Docteur en langue et littérature arabes de l’Université de Bordeaux 3, avec pour champ de… En savoir plus sur cet auteur
Samedi 29 Décembre 2012

Le concept de l’Inimitabilité du Coran (Seconde partie)



La réfutation de la ṣarfa par ‘Abd al-Qāhir al-Ğurğānī

Lorsque, dans " Dalāil al-i‘ğāz ", Abd al-Qāhir al-Ğurğānī traite de l'inimitabilité du Coran, la situation est indécise, les idées sont encore floues. Les études les plus approfondies s'appuient sur al-naẓm (l'ordonnancement), comme celles d'al-Haṭṭābī [1] ou de al-Bāqillānī  [2], mais elles ne sont pas précises et reposent principalement sur des comparaisons avec des textes connus. Chez al-Haṭṭābī en particulier on ressent la difficulté à se détacher de l'aspect théologique et de la "conviction". Dans Dalāil al-iğāz, Abd al-Qāhir va exposer le problème de l'inimitabilité sous toutes ses faces. Il entreprend de réviser les propos de ses prédécesseurs sur les aspects de l'inimitabilité en marquant souvent son désaccord.
Abd al-Qāhir  avant de soutenir sa thèse de l'ordonnancement pour accéder à l'inimitabilité, entreprend d'abord de démontrer les faiblesses et de dénoncer les inepties des autres thèses reposant sur le contenu du Coran. Si les références aux évènements passés ou aux prophéties ont leurs racines dans le texte même, il n'en reste pas moins que cela ne concerne que le contenu et ne peut être une raison de l'inimitabilité parce que si celle-ci ne portait que sur le contenu, alors al-iğāz serait limité aux sourates et versets parlant de ces choses cachées. Abd al-Qāhir affirme donc que l'inimitabilité concerne bien chaque verset du Coran, parce que les Arabes étaient mis au défi de proposer quelque chose qui leur était semblable. Et  Abd al-Qāhir renverra les partisans de cette thèse à leur certitude d'un revers de plume.

Les défenseurs de la ṣarfa sont par contre, à ses yeux, plus dangereux car leur thèse ne repose essentiellement que sur leur conviction, leur croyance, car ils considèrent que le style en lui-même est à la portée des humains. Notre auteur va donc combattre cette thèse avec acharnement, car elle est à l'antipode de sa démarche logique qui s'appuie sur l'analyse du texte. Pour Abd al-Qāhir, l'inimitabilité réside dans le texte lui-même et dans chaque verset quel que soit son objet ou son importance, et les recherches concernant cette inimitabilité seront de toutes les époques et ne s'arrêteront pas à ses contemporains arabes.
Abd al-Qāhir al-Ğurğānī consacre de nombreuses pages à la critique de la ṣarfa. Pour comprendre son acharnement à combattre, parfois avec pugnacité cette théorie, il faut bien voir que son objectif est, à travers ses arguments pour démontrer que l'inimitabilié prend sa source dans le texte, son objectif est la reconnaissance de l’ordonnancement. Pour lui l’idée la plus simple au sujet de l’inimitabilité du Coran, c’est que le Coran est, du point de vue des expressions, des idées exprimées et du point de vue de l’arrangement de la langue, miraculeux.

Et pour affirmer sa théorie de l'ordonnancement, il est impératif pour Abd al-Qāhir de ne pas laisser la moindre crédibilité à la ṣarfa, car si les défensseurs de la ṣarfa avaient raison, si lui, Abd al-Qāhir acceptait que l'inimitabilié soit un accident, que Dieu ait empêché les gens de produire quelque chose semblable au Coran, ce serait la remise en cause de ce qu'il veut démontrer, que l'inimitabilité est due à l'ordonnancement.

Abd al-Qāhir se pose la question suivante, à savoir, si le Coran est inimitable, en quoi et pourquoi est-il inimitable ? Evidemment toute la notion de l'inimitabilité est suspendue à la réponse à ces questions et tout le texte consiste pour Abd al-Qāhir à démontrer patiemment, rigoureusement que si l'on ne sait pas en quoi précisément consiste l'inimitabilité du Coran, alors on ne sait pas ce que signifie cette croyance : « On leur dit : vous lisez le propos de Dieu : " Dis, si les humains et les djinns s'unissaient pour produire quelque chose de semblable, ils ne produiraient rien de semblable. ", et aussi un autre propos : " Dis, apportez donc dix sourates forgées par vous et semblables à ceci. ", et un autre encore : " apportez-nous une sourate semblable à ceci ", et dites maintenant : est-il possible que le Très Haut ordonne à son prophète – que le salut soit sur lui – de défier les Arabes afin qu'ils mettent en regard du Coran quelque chose de semblable sans qu'ils sachent auparavant la qualité telle que s'ils produisent une parole qui comporte de cette qualité alors, ils seront parvenus à donner son semblable. » 

