Dimanche 4 Mai 2014

L'écrivain musulman dans la littérature yougoslave

Par Midhat Begi



En Bosnie-Herzégovine, au coeur de la Yougoslavie, il existait une ethnie importante à laquelle il ne manquait qu'un nom pour devenir une nation. Au lendemain de la dernière guerre, le nom de Musulman lui a été reconnu, et à juste titre car il aurait été difficile de lui en attribuer un autre sans trop bouleverser la nomenclature des nationalités yougoslaves. Cette ethnie constitue un ensemble dont les défauts et les faiblesses apparaissent mieux que les valeurs. Considérée de l'extérieur, elle suscite un doute compréhensible, teinté d'un léger mépris. Quant au fait d'être musulman, il a les résonances psychologiques les plus diverses. Etre musulman, c'est avoir de soi-même une conscience souvent doublée de malaise. Il a toujours été moins ambigu d'appartenir à une structure ethnique ou nationale mieux définie et surtout plus nombreuse. Le poète croate A. G.Matoš, mieux que personne, a ressenti cette douloureuse vérité à Paris vers 1900. Il lui a donné une forme littéraire dans ses comparaisons entre son propre peuple et les Occidentaux. Pour l'écrivain musulman de Bosnie-Herzégovine elle se traduisait par une sensation de néant, même sous la domination turque, alors qu'il jouissait d'une position privilégiée. Tel est peut-être le fond de la pensée d'un poète bosniaque du XVIIe siècle, Muhamed Havaija, lorsqu'il fait appel à ses compatriotes non-musulmans pour venir s'entendre sur une coexistence fraternelle et pour condamner les discordes et les tueries mutuelles. Tout en se disant bosniaques, les Musulmans n'ont jamais pu s'identifier nationalement à la Bosnie-Herzégovine. A la différence de tous les autres, excepté les Juifs, c'était la religion et non la nationalité qui définissait l'identité du Musulman. Aussi avait-il, selon ce schéma, adopté le nom de Turc, tout en se distinguant des Ottomans, les Turkuše, originaires, eux, de Turquie. La question de son identité était son problème capital et même, à des époques ultérieures, son adhésion à d'autres groupes nationaux, serbe ou croate, et son intégration au style de civilisation européenne, ne contribuaient pas à le résoudre. L'étonnement que causait son propre nom au poète Hamza Humo, durant l'entre-deux-guerres, résonne profondément dans l'esprit de ses lecteurs :
            On m 'a appelé Hamza
            comme on a appelé des milliers d'hommes

            des déserts, de farouches bédouins
            noirs citoyens de villes éternellement ensoleillées,
            de l'Himalaya, du Taurus, du Pinde,
            hommes des plantations - milliers d'Indiens cuivrés
            ceux aussi des marchés des plateaux d'Iran
            qui vendaient des tapis - des perles, des bijoux, des femmes.
            Oh, combien il est étrange - qu 'ici - dans notre pays dans ce coin de
            l'Europe - On m'appelle Hamza !

