Samedi 13 Octobre 2018

L'averroïsme des penseurs musulmans contemporains



C'est ce détour, ou plutôt ce recours à la raison pour fonder, de l'extérieur, les croyances et le système qui soutiennent l'ordre social, qui fait la modernité (ou la protomodernité) d'Ibn Rushd. Pour la première fois dans des sociétés médiévales, où la religion définissait à la fois le système du monde, la vérité ultime et la norme suprême, un esprit se pose à l'extérieur du système, reconnaît la primauté de la raison et assigne aux conceptions dominantes une place « locale » dans une nouvelle distribution ou une nouvelle architecture. Ibn Rushd paraît être moderne (ou protomoderne) pour d'autres raisons encore, lorsqu'on examine de plus près certaines nuances de sa pensée. Pour lui, la raison connaît ses propres limites, elle les reconnaît et sait s'en accommoder. La religion est fondée par la raison mais se voit reconnaître en même temps, par la raison elle-même, son rôle « fondateur ». On est tenté de faire le rapprochement avec bien des philosophes tout proches de nous. En tout cas, pour Ibn Rushd, la sphère du social, du politique, n'est pas susceptible d'une rationalisation linéaire, simple, transparente. La raison doit y admettre le rôle du transcendant, de l'imaginaire, de la passion et la limite qu'imposent la mort et sa représentation dans la conscience collective.
Abdou Filali-Ansary
Horizons Maghrébins - Le droit à la mémoire, N°40, 1999. L'actualité d'Averroès. pp. 43-50 sous Licence Creative Commons BY-NC-ND.

L'auteur évoque ici les plus grands noms de la branche occidentale de la falsafa et le lecteur découvrira ainsi le contexte dans lequel ils ont évolué. Pour aller plus loin, le lecteur intéressé pourra se reporter à l'ouvrage Existe-t'il une philosophie Islamique ? (Seconde édition, revue et augmentée)

    
    Dans sa fameuse nouvelle, « La quête d'Averroès », Jorge Luis Borges évoque d'une manière très suggestive, le sort d'Ibn Rushd dans l'environnement culturel arabo-islamique : « II eut sommeil et un peu froid. Il détache son turban et se regarde dans un miroir de métal. Je ne sais ce que virent ses yeux, car aucun historien n'a décrit son visage. Je sais qu'il disparut brusquement, comme si un feu sans lumière l'avait foudroyé, et qu'avec lui disparurent la maison et l'invisible jet d'eau et les livres, les manuscrits et les colombes, et la multitude des esclaves brunes et la tremblante esclave rousse, et Farach et Aboulkassim et les rosiers et peut-être le Guadalquivir. » [1] Ibn Rushd, ainsi que tout ce qui l'entourait disparut donc, comme s'il n'avait jamais existé. Pas de disciples, aucune influence, pas la moindre trace... rien. À voir la manière dont les choses ont évolué dans l'espace islamique, on peut même se demander s'il a jamais existé, ou au moins s'étonner qu'il ait effectivement existé.

    Comment expliquer qu'il soit aujourd'hui l'objet de tant d'engouement, qu'il fasse l'objet de tant d'interrogations? Qu'il soit le symbole de mobilisations et utilisations si nombreuses et si intenses à la fois?

LA MODERNITE DE IBN RUSHD

    Ibn Rushd a été à la fois une énigme et un défi pour les penseurs et les intellectuels européens du Moyen Âge. Ils ont fantasmé à son propos de mille manières. Ainsi a-t-il été considéré en même temps comme le héros d'une libération du joug de l'autorité religieuse, et comme le suppôt d'une séduction satanique, un maître prestigieux et un hérétique des plus détestables.

     Il arrive aujourd'hui quelque chose du même genre aux penseurs musulmans. Ils se sentent tout à la fois fascinés et interpellés par cette figure véritablement « hors normes ». La question qui semble les travailler, du moins implicitement, est la suivante : comment peut-on être averroïste aujourd'hui ? En effet, pour beaucoup de musulmans contemporains, il importe au plus haut point de savoir comment récupérer un héritage qu'ils ont perdu, et qui a si bien profité à leurs vis-à-vis, ceux qu'on qualifiait de chrétiens autrefois et qu'on appelle aujourd'hui des Européens et des Occidentaux.

