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Mercredi 1 Mars 2017

L'islam et l'esprit démocratique selon Malek Bennabi



« La conception démocratique islamique voit en l'homme la présence de Dieu, les autres conceptions voient en lui la présence de l'humanité et de la société». (8)

Malek Bennabi
La question de la compatibilité de l'islam et de la démocratie n'est pas nouvelle. L'imaginaire occidental se présente souvent l'islam comme un tout gérant la vie humaine à chaque stade de son évolution, un totalitarisme ne laissant que peu de liberté aux individus. M. Bennabi s'est emparé de ce sujet essentiel dans le cadre de la problématique qui l'a préoccupée tout au long de sa vie; celle de la réforme islamique. Loin de se limiter à une définition étriquée de la démocratie qui la restreint à sa dimension juridique et institutionnelle, ni à une simple souveraineté, Bennabi tente d'en chercher les caractéristiques invariables et transculturels qui en font un mode d'organisation universel.

C'est ainsi qu'il traita de ce sujet dans un flamboyant article, «islam et démocratie», tiré d'une conférence faite au Caire en 1960. Comme à son habitude M. Bennabi se veut pédagogique, concis et méthodique de manière à ne pas tomber dans des développements pédants et trop académiques. Il début sa réflexion par un constat: « l'islam et la démocratie désignent chacun de leur côté trop de choses à la fois. Il faut les réduire à leur simple expression pour faire le rapprochement, qui peut être fait entre eux après une telle simplification ». Puis de poursuivre plus loin: «qu'est ce que la démocratie dans sa plus simple expression? (…) qu'est-ce que l'islam dans sa plus simple expression?» (1)

Pour définir l'islam il en revient au « hadith Jibril » qui le résume à l'unicité de Dieu et au quatre piliers de la pratique, quant au concept de démocratie son sens apparaît dans la citation de Lincoln; «le gouvernement du peuple, par le peuple, pour le peuple ». Ces deux concepts semblent opposés puisque l'un renvoie à des obligations et l'autre à des droits.
Cependant cette approche est insuffisante pour Bennabi car celle-ci n’intègre pas le contenu et le sens ontologique des deux expressions. « Il faut essayer de considérer la démocratie d'après un schéma ontologique. Pour cela, il faut établir le cadre de ses généralités.» (2)

Au delà de la définition conceptuelle il faut essayer de se représenter la démocratie comme une pratique, un ensemble de rapports sociaux et un jugement porté sur le Sujet.
Pour l'auteur la démocratie doit être étudié dans un triple rapport:
 un sentiment envers soi
 un sentiment envers autrui
un ensemble de conditions sociales et politiques nécessaires pour la formation et l'épanouissement de pareils sentiments (ceux cités plus haut) chez l'individu.
« Mais dans tout processus de démocratisation, en Europe ou hors d’Europe, le sentiment démocratique est une certaine limite psychologique au dessous de laquelle apparaît le sentiment de l’esclave et au dessus de laquelle apparaît celui du despote.» (3)

Au delà de la spécificité historique et culturelle européenne qui a vu naître le processus démocratique Bennabi affirme que toute démocratisation nécessite de lutter contre ces deux tendances : la négation de soi comme sujet, à l'image de l'esclave assujetti, et un sentiment négatif envers autrui consistant à nier ses droits « naturels » et en adoptant un comportement despotique ; « la négation du moi chez l'esclave et la négation de l'autre chez le despote». (4)

Après avoir présenté de manière originale la démocratie il convient ensuite de déterminer si ces deux sentiments existent en islam; « autrement dit, on doit se demander si l'islam peut augmenter le sentiment envers soi et envers les autres, compatible avec le fondement de la démocratie dans la psychologie de l'individu, et s'il peut créer les conditions sociales générales favorables au maintien et au développement du sentiment démocratique ainsi qu'à son efficacité. » (5)

Bennabi s'éloigne donc de la définition toute théorique de la démocratie pour lui donner une substance ainsi qu'une dynamique individuelle et collective ; la démocratie ce n'est plus seulement la souveraineté du peuple consacrée dans une loi fondamentale mais « d'une entreprise d'éducation à l'échelle d'une population entière et sur un plan général : psychologique, moral et politique ». Ce qui importe ce n'est donc pas la démocratie dans ses formes institutionnelles et juridiques mais bien un processus de démocratisation populaire. Comme il aimait le répéter, autant il est aisé d'importer des marchandises autant il est impossible d'importer la civilisation (au sens de développement). Il en est ainsi de même pour la démocratie qui doit être un apprentissage au quotidien ainsi qu'une éducation populaire.