Un autre poète de cette même époque, orienté différemment, vers une gauche militante, Hasan Kikić, éprouva un sentiment semblable, invoquant son nom comme s'il interpelait son double de très loin. Chez l'un et l'autre de ces deux poètes, les plus importants en Bosnie-Herzégovine aux environs de 1930, il y a prise de conscience de sa propre identité, celle d'un homme de Bosnie-Herzégovine, contraint de l'accepter, tel un stigmate, avec une nuance d'ironie résignée. Le romancier contemporain Mesa Selimović a admirablement caractérisé cette singularité dans son roman le Derviche et la Mort, qui offre de ce Musulman de Bosnie - Herzégovine un tableau expressif et décourageant. Au cours d'un entretien cet écrivain a déclaré :
            Je crois qu'aucun groupe dans l'histoire n'est demeuré plus solitaire que les Musulmans de Bosnie. Le fait que jusqu'au dix-huitième siècle la Bosnie ait été relativement développée, pratiquement sans illettrés, avec de nombreuses écoles, une vie urbaine bien organisée, une assez grande tolérance religieuse - ne changeait pas grand-chose : leur situation était visiblement artificielle. Ils n'étaient pas dénationalisés, tout en restant séparés des leurs. Leur cheminement historique ne pouvait les mener nulle part. C'était une impasse tragique. La communauté musulmane a été la plus fermée de toutes celles qui se constituèrent en Bosnie. De la maison et de la famille ils firent un culte où se manifestait toute la vitalité qu'ils ne pouvaient dépenser ailleurs. Il se créa ainsi une atmosphère intense d'intimité, de sensibilité (les plus belles de nos ballades et romances populaires sont musulmanes) ; mais cela entraînait en même temps une répugnance aux activités publiques, car il n'y avait là pour les Musulmans aucune perspective véritable. Rangés de force aux côtés de l'occupant, ils l'exécraient, car leurs routes divergeaient. Ils ne pouvaient se joindre aux autres qu'en souhaitant la fin de l'Empire turc, en contribuant à sa destruction. Mais la fin de l'Empire turc signifiait en même temps la fin de ce qu'ils étaient eux-mêmes. Dans cette impasse, la raison ne pouvait offrir aucune solution. Il ne restait que l'inertie et le fatalisme, la soumission ou la résistance à la Sublime Porte n'étant plus qu'une réaction affective. (Vers 1830, les Musulmans de Bosnie-Herzégovine s'insurgèrent contre le sultan.) Si l'on ajoute à cela la haine, un sentiment d'insécurité, la peur, la colère, les rébellions des Musulmans (au fond profondément désorientés), les attaques auxquelles ils étaient en butte de la part de ceux qui haïssaient les Turcs - nous avons là une esquisse de ce pandémonium qui s'appelle la Bosnie et sa population.
            N'oublions pas non plus notre attachement à ce monde victime de la fatalité historique et qui a conservé cependant un grand nombre des plus belles qualités humaines, - non plus que notre constante angoisse : cet étrange passé, nous le traînons sans cesse sans jamais en faire véritablement notre passé ; est-il donc étonnant que la Bosnie soit aussi riche spirituellement ?
Il faut ajouter qu'à côté des féodaux, agas et beys, implantés par les Turcs, il y a toujours eu le peuple, le paysan dénué de tout, et qui est tombé brusquement, avec la Première Guerre mondiale, dans la paupérisation la plus noire. (La réforme agraire de 1918 n'a en fait rien changé à la situation privilégiée des gros propriétaires.)

Dans le monde musulman, l'art plastique existait dans les formes, les objets, l'architecture, les ornements, les costumes, mais la religion islamique interdisait l'effigie humaine dans la sculpture comme dans la peinture. Néanmoins, la création artistique s'épanouissait, surtout dans la langue et l'expression littéraire. Sans aucun doute l'islam a marqué de son sceau tous les domaines, y compris la vocation des écrivains musulmans de Bosnie-Herzégovine, qui commencèrent très tôt à écrire dans des langues orientales : turc, arabe et persan. Dès le début de ce siècle, l'existence d'une telle littérature a été révélée par l'oeuvre de Safvet Bašagić, poète et historien de la culture littéraire. Il s'agissait de motifs poétiques, pieux ou profanes, parfois d'une chronique. Les oeuvres de ces très nombreux écrivains, originaires de Bosnie-Herzégovine, sont marquées par l'influence de l'Orient islamique. La poésie reflétait visiblement des tendances poétiques orientales, avec les traits d'une civilisation patriarcale très éloignée de l'esprit et du style européens, avec le reflet, plus ou moins sensible, des doctrines hérétiques qui ont jalonné l'histoire de l'islam. Mais souvent ces écrivains conservaient certaines particularités de leur petite patrie, se souvenaient de leur origine, et même, comme l'affirment ceux qui connaissent bien ces ouvrages, ils y introduisaient « le reflet et l'expression de la vie de leur pays natal ». Il y avait parmi eux des femmes, telle la poétesse Habiba, dont parle Bašagić dans son ouvrage intitulé : Bošnjaci i Hercegovci u islamskoj književnosti, où sont étudiés quatre-vingt-six de ces écrivains. (Il est intéressant de relever dans cette littérature hybride l'existence d'un ouvrage rappelant l'Osman d'Ivan Gundulić, grand poète ragusain du XVIIe siècle.) Dans son ouvrage, Bašagić rattache l'origine des Musulmans de Bosnie-Herzégovine aux bogomiles, ces Patarins bosniaques qui auraient constitué, au Moyen Age, un groupe à part, et se seraient convertis en masse à l'islam — hypothèse qui fait encore aujourd'hui l'objet de maintes recherches et controverses.