    Le rationalisme d'Ibn Rushd est donné autant comme un fait fondamental (l'averroïsme serait avant tout un rationalisme) et interprété de façons différentes, parfois bien éloignées de ce que Ibn Rushd a enseigné, ou même franchement opposées à ce qu'il a effectivement pensé. D'après les conceptions les plus répandues aujourd'hui, ce rationalisme a eu le mérite (ou le malheur) de naître dans un environnement qui lui était radicalement hostile, un environnement dominé par la religion, ou plutôt, pour être plus précis, dominé par des représentations religieuses et régi par des prescriptions que les sociétés musulmanes avaient produites au cours des siècles précédents. Ces représentations et ces prescriptions étaient des formulations ossifiées des principes et commandements transmis par le Prophète à la première communauté musulmane. Elles avaient été déposées dans la conscience et dans l'organisation sociale au fil de l'accumulation des « Ijtihâdât », extensions par addition au noyau initial formulé par les Écritures. Le domaine de la raison avait été progressivement balisé, circonscrit, encerclé par des conceptions et des règles elles-mêmes produites par la raison, mais une raison qui se drapait dans la sacralité du texte fondateur, dont elle prétendait extraire le contenu et montrer les prolongements. L'islam avait fini par être conçu et traité comme un archétype platonicien (ce qui fait dire à un observateur contemporain qu'il constitue un « blue print for social order », un schéma préétabli de l'ordre social [2]), que des clercs dûment qualifiés peuvent « décoder » pour en déduire tout ce que le musulman doit savoir tant du point de vue théorique que pratique.

    Comment Ibn Rushd a-t-il pu être rationaliste, et même produire un rationalisme très rigoureux, dans ces conditions ? Comment peut-on reprendre et continuer son œuvre aujourd'hui? Telles sont encore une fois, mais de manière plus concrète, les questions que se posent les penseurs musulmans contemporains.

    On sait que la question formulée par Ibn Rushd, dans son fameux « Traité Décisif », vise à connaître le statut de la philosophie au regard des règles de la shari'a. Pourtant, il est indéniable que la raison est pour lui, d'une certaine manière, « la mesure de toutes choses ». C'est par recours à elle que la question du jugement de la shari'a est tranchée. La raison constitue le repère ultime, le guide unique que l'homme éclairé peut avoir et qui lui permet autant de jauger les conceptions qui se présentent à lui, les croyances qui lui sont proposées et les actions qu'il doit entreprendre. La foi n'en est pas pour autant éliminée, car Ibn Rushd ne reconnaît pas l'opposition que nous avons appris à placer entre foi et raison. La foi véritable, pourrait-on dire, se présente, se révèle et s'impose à travers l'exercice de la raison. Il est vrai que c'est une foi de philosophe, bien dépouillée, abstraite et fort éloignée de la « foi du charbonnier » qui prédominait et qui constituait l'idéal pour les hommes de religion. C'est que, tout le monde n'a pas accès à la raison, et ne peut atteindre la foi des philosophes. Au temps d'Ibn Rushd, la démarcation entre masses et élites ('âmma et khâça) était très nette et jouait un rôle important dans le fonctionnement de la société. L'accès à l'écrit déterminait la différence entre les deux catégories. Les masses, illettrées, évoluaient dans le cadre d'une culture orale, laquelle les plaçait systématiquement dans un monde enchanté, où le mythe peuplait l'imaginaire et le rite scandait la vie quotidienne. Pour Ibn Rushd la religion a pour fonction de représenter la foi dans cet environnement et d'imposer la loi aux instincts destructeurs qui se manifestent au sein des masses. La religion est nécessaire et vraie puisqu'elle inculque aux masses l'idée de la vérité supérieure et du devoir impératif.

