Journaliste, spécialiste de l'Islam en France. En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 23 Juin 2013

La transgression divine, nouvelle mode du marketing publicitaire


Par Fouad Bahri




Surtout, ne lisez pas les lignes qui vont suivre...

A votre guise, lecteur. Vous avez fait fi de cet avertissement et par cette infraction volontaire, avez expérimenté cette troublante et ancestrale expérience qu'on nomme transgression. Du latin transgredi (passer outre), la transgression est généralement associée aux commandements religieux, bien qu'à la vérité elle ait pris des tournures différentes à travers les siècles. Transgresser, c'est violer un ordre établi, qu'il soit moral, relationnel, politique, juridique ou culturel. Si deux aldutérins sont conscients de transgresser un code moral et religieux en s'adonnant à leurs ébats, deux polygames le seraient tout autant dans une société républicaine où cette pratique est interdite par la loi des hommes, et rejetée par les moeurs modernes. Les savants de la Renaissance ont dû à plusieurs reprises transgresser l'arbitraire de l'Eglise catholique pour expérimenter leurs théories et les diffuser, et la mention de tous ces hommes et femmes qui eurent, à un moment ou à un autre, à transgresser l'autorité de leur hiérarchie étatique et désobéir à des ordres injustes voire criminels, pour protéger des vies ou des biens précieux, dépasseraient les quelques paragraphes de ce texte.

 

Du Paradis perdu au purgatoire marchand

Pour autant, il est vrai que par sa nature même, et sa généalogie, la transgression reste adossée aux religions révélées et parfois, à certains mythes païens comme celui de Prométhée dérobant le feu divin de la connaissance pour l'offrir aux hommes. On évoquera bien sûr la chute de Satan consécutive à sa rébellion contre Dieu, chute qui a précédé elle-même celle d'Adam pour sa transgression dans l'épisode de l'arbre de vie. Si la qualification de transgression est discutable pour Adam, avant toute chose victime de la tromperie satanique et de la naïveté caractéristique de l'innocence édénique, il n'en demeure pas moins que la destinée de cette notion reste affiliée à celles des monothéismes. Or, il semblerait bien que ce thème de la transgression divine ait refait surface dernièrement et ce soit à nouveau imposé là où on ne l'attendait pas forcément. Le secteur du marketing publicitaire qui ne semble jamais connaître la crise s'est en effet emparé du phénomène. On ne compte plus les publicités, affiches de cinéma, pochettes d'album ou clips vidéos jouant sur ce registre éminemment pervers de la transgression comme vecteur de promotion des valeurs marchandes. 

Pape, démon et faux-prophète

 Dans le domaine des séries récentes à succès, citons les Borgia, diffusée sur Canal +, qui narre la vie de la célèbre famille papale de Florence en proie à la conspiration, à l'adultère et aux intrigues du pouvoir sur fond de catholicisme romain. Une famille que même «Dieu ne peut arrêter», comme le dit le sous-titre de la série. Il y a peu de temps, un film fantastique intitulée Possédée, qui a bien marché commercialement, racontait l'histoire d'une jeune fille victime d'un dibbouk, démon mentionné dans certains écrits juifs, que les producteurs nous invitaient à craindre pour une raison particulièrement évocatrice : il «ne craint pas Dieu». Du côté des artistes, la pochette du dernier album, Miami, de Saez, chanteur français adepte de la provocation (son premier album était illustré par une femme nu assise dans un chariot de magasin) présente une Bible avec, en arrière plan, le postérieur recourbé d'une femme en string, dans ce que l'auteur a défendu comme la dénonciation de l'hypocrisie de la société américaine, espèce de nouvelle Babylone mi-puritaine, mi-luxurieuse. Dans son dernier clip, David Bowie, revenu d'entre les morts du show-business, amorçait sa ressurection par un clip vite interdit aux moins de 18 ans sur You Tube. «Dans The Next Day, titre phare de son 24e album studio, sorti en mars dernier, il (David Bowie) incarne un prophète au milieu de fidèles déchaînés. Dans une espèce de cloaque kitsch, Gary Oldman, transformé en prêtre dévoyé, court après une prostituée jouée par Marion Cotillard. Sang et sexe, eau bénite et crucifix», écrit Jean-Luc Wachthausen à propos de ce clip, dans la version en ligne du quotidien Le Figaro. Faux prophète, prêtre déchu dans une posture sensuelle au côtés d'une femme légère, arrosé de sang... Là-encore, tous les clichés du satanisme transgressif figurent dans le clip de David Bowie. 

Musulmans tourmentés, musulmans libérés

  Simple volonté de créer le scandale à des fins publicitaires ? Ou manière délibérement icônoclaste de promouvoir une vision anarcho-libertaire du monde, dans laquelle le Bien et le Mal seraient transfigurés et par là, dépassés, dans une synthèse libératoire proche de la catharsis grecque ? Sans doute un peu des deux. Fait nouveau qu'il nous faut mentionner, cette mode du marketing publicitaire n'a pas fait l'impasse sur l'islam, loin s'en faut. Deux affiches placardées côte à côte dans le métro parisien informaient dernièrement les voyageurs de deux spectacles, toujours dans la capitale. Le premier, La croisade s'amuse, était un one woman show de Rachida Khalil, dans un ton proche de Saez, où la comédienne se fixait comme objectif de « pointer du doigt les contradictions explosives au sein de notre société et de sa population arabo-musulmane pour en pleurer». Et comme pour joindre l'image au texte, deux photos présentaient Rachida encore et toujours dans une ténébreuse et érotique robe de cabaret face à une alter égo musulmane, voilée, en tenue austère, et grimaçant dans une expression censée caricaturer le bigotisme des musulmanes pratiquantes. Dans un autre style, le dernier album de La Fouine, rappeur régulièrement médiatisé pour ses démêlés violents avec Booba, rappelait l'image très marketing que l'artiste a su dresser autour de sa personne : celui du musulman de banlieue qui, pour paraphraser le rappeur, allait à la mosquée le vendredi puis sortait le soir en boîte pour tirer les gonzesses.