Du XVIIe au XIXe siècle, il y eut également des dizaines d'auteurs qui composaient leurs poèmes, pieux ou profanes, en langue populaire, mais en caractères arabes (arabica). Cette littérature alhamiado présente, pour le moins, un intérêt linguistique, car elle fait connaître le langage qui fut, pendant plusieurs siècles, celui de la Bosnie -Herzégovine. Cette littérature témoigne également d'un parallélisme avec les efforts littéraires des auteurs chrétiens, franciscains, de Bosnie-Herzégovine mais à, cette époque, et longtemps après, comme le souligne Milan Prelog à propos de Muhamed Havaija, chacune des quatre confessions religieuses — catholique, orthodoxe, juive et musulmane - vivait renfermée sur elle-même :
            Le premier poète musulman que nous connaissions, à composer en langue populaire, Havajia, souligne dans la préface de son dictionnaire (1631) qu'avant lui rien n'a été écrit en langue « bosniaque », bien que vingt ans plus tôt ait paru l'ouvrage célèbre du franciscain Matija Divković Nauk krstjanski. De même, le moine Stjepan Margi tić montre, dans la préface d'un de ses ouvrages imprimé en 1704, où il évoque les rapports linguistiques, sociaux et culturels en Bosnie, qu'il ignore tout des intérêts littéraires des Musulmans et des orthodoxes.

Les poèmes pieux musulmans, ilahije, et moralisants, kaside, qui constituent la majorité de ces écrits, n'ont aucune prétention littéraire. Il est caractéristique que ces ouvrages, en partie l'oeuvre de derviches, sont souvent inspirés de la poésie populaire, très vivante chez les Musulmans. C'est précisément le cas d'un poème de la poétesse Umihana Čuvidina, du début du XIXe siècle. La pratique de l'écriture alhamiado s'est conservée longtemps encore, jusqu'à l'apparition, au début du XXe siècle, des premières revues. Parmi ces poètes, citons le nom de Hasan Kaimija, revolte, mort en exil, au XVIIe siècle. Citons aussi le chroniqueur Mustafa Bašeskija, de Sarajevo, dont Hasan Kikić a dit : « II n'a pas écrit des nouvelles, mais il notait les événements tels qu'ils se passaient. Il ne les enjolivait pas et, en homme très pieux, il estimait que tout était ainsi pour le mieux, et devait donc rester ainsi » . Ce chroniqueur a laissé une oeuvre de grande importance pour l'étude de la vie quotidienne à Sarajevo au XVIIIe siècle.