     La religion serait-elle pour autant, comme on dit aujourd'hui, «
 la philosophie du pauvre », un succédané maigre et confus de ce que la philosophie livre avec force et clarté ? Non. La société doit être soumise à un ordre, et c'est la religion qui est en charge de fonder cet ordre. Nous sommes en présence d'une situation (et d'une conception) typiquement prémodernes. Tout comme le cosmos est régi par un ordre immuable, le fonctionnement de la société fait l'objet d'une régulation venant de l'au-delà, légitimée par la transcendance. C'est ce que les contemporains appellent l'hétéronomie, en opposition au principe d'autonomie (de l'ordre social et politique) adopté par les sociétés contemporaines [3]. Il faut dire que les communautés humaines vivaient à l'époque dans des « niches », des écosystèmes, constituées par l'environnement naturel : leur mode de vie était déterminé essentiellement par les contraintes du milieu. L'intervention de l'homme n'avait pas encore profondément (voire violemment) marqué la nature ni foncièrement transformé le rythme de vie des communautés humaines. L'homme ne se sentait pas encore « maître et possesseur de la nature »; l'idée qu'il se faisait de lui-même et du monde en était profondément marquée.

   Les élites savantes, qui jouaient auprès des masses le rôle d'interprètes de la norme en matière de croyance et de comportement, vivaient la foi différemment. Pour elles, la foi est constituée de dogmes dont la véracité est absolue et de prescriptions destinées à régir rigoureusement l'ensemble des représentations et des actions des hommes. Ces dogmes et prescriptions régissent autant la moralité privée, les pratiques rituelles et les rapports sociaux. Nous avons ainsi deux manières de vivre la religion qui coexistent dans la même société mythe et rite d'un côté, dogme et loi de l'autre. Les 'ulamâ sont les champions de l'une, les mystiques sont les animateurs de l'autre. Les mystiques, « soufis » ou « wali Allah » comme on disait, dont le rôle était devenu, avec le temps, essentiel, prétendaient accéder à un savoir différent, plus direct et plus profond que celui des 'ulamâ. Ils communiquaient avec les masses par des moyens autres que ceux de la persuasion rationnelle. La poésie, la musique, la danse, la transe sont leurs formes d'expression favorites. La constitution de confréries, de communautés semi-fermées où l'on pouvait trouver compagnie, confort et soutien, était leur moyen d'organisation préféré. Ce sont ces mystiques, bien plus que les 'ulamâ qui, pour reprendre une expression de Jacques Berque, ont accompagné le peuple, l'ont encadré et soutenu dans les moments où il devait affronter des défis majeurs.

    Ibn Rushd n'était pas un mystique. Il était même opposé, ou au moins insensible, à la « voie » (Tarîqa) mystique. Pour lui, comme nous l'avons dit, la raison était la seule « grille de référence ». Il ne se contentait pas pour autant de faire partie de la catégorie des 'ulamâ, pour qui la raison était enfermée dans le cadre rigide des traditions transmises par les pieux ancêtres (As-Salaf As-Sâlih). Il faisait partie en réalité, de « l'élite de l'élite « en quelque sorte, c'est-à-dire d'une infime minorité parmi les 'ulamâ qui, après avoir reçu l'éducation traditionnelle du clerc musulman, après avoir assimilé le corpus traditionnel véhiculé par la culture savante de l'époque, ont pu accéder aux « sciences rationnelles » ( 'ulûm 'aqliya par contraste avec 'ulûm naqliya) qu'étaient principalement la médecine et la philosophie. Ce prolongement donné à la culture savante traditionnelle, même s'il aboutit à une relativisation (toute limitée il faut dire) du savoir local et traditionnel, ne l'écarté pas pour autant ni ne le dévalue. Il conduit plutôt à lui assigner une place et un rôle particuliers et, plus encore, à lui reconnaître une validité assurée, lui accorder des fondements en quelque sorte par une démarche qui dépasse celle du croyant. C'est un peu comme le mouvement qu'accomplit Descartes lorsque, après avoir fondé l'existence de Dieu à travers l'affirmation du sujet pensant et l'élimination du mauvais génie, il en fait le fondement de la validité de notre connaissance de la nature.