De la délivrance factice par l'achat...

Si la figure du musulman renonçant, par ses transgressions répétées ou définitives, à sa religion ou à tout le moins, à sa culture, a toujours fasciné le public européen, cette image participe ici directement du produit marketing et ceci conformément à ce qui s'est imposé comme un standard des mass médias. Nous pourrions à ce propos multiplier les exemples mais attardons nous plutôt un moment sur la signification qu'il nous est possible d'accorder à cette tendance. La première observation qui nous semble s'imposer est la suivante : la transgression, par sa dimension affective au sens littéral de l'affect, n'est pas éloignée des stratégies développées très tôt par les adeptes du marketing publicitaire. Répondre à des besoins et savoir en créer toujours plus. Pour ce faire, nos illustres marchands du temple s'appuient généralement sur deux approches : l'approche identificatrice et l'approche compulsive. En résumé, créer un attrait singulier pour un produit en l'habillant de formes attractives et potentiellement addictives, dans lesquelles le consommateur puisse se reconnaître et qui par leur mimétisme puisse déterminer chez lui un acte d'achat. Pour ce faire, cette méthode vieille et rôdée s'emploie à vendre tout autre chose qu'un simple produit et lui associe immédiatement du rêve, du désir, de la sexualité, du pouvoir, de l'intelligence, mais aussi à un autre niveau, de la peur, de l'angoisse, de l'aventure, du nouveau... 

L'aube du crépuscule transgressif

 Tous les ressorts de la psychologie humaine la plus basique sont intégrés dans cette stratégie comme le prouve encore ce qu'on appelle l'achat compulsif, censé combler un vide intérieur par la possession d'un objet à la valeur marchande réelle. La transgression divine ne serait donc qu'un élément, qu'une figure parmi d'autres, de ce vaste dispositif commercial. Mais il y a pourtant autre chose dans ce phénomène de mode, quelque chose d'un autre ordre, qui dépasse infiniment la question du marketing, de la publicité et de la société de consommation. Ce qui semble surprenant, au premier abord, c'est de constater à quel point la référence à Dieu est aussi présente dans cet univers de la marchandisation culturelle, à une époque et après plusieurs générations au terme desquelles on n'avait cessé d'annoncer au grand public que Dieu n'était plus présent, qu'Il avait cessé d'être pour l'humanité, que son ordre n'était plus et, qu'au mieux, pour les plus acharnés des croyants, ce même Dieu s'était révélé être un Dieu absent. Pourtant, ce qui semble étonnant l'est beaucoup moins si l'on se penche davantage sur le sens et la portée que le marketing publicitaire attribue à ce Dieu. Il s'agit en fait d'un Dieu faible, impuissant, qui ne peut guère «arrêter» les plus viles de ses créatures et qui n'est même plus «craint» du démon. Les anti-valeurs promues par l'ordre du temple marchand prospère ici sur les ruines symboliques du Royaume de Dieu. La crainte révérentielle de Dieu a fait place à celle inspirée par ceux qui ne le craignent plus, pour reprendre le sous-titre de Possédée (il est intéressant de remarquer le lien sémantique et symbolique qui relie le vocabulaire marchand et la thématique religieuse, illustré par le champs terminologique de la propriété et de son corollaire, la vente, dans la mise en scène du mal. On parle dans ce cadre précis de possession des esprits et de vendre son âme au diable). 

La publicité, laboratoire des états de l'être

 Le monde de la publicité n'est pas un monde neutre et n'est pas dénué de significations. Il symbolise plus que jamais ce lieu immatériel et obsessionnel où se dessine, ou plutôt où se suggère, la psyché humaine, labyrinthe externe des miroirs de l'âme, mais de miroirs déformants aux reflets troublants, tronqués, avilissants. «Du point de vue de la temporalité et de la spatialité, la transgression marque une nouvelle posture : celle de ne plus attendre, de franchir le pas. Les voix de la raison n’ont plus ici qu’à observer craintivement ce dépassement sans retour. En ce sens, la transgression, exubérante, se positionne du côté de la folle pulsionnalité du vivre, du vivant présent projeté vers le futur. Dans ces acceptions, elle se présente comme ayant des visées exploratoires, des qualités d’insoumission, de curiosité vivante connaissant la force et la nécessité du secret», écrit Vincent Estellon, Maître de Conférences en psychopathologie clinique à l’Université de Poitiers, dans un article publié sur cairn.info et intitulé Éloge de la transgression. Transgressions, folies du vivre ? De la marche vers l’envol. Exubérance, insoumission, folle pulsionnalité. C'est, formulée en langage clinique, l'ère obscure et passagère du satanisme triomphant, entendu dans sa signification profonde, globale, de projet immémorial, projet qui n'a pas pour but, contrairement à ce que laisse penser la conception populaire d'inspiration chrétienne, de combattre Dieu, qui est théologiquement Unique et sans rival, mais de perdre l'homme, le seul ennemi de Satan. Ces observations mériteraient un développement à part entière qui nous feraient sortir des limites assignées à cet article, mais que nous espérons entreprendre un jour.   



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