Vers la fin de la domination ottomane, nous voyons apparaître des journaux et des revues dans la langue locale : Bosna, Neretva, Bosanski vjestnik et Sarajevski cvjetnik. Mentionnons une personnalité particulièrement intéressante, celle de Mehmed Šakir Kurtćehajić, le premier journaliste et écrivain musulman de Bosnie à se tourner vers l'Europe, conscient de l'importance de la culture européenne, et qui exprime dans ses articles des opinions nationalistes, un idéal de renouveau, relativement clairs. En fait, pas plus que les peuples islamiques d'Orient, les Musulmans de Bosnie -Herzégovine n'ont connu de Renaissance au sens européen du terme, marquant le passage du Moyen Age aux Temps modernes. C'est pourquoi le contact tardif avec l'Europe a pris la forme, dans le cas de Kurtćehajić, du drame d'un journaliste isolé et pauvre de Sarajevo, qui désire ardemment se rendre en Europe pour en découvrir la culture, qui s'adresse aux lecteurs bosniaques, leur demandant de travailler ensemble pour le bien du pays, car « il faut prendre la science comme une chose bonne, sans regarder de qui ni où on la prend ». Dans une lettre adressée à l'écrivain turc Rechad-bey il écrit :
Mon plus ardent désir est d'aller en Europe, parce que dans nos contrées la science est complètement négligée, et qu'en Europe au contraire - je ne sais si c'est là une caractéristique innée des peuples ou autre chose - on en fait grand cas. J'ai le désir, même si c'est là une honte, de me cultiver, serait-ce à l'étranger... C'est avec la même ardeur que je souhaite apprendre le français, la langue la plus parlée dans les pays occidentaux. Mais la pauvreté, ce tyran impitoyable, ne me le permet pas. Je ne connais que le slave, car c'est ici la langue la plus répandue.
C'est dans cette situation, de désordre et de léthargie culturelle, que l'occupation austro -hongroise surprit les Musulmans en 1878 ; et même alors il leur fallut bien du temps pour que l'idée leur vienne d'entreprendre, comme les peuples chrétiens, l'européanisation de leur vie et de leur culture, en utilisant la presse et les autres moyens modernes de la vie culturelle et littéraire. C'est au cours des quarante années qu'a duré cette occupation que se sont réalisées les idées de Kurtćehajić sur l'européanisation et sur une éducation rationnelle. Toute la littérature musulmane qui s'élaborait alors, dans les journaux et les revues, les livres, les almanachs, les manuels, constituait la voie naturelle menant à l'émancipation des esprits, à la prise de conscience, par les Musulmans, de leur être slave, de leur patrie yougoslave, du lien qui les unissait aux autres peuples avec lesquels ils vivaient en Bosnie-Herzégovine. Ajoutons que bien des peuples asiatiques, de la Turquie au Japon, se sont engagés au cours du XIXe siècle, sur la même voie d'une civilisation universelle, et que les Musulmans ne pouvaient pas, quel que fût leur conservatisme inné, résister à cet impératif de survie. Mais chez eux chaque pas en avant était une dure victoire, âprement remportée par les esprits les plus conscients, qui affrontaient les hommes du pouvoir, public et religieux, comme c'était aussi le cas dans les pays orientaux, surtout en Turquie où, un peu plus tôt mais parallèlement, un processus semblable s'accomplissait, qui aboutira à l'avènement d'Ataturk – ce qui devait avoir une répercussion directe surle monde musulman et sur les intellectuels musulmans de Bosnie-Herzégovine.
    C'est pourquoi, considérée dans son ensemble, la littérature musulmane de l'époque austro-hongroise, et tout le mouvement d'européanisation des Musulmans de Bosnie-Herzégovine constituent un phénomène intéressant pour l'étude culturelle, historique et psychologique de ce milieu, de sa genèse douloureuse à sa forme finale. L'écrivain musulman a sans cesse été écartelé entre l'Europe et l'Orient, conscient de l'être psychique et de l'héritage culturel de son peuple, avec lequel il voulait demeurer en contact, en parenté affective et intellectuelle. A quel point cette situation était parfois lourde de conflits et de transformations dramatiques, c'est ce que montrent surtout certains auteurs chrétiens, qui signent leurs écrits d'un nom islamique pour avoir accès aux lecteurs musulmans. C'est ce qui explique qu'Aleksa Šantić, Serbe orthodoxe de Mostar, ait été désigné, paradoxalement, par l'écrivain musulman Hamza Humo, de Mostar lui aussi, comme « le plus grand poète musulman » . Paradoxalement aussi le catholique Ivo Andrić pourrait être considéré comme «le plus grand conteur musulman de Bosnie-Herzégovine», puisqu'il a consacré la majeure partie de son oeuvre au passé le plus sombre du milieu musulman, dans les villes, comme dans les petites bourgades bosniaques.

    Cette conscience et ce patrimoine des écrivains musulmans sont constitués de traditions orientales, d'éléments de création en langues orientales, d'écrits alhamiado et, ce qui est le plus important, de création populaire vivante, sous forme d'une très longue et très riche tradition de chants et de contes épiques, lyricoépiques, et lyriques, en serbo-croate, jaillis en grande partie du milieu musulman, tant urbain que féodal, rural et artisanal. Il existe de même une très riche tradition épistolaire en cyrillique bosniaque (bosančica) : la correspondance entre des notables musulmans de Bosnie-Herzégovine et des chrétiens de régions voisines au XVIIie siècle.

