Samedi 14 Octobre 2017

La France en terre d’islam



En France, le sens donné à la laïcité aurait subi une mutation depuis le début des années 2000, inversant à mauvais escient les principes qui faisaient auparavant l’essence de cette notion. D’une laïcité qui mettait au premier plan les libertés individuelles et dont l’État était le garant, nous serions passés à une laïcité dévoyée et autoritaire, qui multiplierait les interdits et imposerait une norme civilisatrice unitaire au détriment des libertés.
Par Jean-Pierre Chantin

publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.

 

Poche : 192 pages
Editeur : EDITIONS DE L'AUBE
Date de sortie : 2 février 2017 
Collection : Monde en cours
Langue : Français
ISBN-10 : 2815921278

Quatrième de couverture

Nous sommes dix-huit hommes et femmes d'horizons différents, intellectuels, journalistes, universitaires de diverses disciplines (anthropologie, histoire, sciences de l'éducation, sociolinguistique, sociologie, philosophie), qui nous élevons contre l'utilisation frauduleuse de ce bien commun qu'est la laïcité. Accaparée à des fins électoralistes, elle ne peut en aucun cas servir de support idéologique au rejet et à l'exclusion. Elle ne peut pas être ce mur de séparation que d'aucuns aimeraient bâtir au sein de notre communauté nationale. Elle est un état social qui nous permet de vivre ensemble, au-delà de nos différences d'origine et d'options spirituelles.

Recension

Ce livre collectif affiche dès son court avertissement ce qui est son objet : il s’agit de dénoncer ce que ses concepteurs considèrent comme une « utilisation frauduleuse » de la laïcité en France. Les 18 auteurs, pour la plupart universitaires (notamment sociologues et chercheurs en sciences de l’éducation), s’accordent sur une ligne directrice qui guide leur propos. L’ouvrage se veut d’abord une dénonciation de ce qui est tancé sous le nom de « laïcité identitaire » et qui serait porté par « des individus et des groupes aux antipodes de la notion » (Avertissement, p. 7), que Jean-François Bruneaud caractérise comme « la droite identitaire, l’extrême droite et la gauche laïque et anticléricale » (p. 31). En France, le sens donné à la laïcité aurait subi une mutation depuis le début des années 2000, inversant à mauvais escient les principes qui faisaient auparavant l’essence de cette notion. D’une laïcité qui mettait au premier plan les libertés individuelles et dont l’État était le garant, nous serions passés à une laïcité dévoyée et autoritaire, qui multiplierait les interdits et imposerait une norme civilisatrice unitaire au détriment des libertés. Cette inflexion dénoncée dans l’ouvrage trouverait son origine dans le rejet de l’islam et, au-delà, dans une posture dite « post-coloniale » (p. 34) qui rejette la diversité et de la pluralité, en fait tout corps étranger à la Nation, en promouvant l’assimilation forcée des étrangers à la culture française. Plusieurs auteurs affirment même que cette posture, qualifiée de « fondamentalisme républicain », fait fi des droits de l’Homme.

