Docteur de l'École des hautes études en science sociales (EHESS), Rachid ID YASSINE enseigne au… En savoir plus sur cet auteur
Samedi 22 Décembre 2012

La charia aujourd'hui. Usages de la référence au droit islamique



Nous présentons ici une lecture critique réalisée par Rachid ID YASSINE, enseignant au département de sociologie de l’université de Perpignan Via Domitia (UPVD), publiée en partenariat avec " Liens socio", Le portail francophone des sciences sociales.

Baudouin Dupret (dir.)
Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2012, 301 p.
ISBN : 9782707169969.
 

Présentation de l'éditeur

La charia, normativité référée à l’islam et à ses textes fondateurs, appartient à ces vocables constamment utilisés et jamais étudiés, ou si peu. Il n’existe en tout cas aucun ouvrage de langue française tentant d’aborder la question, non pas dans ses représentations fantasmées, mais dans ses formes et ses pratiques concrètes, vide que ce livre entend combler. L’objectif est de le faire « au temps présent », dans le phénomène de référencement à la charia que l’on peut observer à l’œuvre dans le contexte contemporain, tout en ne négligeant pas la nouvelle dimension politique que ce terme et ses usages n’ont manqué de prendre.
Les rapports du droit à la référence islamique ont connu des bouleversements profonds au cours des cent cinquante dernières années. Aux niveaux législatif et judiciaire, les instances du droit ont eu à se prononcer sur la place de la charia dans les différents systèmes juridiques. L'ouvrage s'attache à observer comment la formulation des règles référées à l’islam, leur usage et leur autorité sont fonction du contexte social, politique et institutionnel de chaque État.
Faut-il en conclure à la relativité de la charia ? Au lieu de chercher à connaître la nature de la règle islamique, il convient davantage d’observer, en contexte, comment ces règles sont invoquées, élaborées et mises en oeuvre dans le cours ordinaire de la vie de sociétés où la présence musulmane est importante.

Compte rendu

Ce livre ne répond pas à la question de savoir ce qu’est la sharî‘a. Et quand bien même il réduit la portée du terme arabe en le francisant, pour n’en retenir que l’acception relative à la normativité, sa lecture ne permet pas non plus de savoir ce qu’est la charia. Néanmoins, son intérêt scientifique est ailleurs. En tant qu’ouvrage collectif, il a évidemment été nécessaire de partager un cadre cognitif commun permettant de surmonter l’obstacle de la polysémie et de la multi-dimensionnalité du terme, pour parvenir à penser les « usages de la référence au droit islamique ». Il s’agit donc de droit. Ainsi, la perspective juridique ceigne clairement le propos de toutes les contributions. La somme des vingt textes partage en effet une même préoccupation : l’effectivité contemporaine du référentiel normatif islamique. Á ce titre, l’ouvrage est bel et bien inédit. Il offre un tour d’horizon des pratiques concrètes qui mobilisent aujourd’hui les règles se référant à l’islam.

Le livre est composé de quatre parties. La première tente d’offrir une synthèse introductive à la pluralité des registres et des modes de référentialité liant textes et contextes. Il en va de l’historicité de la charia. Les autres contextualisent les modalités d’usage et de référence à la charia à travers les expériences des sociétés arabes (Égypte, Liban, Syrie, Maroc et Tunisie), celles des sociétés musulmanes non-arabes (Iran, Pakistan, Indonésie et Sénégal) et celles des communautés musulmanes des sociétés occidentales (Belgique, France, Pays-Bas, Allemagne, États-Unis et Canada). Aussi, la variété des configurations étatiques présage des difficultés d’utiliser la charia au singulier, et Franck Frégosi fait montre de cette pluralité à travers les usages sociaux de la référence à la « loi islamique ». Que l’on nous permette ici, en guise d’illustration de ces difficultés avec laquelle la pensée contemporaine s’évertue d’appréhender le « fait islamique », de faire allusion à l’étrange formule de Louis Massignon qui qualifiait l’islam de « théocratie laïque et égalitaire ».[1]

Incontestablement, les discours religieux, juridiques, sociaux et politiques qui mentionnent la charia – comme système référentiel normatif – le font ordinairement sans aucune homogénéité quant aux réalités auxquelles renvoie le vocable. Robert Gleave propose de distinguer lesdites réalités de la charia selon qu’elles résultent de trois différents mécanismes de production de normes : les formes coutumières d’organisation sociale, la rationalité juridique des savants musulmans et les dispositifs légaux de certains États musulmans. « Le terme de charia est utilisé de manière interchangeable avec l’expression "droit islamique" dans les commentaires modernes, et pas seulement par les politiciens et les médias. Les académiques les emploient également de façon imprécise ».