    Liée spirituellement à cet héritage, une tradition moderne d'hommes de lettres musulmans s'est élaborée sous la domination austro-hongroise. Elle comprend une vingtaine d'écrivains qui se sont fait un nom parmi les lecteurs musulmans. Signalons par ailleurs la continuité de l'emploi de l'écriture arabe, pour des textes en serbo-croate, surtout didactiques et religieux, jusqu'à une époque récente. La Bosnie a certainement été la région la plus riche en variétés d'écritures depuis le Moyen Age : deux écritures slaves anciennes, glagolitique et cyrillique, l'écriture latine, l'écriture arabe et l'écriture hébraïque.
    Le premier de ces écrivains, le plus représentatif peut-être, fut Mehmedbeg Kapetanović Ljubušak, qui publia en 1887 un recueil de sentences sous le titre de Narodno blago, en caractères latins, puis cyrilliques. Ce recueil, auquel collaborèrent un grand nombre d'amis non musulmans, et dans lequel Kapetanović introduisit aussi des sentences d'écrivains croates et serbes : Gundulić, Kačić, Njegoš, Mažuranić, Preradović, Šenoa, etc., ainsi que des aphorismes orientaux, et des vers de poètes alhamiado, présente, en raccourci, l'image de l'homme musulman dans son aspect culturel et dans sa structure historique et géographique : on y découvre les racines qui permirent l'élaboration des esprits les plus éclairés. S'il y a eu parmiles Musulmans de Bosnie-Herzégovine, pendant cette période de l'histoire, des exemples de revirements (presque manichéens), d'instabilité, de versatilité, il y eut aussi des personnalités d'une éthique rigoureuse, tel, à sa manière, Ljubušak Kapet anović, particulièrement intéressant aujourd'hui en tant que porte-parole de l'européanisme musulman et d'un patriotisme slave d'une réelle probité. En termes caractéristiques, le conteur et romancier Edhem Muladbić déclare en 1891 dans Bošnjak :
    Mon frère, je ne connais pas très bien le turc, c'est pourquoi je ne m'intéresse guère au Vatan (journal qui paraissait en langue turque à Sarajevo). Mais je connais les caractères latins et cyrilliques, et lis les journaux des autres ; mais finalement, à quoi cela me sert -il ? En lisant, on en arrive à des conclusions étonnantes, car chacun tire à soi, et nous, nous sommes, pour ainsi dire, restés comme le loup - entre la meute et le fusil.
Cette première période d'européanisation dura jusqu'en 1918, et pendant ce temps deux générations au moins d'écrivains, poètes, conteurs et romanciers se rassemblèrent autour des revues Behar, Gajret et Biser. C'est à cette époque qu'apparurent des bibliothèques, librairies, salles de lecture musulmanes. Les lecteurs musulmans (généralement à l'écart de leurs compatriotes), avaient ainsi entre les mains un grand nombre d'ouvrages ; cela dans un courant qui, à la veille de la Première Guerre mondiale, fut également marqué par l'influence visible de Matoš, le meilleur interprète littéraire de la culture française, et de tout le modernisme littéraire, serbe et croate. Cela fut particulièrement sensible dans la revue musulmane de Mostar, Biser, dirigée quelque temps par le poète Musa Ćazim Ćatić, ami de Matoš et de Tin Ujević, bohéme comme ce dernier,- revue plus orientée que les autres vers l'Orient islamique, et en même temps imprégnée des idées modernes et de la fraternité avec les autres peuples de Bosnie -Herzégovine. Nous y trouvons même une apostrophe inattendue, où le socialisme est désigné comme « l'idée directrice la plus nouvelle venue de l'Occident éclairé ». Nous devinons des accents semblables dans les poèmes de Ćatić. Cependant toute cette littérature était d'une importance marginale comparée aux littératures croate et serbe, toujours en retard sur ces dernières, limitée, dans l'impossibilité de prendre conscience d'elle-même, de se distancer. Il y eut, néanmoins, des tentatives : celle qui apparaît, par exemple, dans un écrit du romancier Hifzi Bjelavac, où l'auteur se demande, pendant la Première Guerre, quel a été l'effort littéraire et culturel fourni par ses compatriotes musulmans de Bosnie-Herzégovine et ce qu'il en est resté. Toute cette production lui apparaît « comme une maison incendiée qui n'aurait pas été assurée, comme une traite protestée, que personne ne veut racheter car les garants sont devenus insolvables, et que le débiteur n'a jamais eu l'intention de payer » .