    C'est ce détour, ou plutôt ce recours à la raison pour fonder, de l'extérieur, les croyances et le système qui soutiennent l'ordre social, qui fait la modernité (ou la protomodernité) d'Ibn Rushd. Pour la première fois dans des sociétés médiévales, où la religion définissait à la fois le système du monde, la vérité ultime et la norme suprême, un esprit se pose à l'extérieur du système, reconnaît la primauté de la raison et assigne aux conceptions dominantes une place « locale » dans une nouvelle distribution ou une nouvelle architecture. Ibn Rushd paraît être moderne (ou protomoderne) pour d'autres raisons encore, lorsqu'on examine de plus près certaines nuances de sa pensée. Pour lui, la raison connaît ses propres limites, elle les reconnaît et sait s'en accommoder. La religion est fondée par la raison mais se voit reconnaître en même temps, par la raison elle-même, son rôle « fondateur ». On est tenté de faire le rapprochement avec bien des philosophes tout proches de nous. En tout cas, pour Ibn Rushd, la sphère du social, du politique, n'est pas susceptible d'une rationalisation linéaire, simple, transparente. La raison doit y admettre le rôle du transcendant, de l'imaginaire, de la passion et la limite qu'imposent la mort et sa représentation dans la conscience collective.

LA MODERNITÉ DES MODERNES

  Les penseurs musulmans contemporains « fantasment » à propos d'Ibn Rushd, un peu comme le faisaient les intellectuels européens au Moyen Âge. Certains en font le héros et le martyr d'une libération manquée, d'autres un disciple servile aveuglé par la philosophie des Grecs et par un illusoire pouvoir de la raison.

    On en est arrivé même, par exemple, à le tenir pour responsable du « blocage » qu'ont connu les sociétés musulmanes et, indirectement, du sous développement économique et de l'impasse politique où elles vivent actuellement. Pourquoi, dit un Ali Oumlil [4] par exemple, Ibn Rushd n'a-t-il pas appliqué sa raison philosophique, supposée être démonstrative et menant à une véritable lucidité théorique, au corpus théologique et légal qu'il a reçu ? Pourquoi s'est-il contenté de transmettre ce corpus, après l'avoir superficiellement travaillé? Pourquoi s'est-il contenté d'être un faqih comme les autres, alors qu'il avait le privilège d'accéder au savoir philosophique de son temps ? Pourquoi s'est-il appliqué à reconstituer un aristotélisme plus cohérent et plus systématique que ce que Aristote a proposé, au lieu de reconstruire la pensée religieuse des musulmans sur des bases plus rigoureuses, éliminant les élaborations, les échafaudages, les prolongements arbitraires que des générations de théologiens et de juristes avaient ajoutés ? Justement, Ibn Rushd avait jugé plus opportun (et plus évident) d'adopter sur ces questions une démarche circonspecte et toute en nuances. La société dans laquelle il vivait était telle qu'il paraît difficile de théoriser autrement, et surtout de la faire en tenant compte de choses qui n'étaient pas encore nées.

    Ce genre d'attitude à l'égard de Ibn Rushd est une réaction « tardive », qui s'inscrit dans un processus long et complexe. Il y eut auparavant, au début de ce siècle plus précisément, ce qu'on pourrait appeler un retour fracassant de Ibn Rushd sur la scène intellectuelle arabo-musulmane. Celui qui avait été oublié pendant des siècles (au point qu'une partie de ses œuvres soit perdue, ou ne se trouve plus dans sa version originelle) est « redécouvert » à travers une polémique violente qui réveille les musulmans d'un long sommeil. Farah Antun, un chrétien libanais établi en Égypte, publie un ouvrage où il fait de Ibn Rushd une victime de l'intolérance de l'islam. Muhammad 'Abdouh, le réformiste musulman le plus en vue à l'époque, répond par une apologie de l'islam et sa supériorité par rapport aux autres religions en matière de tolérance, de rationalité, de modernité. À partir de là, les dés sont jetés, les termes d'un débat sont définis.

   L'intérêt pour Ibn Rushd s'amplifie progressivement et donne lieu à une production abondante et diverse. Ouvrages, articles, colloques, programmes radiotélévisés se succèdent à un rythme accéléré et redonnent au philosophe médiéval une « vie » nouvelle, en tant qu'objet de discours et de mobilisations variés, voire opposés. Certains d'entre eux relèvent de la démarche scientifique la plus rigoureuse, telle l'entreprise de Feu Jamal- Eddin Alaoui, qui a voulu établir un recensement intégral et raisonné de son œuvre. D'autres, à l'autre extrême, représentent des tentatives de vulgarisation de qualité parfois douteuse, où Ibn Rushd est décrit dans certains cas comme un héros de l'islam triomphant (et tolérant, parce que triomphant) et dans d'autres comme militant d'un combat de la raison et de la liberté (voire du libertinage, comme dans le film de Youssef Chahine) contre le fanatisme religieux.