La démocratie doit être un moyen d'émancipation des individus qui, tout en étant légitimée par des textes, doit puiser ses fondements dans des valeurs profondément ancrées. Il ne peut y avoir d'homo democraticus «si elle ( la démocratie) n'est pas d'abord imprimée dans l'individu qui constitue ces masses, si elle n'est pas imprimée dans un moi, dans la structure de sa personnalité...» (6)

« Quoi qu'il en soit s'il existe une tradition démocratique islamique, elle ne doit pas être recherché dans la lettre d'un texte constitutionnel proprement dit mais plutôt dans l'esprit de l'islam d'une manière générale » (7). La démocratie est donc avant tout un état social où tous convergent vers une égalisation des considérations telle qu'exprimée par Alexis de Tocqueville : «À chaque instant, le serviteur peut devenir maître et aspire à le devenir ». Tout processus de démocratisation est d'abord, selon Bennabi, «une nouvelle évaluation de l'homme» ; c'est-à dire la conception de son humanité. De cette évaluation il est possible de tirer plusieurs formes démocratiques telles que la démocratie libérale occidentale ou encore la démocratie communiste aboutissement de la lutte puis de la fin des classes sociales.

Quelle serait donc l'évaluation islamique de l'homme et quelle «démocratie musulmane» est il possible de bâtir sur la base des deux fondements évoqués plus haut, à savoir un sentiment envers soi et un autre envers autrui?
Il existe, selon Bennabi, dans les sources de l'islam les principes permettant de faire face à ces tendances antidémocratiques. C'est ainsi que la dignité de chaque être humain est affirmé dans le verset suivant : «Certes nous avons honoré les fils d'Adam». (sourate 17/70)

Il s'agit d'un principe essentiel qui permet d'identifier la spécificité de la démocratie selon l'islam :
« La conception démocratique islamique voit en l'homme la présence de Dieu, les autres conceptions voient en lui la présence de l'humanité et de la société». (8)

La dignité accordée à chaque être humain a une dimension spirituelle puisque le souffle de Dieu, l'âme ou l'esprit en chaque femme ou homme, apparaît comme la garantie la plus ancrée et profonde permettant de faire face au retour perpétuelle de l'esprit despotique ainsi que la négation de l'être.

Cette égale dignité des hommes est l'essence même de la conception islamique de l'Homme et par extension de l'esprit démocratique dans sa dimension sociale et politique: « la démocratie islamique, ainsi qu'on vient de le montrer, se caractérise d'abord par l'immunisation de l'homme contre les tendances antidémocratiques: l'octroi des droits politiques et des garanties sociales en est une conséquence. Par contre, la démocratie laïque lui accorde d'abord ces droits et ces garanties, mais sans lui éviter d'être écrasé sous le poids des coalitions d'intérêts, des cartels, des trusts, ou bien d'écraser les autres sous le poids d'une dictature de classe: elle n'extirpe pas de la société les germes morbides qui créent l'esclave ou le despote». (9)
Face au risque de sombrer dans ces formes psychologiques les gardes fous sont légions et apparaissent aussi bien pendant la période prophétique que celle des quatre premiers califes. Dieu n'a t-il pas proposé au prophète de l'islam de choisir entre être prophète-Roi et prophète- serviteur et n'a t-il pas choisi d'être un simple serviteur ?
Les pulsions despotiques et tyranniques doivent être étouffés, et en contrepartie Dieu promet la félicité : «cette demeure dernière, Nous la réservons à ceux qui ne recherchent, ni à s'élever sur terre, ni à y semer la corruption...» (sourate 28/83).
L'esprit de résistance sera incarné par Bilal qui face à l'oppression et au péril de sa vie répètera avec conviction « Dieu est Unique ».
Cet esprit révolutionnaire et démocratique né de l'éducation prophétique sera vécu pleinement au cours du mandat du calife Omar. Au moment de son investiture il prononça ces quelques mots exprimant clairement une posture psychologique anti despotique : « Celui d'entre vous qui constatera en moi une déviation quelconque, il doit la combattre ... » et un compagnon de répondre ; « si nous voyions en toi une déviation, nous la redresserions avec nos sabres ».
Notons que le despotisme peut aussi bien concerner l'emprise psychologique des choses sur les individus, ce que Bennabi appelle le choséisme : « à chaque instant correspond un rapport donné entre les choses, les personnes et les idées dans la trame de l'action ». et plus loin il écrit : «mais au stade actuel de la société musulmane, le despotisme de la chose interfère avec le despotisme de la personne.» (10)

Le développement du matérialisme, la société de consommation sont aussi des menaces pour la démocratie. Il s'agit d'une autre forme d'asservissement qui peut concerner aussi bien les pays développés que les pays en voie de développement : « La société dénuée réagit à la hantise du monde des choses qu'elle n'a pas; la société gorgée réagit à son obsession. Mais avec ces deux réactions, elles font face au même mal. Le despotisme de la chose éprouve différemment mais les conséquences psychologiques sont les mêmes: la chose chasse l'idée de la cité en la chassant de la conscience, aussi bien des repus que des affamés.» (11)
Cette idée du despotisme de la chose a d'ailleurs été largement développée par «l'école de Francfort», courant sociologique néo-marxiste, qui voit dans la consommation de biens culturels un moyen de domination. Ces industries culturelles pour Adorno, chef de fil de ce courant, sont «les prophètes de l'ordre existant» offrant des plaisirs éphémères (sous forme de biens stéréotypés) engendrant résignation, déshumanisation et marquant la faillite de la raison.