Dans les versets cités, il y a deux questions différentes abordées, il y a le caractère inimitable qui est affirmé et il y a ce qui est différent, ce que l'on appelle le défi qui est adressé aux gens de produire un texte semblable. Abd al-Qāhir argumente en particulier à propos de ce défi : si Dieu a mis au défi les hommes d'imiter le Coran il fallait bien que ces hommes sachent sous quel aspect il fallait l'imiter parce qu’il y a beaucoup de choses dans le Coran qui sont certainement imitables. La question posée est précisement : quel est ce trait qui est inimitable comme tel et comme Il leur avait demandé ? Il n'est pas possible que le Tout Puissant ait mis les Arabes au défi de produire quelque chose qui soit semblable au Coran s'Il n'avait pas su que ces Arabes connaissaient l'aspect sous lequel cette chose qu'ils produiraient devrait être semblable au Coran ; la réponse de Abd al-Qāhir est formelle : « Donc il faut évidemment répondre "non" ce n'est pas possible, s'ils disent "oui c'est possible" à ce moment ils abolissent le défi puisque chacun sait bien que le défi est l'exigence de produire une parole comportant une certaine qualité et cette exigence ne peut se justifier sans que cette qualité soit connue de celui dont on l'exige et la prétention à l'inimitabilité devient également vaine. [3]

Abd al-Qāhir, avant de définir en quoi consiste cette qualité qui rend inimitable le discours coranique, va procéder à un certain nombre d'exclusions :
Les mots isolés ou leurs significations ? [4]

Le mot en tant qu'ensemble de sons et de morphèmes ou d'unité morphologique, ou en tant que nom ou verbe, ne peut être jugé que dans le contexte textuel et cela exprime une vision logique et un refus catégorique des thèses des partisans du lafẓ. Si cette qualité de l'inimitabilité ne se tient pas dans le timbre, dans la résonance des sons des mots de la langue, ne se trouverait-elle pas dans les significations elles-mêmes ? Abd al-Qāhir répond :

« Elle ne peut pas non plus, cette qualité, se tenir dans les idées exprimées par les mots isolés, lesquelles significations appartiennent aux mots par l'institution de la langue. Car en effet, cela conduirait à affirmer qu'il y a quelque chose de nouveau, que survient une qualité qui n'existait pas avant la révélation coranique, dans la signification de : "la louange", "le Seigneur", "les mondes", "le roi", "le jour" et "le jugement" et si quoi que ce soit existait qui fût plus absurde que l'absurdité ce serait cela. » [5]

Le rangement des consonnes et des voyelles, les assonances et les rimes ?

Abd al-Qāhir continue d'apporter des arguments pour dénoncer certaines hypothèses qui tentent d'expliquer les qualités qui rendent inimitable le discours coranique : « Il n'est pas possible que cette qualité vienne du rangement, de la mise en ordre des consonnes et des voyelles brèves, comme s'ils avaient été mis au défi de porter, de produire une parole dont les mots qui se succèdent soient aussi beaux que les mots coraniques, comme si cette qualité inimitable qui apparaît dans le Coran était semblable à la structure de la métrique poétique et cela conduirait à l'absurdité de Musaylama dans : – oui, nous t'avons accordé la notoriété, prie donc ton Seigneur et élève ta voix. » [6]

