Vendredi 6 Décembre 2019

« La Controverse. Dialogue sur l’islam », de Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne : la raison, l’islam et le christianisme

L’intellectuel catholique et le philosophe se livrent à un débat théologique vivant et fécond.
Par Meryem Sebti, CNRS



« La Controverse. Dialogue sur l’islam », de Rémi Brague et Souleymane Bachir Diagne, entretiens menés par Michel Eltchaninoff, Stock/Philosophie Magazine Editeur, « Les essais », 192 p., 18 €.


L’initiative à l’origine de cet ouvrage vaut d’être saluée. Le philosophe Michel Eltchaninoff a mis en présence deux intellectuels dont les voix comptent sur la scène publique internationale, pour débattre des « questions qui fâchent » autour de l’islam.

D’un côté, Rémi Brague, qui se définit lui-même comme « intellectuel et catholique ». Grand érudit, éminent spécialiste de philosophie antique et médiévale – juive, arabe et latine –, qu’il a longtemps enseignée, c’est un penseur influent. Connu pour son regard très critique sur la religion musulmane, il définit les sources de l’Europe comme romaines et chrétiennes. Face à lui, ­Souleymane Bachir Diagne, philosophe, historien des sciences, enseignant à l’université Columbia (New York), auteur d’une œuvre riche et complexe, défend la possibilité d’un islam rationnel, dynamique, ­ancré dans une spiritualité authentique.

L’ouvrage s’intitule La Controverse et mérite ce titre au singulier. En apparence, les questions abordées sont très diverses – trop, car cette structure vivante, propre à la discussion, donne lieu à un florilège de réponses souvent bien courtes et contenant, dans la plupart des cas, des références savantes qui échapperont au lecteur non spécialiste.


Mais le débat, d’ordre théologique, touche en réalité à un point de dogme fondamental de l’islam. La conviction de Rémi Brague est que le Coran, considéré par les musulmans comme parole de Dieu, fixe un code légis­latif immuable, une « orthopraxie », que l’homme ne peut ni interroger ni modifier. Face à ce Dieu tout-puissant, l’homme n’aurait aucune liberté réelle. Il serait « soumis », dépouillé de ce qui constitue son essence même : sa capacité de penser et de participer par sa propre raison à l’ordre du monde voulu par Dieu. A l’inverse, le christianisme, en posant que Dieu est Verbe, serait une ­religion pleinement rationnelle, qui favoriserait chez l’homme l’élan de la raison. Rémi Brague met ainsi en avant sa « foi d’intellectuel » ancrée dans l’essence même du christianisme.
Face à cette ­conviction, qui se révèle implacable tout au long de l’échange, Souleymane Bachir Diagne déploie toutes les ressources de son érudition et de son expérience spirituelle personnelles pour étayer une autre représentation du dogme musulman : il rappelle la complexité des débats théologiques autour de la question de la liberté humaine et du dogme du Coran incréé, comme les multiples niveaux d’interprétation du Coran mis en œuvre au cours de l’histoire, ou la place privilégiée de l’homme – désigné dans le Texte révélé comme le lieutenant de Dieu sur Terre – au sein de la Création.

La position de Rémi Brague en ce qui concerne l’irrationalité ­intrinsèque de l’islam a un redoutable corrélat. Etant fondamen­talement irrationnel, l’islam serait violent par essence. Cette conception a des racines lointaines et profondes en Europe. Elle apparaît en filigrane dans le discours de Ratisbonne du pape Benoît XVI (2006). Elle se révèle dévastatrice tant elle oppose une fin de non-recevoir à toute prétention intellectuelle ou spirituelle de l’islam. Si d’aventure un philo­sophe se révèle fécond, c’est qu’il s’est placé « hors de l’islam » pour penser.
C’est néanmoins avec raison que Rémi Brague fait référence dans sa postface à la disputatio, débat qui voyait notamment s’opposer chrétiens et juifs au sein des universités médiévales. Un espace de rencontre est ouvert avec cet ouvrage, et il ­convient de lui reconnaître ce mérite, qui n’est pas mince.



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