Cette situation, outre qu’elle puisse nous conduire à la relativité de la charia qui n’apparaît plus comme un corpus cohérent et communément partagé de lois formellement énoncées, participe paradoxalement des visées totalitaires avec lesquels certains l’instrumentalisent. La foi religieuse qui sous-tend « normalement » tout usage de la charia, contribue ainsi à un rapport ambivalent entre islam et modernité. Autant les « applications de la charia » qui sont richement exposées dans ce livre, s’inscrivent résolument dans le cadre de religiosités modernes, autant les imaginaires collectifs entretiennent – chez le constituant, le législateur, le juge ou le juriste – des tensions contradictoires dédisant toute idée de « charia moderne » ou, plus strictement, celle de « charia positive ». Baudoin Dupret et Léon Buskens parlent volontiers de l’existence d’une « forme juridique positivistes de la normativité islamique » qui est à l’œuvre dans l’incarnation d’une charia vécue et pratiquée. Par ailleurs, Nathalie Bernard-Maugiron finit même par reconnaître la prééminence symbolique du recours à la religion dans la majorité des dispositions constitutionnelles des pays musulmans.

Employée comme source de légitimation des pouvoirs en place, la référence à la charia sert également de moyen de résistance politique. Á cet effet pervers (au sens sociologique du terme) s’adjoint le risque d’une surenchère politique dans le religieux : les uns faisant de la religion au nom de la politique, et les autres de la politique au nom de la religion. Un espace alternatif a dès lors pu émerger au moment des soulèvements populaires (des « printemps arabes »), plaidant en faveur de davantage de démocratie et de liberté. Rien d’étonnant somme toute que les despotes au pouvoir comme les islamistes qui s’y opposaient, furent relativement pris au dépourvu. La direction de l’ouvrage fut d’ailleurs bien inspirer d’avoir distingué les pays arabes – pour lesquels on peut effectivement percevoir une relative homogénéité des expériences juridiques – des autres pays majoritairement musulmans.

Á ces considérations politiques souvent surestimées, le livre répond par une méticuleuse description analytique des différentes configurations qu’entretiennent la normativité religieuse et la normativité juridique, en examinant l’ensemble des modalités contextuelles contemporaines. Le droit contemporain, avant d’être éventuellement islamique, formule des exigences en matière de codification et d’institutionnalisation, auxquelles juristes et légistes musulmans ont du convenir. L’économie et l’épistémologie du droit islamique classique furent révisées à l’aune des orientations positives des États-nations, pour implémenter la charia sous la forme d’un cadre de référence plutôt que sous celle de règles directement applicables. Faisons d’ailleurs remarquer que le processus de sécularisation poursuit plus radicalement cette tâche en procédant à une désubstantialisation juridique de la charia [2] qui, tout à la fois, s’évanouie et s’épanouie sous le mode d’une éthique singulière.

La normativité islamique dans les États séculiers où la charia n’est pas désignée comme source du droit, se manifeste d’autant plus expressément qu’elle se justifie, dans les discours des acteurs, à l’aide des prédispositions juridiques offertes par les démocraties libérales. Dans celles-ci, la légitimisation de la référence juridique à l’islam passe non plus par l’autorité de la charia elle-même – éventuellement incarnée par l’État dans des pays musulmans – mais par l’idéologie des droits humains et le droit positif. La perspective épistémologique de la référence juridique à l’islam s’inverse radicalement et se traduit par une individualisation de la norme religieuse [3]. La charia est « désétatisée » selon Louis-Léon Christian, et le pluralisme religieux des sociétés occidentales accule les États à un strict respect d’un égalitarisme nécessaire au risque de céder au chantage populiste sans issue pacifique.

L’ouvrage est abondamment et finement illustré par des cas concrets (statut personnel, ordre public, décolonisation de la législation, tribunaux islamiques en Occident, etc.) de régulation juridique des conflits que les usages de la charia provoquent ou résolvent. Mais son mérite le plus manifeste est d’avoir su – en assumant la réduction juridique de la sharî‘a – mettre en évidence que « la surexposition politique du thème de la charia conduit à une surévaluation de sa place dans la production juridique ». Néanmoins, comme l’affirme Marième N’Diaye, la désuétude de la référence à la charia aujourd’hui – que cette référence soit marginale ou centrale dans l’activité juridique des différents contextes sociaux et politiques à travers le monde – n’est nullement observée. Loin des fantasmes nourrissant une islamophobie patente, et loin d’une idéalisation intéressée ou non de la charia, ce livre nous offre la rare occasion de penser non pas l’ontologie du « droit islamique » mais sa performativité à travers ce qu’en font toutes celles et ceux qui l’évoquent ou l’invoquent dans la réalité de nos vies. En cela, il est une contribution incontournable à la réflexion sur l’islam contemporain en général et sur les perspectives de l’ijtihâd  [4] en particulier.

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[1] Voir Louis Gardet, La Cité musulmane : vie sociale et politique, Paris, Vrin, 1954, p. 31 ; et Les hommes de l’Islam, approche des mentalités, Bruxelles, Complexe, 1999, p. 74-75.
[2] Voir la discussion sur la « charî‘a de minorité », in Rachid Id Yassine, L’Islam d’Occident ? Introduction à l’étude des musulmans des sociétés occidentales, Halfa, 2012, p. 299.
[3] Voir Rachid Id Yassine, « Comment l’islam a-t-il pu devenir occidental ? », in F. Kaoues et alii (dir.), Religions et frontières, CNRS Editions, 2012, p. 85.
[4] Effort de production (istinbât), d’interprétation (ta’wîl) et d’application (ifta) de normes juridiques à partir du corpus scripturaires de l’islam.




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