Cette consommation compulsive soumet donc le citoyen le faisant chuter au niveau de l'esclave et le rendant inapte à exercer son droit dans une authentique démocratie: «le peuple devint un auditoire, un troupeau électoral, une caravane aveugle déviée de sa voie tracée par l'idée et égarée dans le sillage de l'idole» (12). En complément de ces trois rapports (sentiment envers soi, sentiment envers autrui et les conditions politiques et sociales de permettant la réalisation de ces deux sentiments) il me semble opportun d'en ajouter un quatrième, celui de la fraternité. Non seulement il faut annihiler, freiner les pulsions antidémocratiques mais il faut aussi développer le sentiment fraternel essentiel à la vie démocratique. L'islam a ainsi fait de la fraternité tout aussi bien un fondement de la vie sociale qu'un lien spirituel entre les musulmans mais aussi entre les membres de la famille composant l'humanité.
«Ô les gens! Nous vous avons crées d'un homme et d'une femme, nous vous avons répartis en peuples et en tribus afin que vous vous reconnaissiez. Le plus noble d'entre vous, auprès de Dieu, est le plus pieux.»(Sourate 49 /13)
«Certes les musulmans sont frères » (sourate 49/10)

Cette fraternité ne doit pas être un slogan gravé sur tous les frontons qui demeurait néanmoins sans vie. Il faut pour reprendre les termes de M. Bennabi « une fraternisation ».

« LA première communauté islamique ne s'était fondée sur un simple sentiment, mais sur un acte fondamental de fraternisation entre les ançars (auxiliaires) et les muhajirûn (exilés). » (13)

Si les sources scripturaires de l'islam et les pratiques des premières générations mettent en évidence un idéal démocratique en islam pourquoi est-il quasi inexistant dans les pays de culture musulmane? Pour Bennabi il ne suffit pas d’égrainer les principes pour qu'ils deviennent effectifs. Il faut les ancrer dans l'âme des hommes et des femmes. Une réforme théologique est insuffisante pour redonner vie à l'idéal démocratique: « la théologie ne touche en effet au problème de l'âme que dans le domaine du crédo, du dogme. Or le musulman, même le musulman post-almohadien, n'avait jamais abandonné son credo. Il était demeuré croyant, ou plus exactement dévot; sa croyance était devenue inefficace parce qu'elle avait perdu son rayonnement social, parce qu'elle était devenue centripète, individualiste : foi de l'individu désintégré de son milieu social.» (14)

Il convient donc de redonner vie aux principes de l'islam afin que les germes enfouis dans les âmes et les esprits puissent ébranler de nouveaux les consciences et les cœurs et démarrer une dynamique démocratique. Pour voir naître cette société démocratique un Jihad spirituel est indispensable accompagné d'une remise en cause (tawba): 
«Syllogisme funeste: l’islam est une religion parfaite, nous sommes musulmans donc nous sommes parfaits. C’et ainsi que l’idéal islamique, idéal de vie et de mouvement, a sombré dans l’orgueil et particulièrement dans la suffisance du dévot qui croit réaliser la perfection en faisant ses cinq prières quotidiennes sans essayer de s’amender ou s’améliorer: il est irrémédiablement parfait, parfait comme le mort et le néant.» (15)

Avec le début de la décolonisation, M. Bennabi perçoit un début de processus démocratique mais il met en garde : « cette entreprise réussira dans la mesure où elle procèdera à une nouvelle évaluation de l'homme dans sa conscience même afin de mettre au-dessus du despote et de l'esclave». Vu l'actualité nationale et internationale la réflexion de M. Bennabi sur la démocratie nous paraît être d'une grande utilité. Il s'agit en effet de ne pas se laisser tromper par une démocratie dans les formes mais dont l'esprit s'éloigne de ses finalités qui doivent être l'émancipation, l'égalité et la participation. En exposant la démocratie dans ses plus simples caractéristiques et dans ses finalités il nous évite de tomber dans les débats stériles et secondaires.
Face à la crise démocratique en occident, face aux difficultés et au chaos que rencontrent certains pays arabo-musulmans, nul progrès démocratique n'est possible si ce processus ne s'accompagne pas d'une éducation profonde; éducation contre l'asservissement des hommes et l'assujettissement aux choses, éducation des gouvernants au respect de la dignité de tous les citoyens, éducation à la fraternité humaine.


_________________________
(1) Islam et démocratie publié dans la revue «Révolution africaine», 1967
(2) Islam et démocratie
(3) Islam et démocratie
(4) Islam et démocratie
(5) Islam et démocratie
(6) Islam et démocratie
(7) Islam et démocratie
(8) Islam et démocratie
(9) Islam et démocratie
(10) Le problème des idées dans le monde musulman
(11) Le problème des idées dans le monde musulman
(12) Le problème des idées dans le monde musulman
(13) Vocation de l'islam
(14) Vocation de l'islam
(15) Vocation de l'islam
 



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