sera. Cet impératif d’une fidélité à la complexité du réel, qui diverge des mots, s’apparente à une profession de foi : ne pas réduire la réalité à un mot qui la trahirait mais être attentif au dé/re/tournement des mots, à leur géométrie variable ; ne pas se satisfaire des lignes droites mais privilégier les détours, les digressions et donc appréhender la pluralité et « énoncer non pas une, mais deux, trois, cent vérités provisoires. »

« Le parti pris des gens » anime cet ouvrage qui suscite dans l’esprit du lecteur l’idée d’une lettre ouverte dont on ne peut s’empêcher de se poser la question du destinataire. Cette intention s’accompagne logiquement d’une démarche assumée, revendiquée par l’auteur tant du point du vue du style que de la démonstration. On observe ainsi une porosité entre la forme et le fond, entre l’écriture - son rythme, les images invoquées - et l’argumentation qui se construit, parfois en filigrane, sur les motifs et les tempos de l’écriture, sur des glissements de terrain et de lecture, tel le récit du naufrage, par le recours à des métaphores et des analogies. La subjectivité est affichée, utilisée même. JE devient une focale, TU un interlocuteur interpellé. On est dans l’accusation. Elle se double d’un lyrisme assumé par l’auteur. Cette sociologie poétique se fonde sur une position revendiquée, celle de l’implication. Il s’agit d’énoncer en dénonçant.

Nombreux sont cependant les soucis du lecteur. Dans cette richesse, ce foisonnement de pistes, il lui arrive de se perdre. L’originalité de l’ouvrage réside principalement dans sa construction. La démonstration se déploie comme un scénario mettant en scène sa propre écriture, l’assemblage des arguments est opéré par le lecteur. Mais on est surtout étonné par un paradoxe, comme si l’auteur était aveuglé par sa propre découverte. Le plaidoyer de l’auteur pour une généalogie de l’avenir, l’importance des liens et des continuités ne transparaissent pas s’agissant d’autres travaux, d’autres terrains.

On ne peut que constater les limites du lyrisme. Dire, déclamer, dédouane ici d’expliquer, de donner au lecteur des modalités de compréhension plus articulées, plus claires sur le terrain. « J’ai pu entendre la voix sourde de ceux qui se racontent sans détour ni mise en scène. Offrande de l’âge au premier venu, venu à l’essentiel. Dans la nudité mutuelle et consentie, il y a pudeur et respect véritables. La ville, le pays contemporains se donnent à voir par les plus humbles, ces habitants parqués en marge, dans des parties honteuses. Cette lecture est moins facile, moins conventionnelle, mais elle offre certains avantages : inesthétique, le cliché d’une ville, d’un peuple en négatif révèle néanmoins une profondeur de champ insoupçonnée….. ». On pense alors à la multitude de travaux d’anthropologues, de sociologues, peut-être moins poétiques mais tout aussi novateurs, présents sur les mêmes terrains, auprès des individus dont ils portent la parole.

Enfin, on est saisi par le décalage entre la volonté affichée, celle d’un parti pris des gens, et la réalité restituée ici. On regrette le peu de place accordé in fine aux individus de chair, dans leur chair, leur histoire et leur récit. On ne peut que constater la prédominance d’illustres figures, Abdelkader, Ben Bella, Ibn Rushd face aux quelques détours par ces individus, ceux du plus grand nombre. Mais peut-être l’ouvrage est-il trahi par son sous-titre. Où sont donc les jeunes ? 


 
Karine Tourné, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 117-118 | juillet 2007, sous Licence CC BY-NC-SA




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