On ne peut pas bien entendu résumer chacune des approches multiples qui sont proposées ; tout au plus peut-on relever quelques propos, de qualité fort inégale. Signalons qu’il n’y a pas de plan cohérent apparent, ce qui donne l’impression d’une multiplicité d’éclairages courts sur différents aspects de la question, dont les uns sont scientifiques (études de cas, réflexions théoriques, mises au point sur des questions controversées) alors que d’autres relèvent davantage du registre de l’indignation. Dans le premier registre, Christine Delory-Momberger témoigne du mal-être de plusieurs de ses étudiantes « qui portent le foulard », sont souvent contrôlées, se sentent stigmatisées et confondues avec les auteurs d’attentats ; l’auteure prolonge son propos sur cette « mise en tension » problématique en faisant un éloge de « l’écart » qui doit être productif, le multiculturalisme vivifiant ainsi une société. Partant elle aussi d’un cas concret, à propos des événements de Nice, Béatrice Mabillon-Bonfils en appelle fort justement au nécessaire travail des sciences sociales pour apaiser le débat en revenant à l’essentiel : penser l’altérité, interroger la « surenchère de laïcité » et se méfier de l’utilisation délétère de cette notion. François Durpaire nous permet de comparer les réactions en France après les attentats de 2015-2016 avec celles qui ont suivi d’autres attentats non spécifiquement religieux, aux États-Unis et en Allemagne, et donc d’envisager de bonnes pratiques : ne pas réduire au facteur religieux les commentaires sur les atrocités, et user de prudence envers les interprétations hâtives afin de parvenir à une lutte efficace contre le terrorisme. Pascal Tisserant propose même une très intéressante grille de lecture des « conceptions de la laïcité associées aux idéologies de la diversité » (p. 125) : reprenant des travaux de psychologie sociale, il distingue une « laïcité d’intégration », qui associe reconnaissance des groupes et égalité de traitement entre eux, et qui serait donc à privilégier, une « laïcité de ségrégation », ne respectant pas cette égalité tout en reconnaissant la diversité, et la « laïcité d’assimilation », où le groupe religieux dominant absorbe les groupes moins solides ; ces deux dernières ont plutôt des effets négatifs. L’auteur évoque enfin une irréalisable « laïcité d’individualisation » qui renvoie le religieux à la sphère privée en respectant l’égalité entre les individus. Enfin, Edgar Morin fait un rapide rappel historique de l’évolution du religieux et de l’abord de la laïcité en France depuis la fin du XIXe siècle, une notion qui selon lui serait à « ressourcer ». La Troisième République a instauré par la laïcité une contre-proposition « catho-laïque » ; le catholicisme, en se décomposant, n’a plus été identifié à l’adversaire pendant que la science perdait de son aura ; enfin, le débat sur l’islam a divisé le camp laïque « entre durs et doux » (p. 102) alors qu’il faut reprendre cette notion qui est l’essence d’une démocratie citoyenne.

Malheureusement, certains auteurs se lancent dans une dénonciation véhémente et peu étayée de l’instrumentalisation politique de la laïcité, ou se risquent sans précaution hors de leur champ de compétence. Rappelons que la loi de 2004 ne prohibe pas le port de signes religieux par les élèves, comme l’affirment trois auteurs, mais seul le port de signes « par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse ». La Cour européenne des droits de l’Homme a d’ailleurs validé le texte, notamment parce que la liberté religieuse peut s’exercer en dehors de l’enseignement public, qui n’est pas obligatoire en France. Mais il est vrai que les décisions prises en ce qui concerne la gestion du religieux au niveau européen sont souvent en opposition avec celles du Comité des droits de l’Homme de l’ONU, qui est très critique envers la France. Ces décisions sont souvent rappelées dans l’ouvrage. Il est aussi quelque peu hasardeux de comparer d’éventuelles restrictions aux libertés en France avec celles de « certains États islamiques » (p. 33) qui ne sont pas, eux, démocratiques. De même, il est dommage dans une réflexion très critique sur la définition de la laïcité (p. 109-114) qu’il ne soit pas rappelé que le Conseil constitutionnel a pris soin d’en préciser les contours en 2013. Enfin, la comparaison entre la gestion du religieux par les hôpitaux et celle opérée par l’école, qui tend à montrer que l’hôpital réussit mieux dans ce domaine que l’école, nous semble peu convaincante. Laurent Visier et Geneviève Zoïa affirment davantage qu’ils ne prouvent que l’hôpital est « un lieu d’accommodement à bas bruit », même s’ils reconnaissent que des difficultés sont rencontrées ça-et-là. Surtout, les deux structures comparées, même si toutes deux sont des reflets des maux de la société, sont de nature très différentes dans leur rapport à l’expression du religieux : à l’école, il s’agit d’éduquer dans un esprit de neutralité entre les possibles excès des expressions religieuses et politiques, comme le rappellent régulièrement les circulaires ministérielles depuis Jean Zay, alors qu’à l’hôpital, se jouent deux ressorts de la recherche religieuse : le hasard que constitue la maladie et la mort comme possible issue.

Cet ensemble constitue une charge affirmée contre ce qui est considéré comme une « instrumentalisation politique » de la laïcité en France, davantage qu’un argumentaire étayé et construit. Son intérêt est précisément la découverte de cette prise de position marquée par l’éloge du pluralisme, du primat des libertés individuelles, contre des conceptions identitaires jugées étroites, voire xénophobes. On aimerait qu’une réplique du « bord d’en face », ou de ses différentes composantes, se fasse jour afin d’enrichir un débat argumenté et, on l’espère, courtois.



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