    La Première Guerre mondiale mit un point final à cette époque, et en ouvrit une autre, marquée par des caractères entièrement nouveaux. Ce n'est que vers les années trente qu'on a pu procéder à une étude critique du phénomène littéraire musulman, avec un recul véritable, et cela grâce à la pensée socialiste des hommes groupés autour de la revue de Hasan Kikić, Putokaz ; citons en particulier l'écrivain-ouvrier, Rizo Ramić qui, dans son étude Trois générations d'écrivains musulmans (1937), a su ramener cette littérature à ses sources et à ses bases sociales. Elle était issue, avant tout, des milieux aristocrates et religieux au pouvoir, insoucieuse des couches musulmanes pauvres, qui s'étaient considérablement multipliées après la Première Guerre mondiale. Mais si Ramić condamne, d'une manière générale, l'idéologie des classes au pouvoir, il rend aussi hommage, comme cela n'avait jamais été fait, à des écrivains dont il dit : « ils ont germé seuls, reconnaissons-le, quand on sait dans quel milieu primitif ils ont vu le jour et ont vécu ; et s'ils n'ont rien fait d'autre, ils ont mis du moins la culture en marche ».
    Le tournant décisif se situe, pour les Musulmans, en 1918, lorsque la Yougoslavie devient un État. Bientôt après la réforme agraire ils constituèrent, en dépit de tous leurs ornements folkloriques et exotiques, une masse prolétarisée, paupérisée, que chacun exploitait, depuis ses propres beys et agas jusqu'aux profiteurs et usuriers les plus divers, aidés par la police et les autorités et aussi par l'armée Le simple soldat anonyme n'était que le souffre-douleur de sous-officiers qui prenaient plaisir à l'écraser sous les règlements. Quand il regagnait sa bourgade bosniaque, il n'était plus qu'une créature humiliée, déshumanisée, aliénée, méconnaissable pour son propre milieu.
    Cette tragique histoire avait commencé dès la Première Guerre mondiale ; c'est celle que Krleża évoque dans sa Rhapsodie croate, où le Bosniaque musulman Mujo ramasse des miettes de nourriture sur le plancher d'un wagon hongrois. Le nouveau régime, soutenu par ce qui restait de l'élite des beys et des agas, accéléra cette différenciation qui conduisit à la seule solution possible : le rejet de tout le passé. Comme avant 1914, les écrivains musulmans se virent acculés au choix entre deux nationalités : serbe ou croate, alors que les jeunes intellectuels se demandaient de plus en plus où se trouvait le chemin menant à la dignité humaine. Le Putokaz de Kikić, en 1937, fut en réalité le seul à indiquer cette voie, tant aux étudiants progressistes croates de Zagreb, que serbes de Belgrade. Les carrefours qui s'offraient à l'écrivain musulman n'étaient plus ceux que repérait Matoš en 1908, entre Zagreb, Belgrade, Budapest et Constantinople. Il fallait maintenant choisir entre le nationalisme et le socialisme, entre Krleža et le folklore. Nombreux déjà étaient ceux qui avaient entendu parler de révolutionnaires musulmans tels que Alija Alijagić et Akif Šeremet. La police perquisitionnait à présent dans les vieilles demeures des beys et des agas d'autrefois, dont les fils et les petits-fils s'étaient brusquement transformés en étudiants protestataires et en conjurés, avant de devenir des partisans, combattants de l'armée de libération nationale. Dès l'entre-deux -guerres certains écrivains musulmans avaient abordé des thèmes non musulmans — entre autres A. Muradbegovié et Hamza Humo. Le premier roman ouvrier de Bosnie-Herzégovine fut écrit par Hasan Kikić, tué par des tchetniks dans la lutte de libération. Dans cette même lutte, son camarade, Skender Kulenović, entonne au nom de tous les peuples de Bosnie-Herzégovine, son admirable poème : Stojánka, majka knežopoljska, tout comme Vladimir Nazor compose sa Majka pravoslavna, et Ivan Goran Kovačić cet atroce témoignage qu'est la Fosse. C'est de cette apocalypse qu'est né notre socialisme yougoslave. L'écrivain musulman y a enfin perdu son besoin de singularité, reflété avant la guerre par le Putokaz de Kikić, dernière manifestation d'une littérature « musulmane » .
    Dans la contamination générale, le monde musulman, avant même la Seconde Guerre mondiale, ne se distingue presque plus des autres. Et l'écrivain d'origine musulmane entreprend, de plus en plus lucidement, de regarder en lui-même et autour de lui, de prendre conscience de ses origines et de son héritage. Cela seul permet à sa création de prétendre à une valeur universelle. Ce n'est que très récemment, avec des oeuvres telles que le Derviche et la Mort de Mesa Selimović, l'un des chefs-d'oeuvre du roman yougoslave, et le Kameni spavač, étonnant recueil de poèmes de Mak Dizdar, qui évoque les nécropoles médiévales de Bosnie –Herzégovine, qu' a disparu l'hypothèque prise par l'histoire sur l'écrivain et l'homme de ce pays. Celui-ci, par ailleurs, a perdu certaines de ses singularités — ce qui ne va pas sans quelque nostalgie : son monde fermé, son univers d'illusions, son exotisme apparent (dans le costume par exemple), certains traits de caractère de semi-oriental et ,sur tout son immobilisme de traumatisé. En revanche, il a acquis sa dignité, sociale et individuelle. Il ne pouvait y parvenir qu'associé à ses compatriotes de toutes les nationalités. Alors il pouvait, au lieu de songer à l'Asie et à Constantinople prendre pour devise le mot de Šenoa : Budi svoj. 

Cet article a déjà été publié dans la Revue des études slaves, Tome 56, fascicule 3, 1984. La Yougoslavie. pp. 413-419. sous licence Creative Commons 



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