La réfutation de la ṣarfa

Enfin, Abd al-Qāhir, comme à court d'arguments, va invoquer Satan le rendant responsable d'avoir influencé tous ces gens qui s'égarent dans des commentaires fallacieux à propos de l'inimitabilité, et lui attribue l'inspiration d'idées aussi erronées [7]. 
Abd al-Qāhir a écarté une à une les hypothèses, les raisons qui pourraient conférer cette qualité d'inimitabilité au Coran et il va faire le même sort à la ṣarfa. Les arguments des partisans de la théorie de l'empêchement seront également refutés. Cette théorie prétend que le Coran est inimitable parce que Dieu frappe miraculeusement d'une impuissance scripturaire , quiconque chercherait à l'imiter, et cela seulement au moment où il a cette intention. Abd al-Qāhir va s'expliquer avec beaucoup de subtilité : « Ces inepties que nous avons mentionnées engagent également les adeptes de la théorie de l'empêchement. Si leur impuissance à imiter le Coran ne venait pas du fait qu'il soit en lui-même miraculeux, mais venait d'une impuissance dont ils seraient frappés par accident, venait du fait que leurs pensées auraient été empêchées de proposer une parole semblable, si leur état était comme celui de quelqu'un qui est privé d'une science qu'il avait auparavant, s'il était empêché de faire quelque chose qui lui était auparavant aisé – alors ils ne devraient pas s'émerveiller devant le Coran lui-même, il n'y aurait rien qui les conduirait à magnifier le Coran et à s'émerveiller, à être éblouis  » [8]

Abd al-Qāhir argumente en disant : Si les mutazila avaient raison et si cette théorie de l'empêchement était valide, ce qui susciterait l'émerveillement ce ne serait certes pas le Coran lui-même, mais ce serait qu'au moment où ils chercheraient à l'imiter ils se trouvent embarrassés de faire ce dont ils étaient auparavant capables. La ṣarfa est une théorie de l'ignorance provoquée parce que Dieu crée la faiblesse et c'est parce qu'Il crée la défaillance que le Coran se trouve embelli. Et Abd al-Qāhir poursuit : « Ne vois-tu pas que si un prophète disait à son peuple "dans un instant je vais mettre ma main sur ma tête et vous serez incapables de mettre vos mains sur vos têtes et si tout être tentait [ de faire ] comme il a dit, ce qui surprendrait ce ne serait pas que le prophète mette sa main sur sa tête, mais ce qui surprendrait ce serait que les autres ne puissent pas en faire autant " »  [9]

Abd al-Qāhir éclaire par une image tout à fait lumineuse sa démonstration pour concrétiser la ṣarfa, image dans laquelle d'une part la main, celle du prophète symbolise le texte du Coran, et d'autre part les mains des gens touchés par la ṣarfa, allusion de l'impossibilité pour eux de prendre leur plume pour écrire quelque chose de semblable au texte divin. 
Et Abd al-Qāhir conclut, il dit "non !" la ṣarfa ne peut pas être la raison, la "qualité" qui pourrait expliquer l'inimitabilité du Coran, car il n'est pas possible que des gens qui se verraient diminués dans leur savoir-faire, dans leur compétence, continuent d'admirer l'objet de leur échec.

La qualité de l'inimitabilité se trouve dans l’ordonnancement, al-naẓm

Abd al-Qāhir arrive au point où il termine son inventaire en disant qu’il n'y a qu'une seule chose qu’il n'a pas exclue, et il va le préciser dans le passage suivant : « Si cette qualité ne se retrouve pas dans les choses que nous avons citées auparavant, il ne reste qu'une possibilité : que cette qualité réside dans le naẓm ; après tout ce que nous avons recusé il n'y a plus que l'ordonnancement. […]. Et s'il est établi que cette inimitabilité est dans l'ordonnancement, et dans la composition, et puisque nous savons que l'ordonnancement n'est rien d'autre que l'effet des significations exprimées par la grammaire entre les mots, nous portons tous nos efforts pour savoir quel est le lien qui organise, qui associe les mots séparés. Un principe unificateur qui les rassemble tous et les compose et établit un lien entre les relations ... » [10]
Abd al-Qāhir affirme clairement, que cette qualité qui rend le Coran inimitable réside dans l’ordonnancement et l'effet que ce dernier produit sur les significations exprimées par la grammaire, parce que par ordonnancement on n'entend pas la signification des mots qui est dans le dictionnaire, mais on parle de la signification induite par l'ordre grammatical dans l'assemblage des mots.

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  [1] Al-Haṭṭābī,, Bayān iğāz al-Qurān.

  [2] Al-Bāqillānī, iğāz al-Qurān.

  [3] Abd al-Qāhir al-Ğurğānī, Dalāil al-iğāz, pp. 385-386.

  [4] Ibid. p. 386.

  [5] Ibid. pp. 386-387.

  [6] Ibid. p. 387.

  [7] Cf. Abd al-Qāhir al-Ğurğānī, Dalāil al-iğāz, p. 390.

  [8]Abd al-Qāhir al-Ğurğānī, Dalāil al-iğāz, pp. 390-391.

  [9] Ibid. pp. 390-391.

  [10] Ibid. p. 391



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