     Récemment, Mohamed Abed Jabri, dans le cadre d'une entreprise de relecture globale de l'histoire intellectuelle arabo-musulmane, a déclenché une formidable controverse en faisant de Ibn Rushd l'emblème d'une spécificité maghrébine au sein de l'ensemble arabo-musulman. Le Maghreb se distinguerait par un plus grand attachement à la rationalité, alors que le Machreq aurait été plus attiré par la mystique et les courants gnostiques. L'opposition qu'établissait Ibn Rushd entre raison dialectique et raison démonstrative aurait été l'expression la plus aboutie de tendances qui avaient prospéré dans l'Occident du monde musulman (Maghreb et Espagne) où elles s'étaient exprimées de diverses manières et à travers plusieurs penseurs (en droit par Chatibi, en théologie par Ibn Hazm, en histoire par Ibn Khaldoun), alors que l'Orient serait resté « ballotté » entre la raison dialectique des lettrés traditionnels et les prétendus savoirs directs et immédiats promis par les mystiques et les courants gnostiques, héritiers des religions et philosophies anciennes du Proche-Orient. C'est ce tournant, à savoir la reconnaissance et l'adoption de la rationalité « démonstrative » qui, repris par les penseurs européens, aurait inspiré la Renaissance et favorisé, ultérieurement, l'éclosion de la modernité. Ibn Rushd serait dans ce sens le véritable « maître à penser » des grands courants qui se sont manifestés en Europe à la fin du Moyen Âge et qui allaient aboutir à changer le cours de la pensée, de la science et à déclencher la plus grande révolution à l'échelle de l'humanité.

    Toutefois, au-delà de ce que certains considèrent comme des tentatives de récupération, ou de mobilisation dans des débats contemporains, il existe quelque chose qu'on pourrait appeler un « averroïsme » des modernes. Pour le comprendre, il faudrait évoquer le contexte général où évoluent les conceptions dominantes et les débats contemporains. Aujourd'hui, les sociétés musulmanes vivent des conditions qu'elles n'avaient pas connues avant et qu'on ne pouvait anticiper à l'époque de Ibn Rushd. Ces conditions sont marquées par l'irruption de la modernité, c'est-à-dire un ensemble de changements sur le plan économique, politique, social qui ont définitivement écarté l'ordre social traditionnel. Cela s'est produit d'abord dans le sillage de la pénétration coloniale, et puis s'est accéléré avec la mise en place d'États modernes indépendants. Le rapport de l'homme à la nature et à lui-même a profondément changé. La raison, dans ses manifestations scientifiques et techniques, a donné à l'homme, en même temps qu'une autre conception de lui-même et du monde, une maîtrise sur la nature dont il ne pouvait même pas rêver à l'époque de Ibn Rushd. Dans ces sociétés autant que dans les sociétés autrefois qualifiées de chrétiennes, il s'est produit ce que Max Weber a appelé un « désenchantement du monde », c'est-à-dire l'effondrement de tout un système de mythes qui peuplait l'imaginaire collectif et déterminait, pour une large part, les attitudes et les comportements. La séparation entre élites et masses, que consacrait l'accès limité à la culture savante, s'est largement estompée, pour ne pas dire qu'elle a complètement disparu (car les médias modernes diffusent une culture de masse et transforment même les illettrés en « hommes cultivés malgré eux »). Une véritable sécularisation a été provoquée voire imposée dans ces sociétés, puisqu'une large part de leur vie est désormais régie par des lois positives, proclamées et mises en œuvre par les États modernes, et non plus par référence à la shari'a, le corpus de lois censées provenir de Dieu, que les fuqahâ et les 'ulamâ avaient construit à partir des textes sacrés.

    Selon certains observateurs, l'extension massive de l'accès à l'écrit et l'imprégnation par la culture savante d'autrefois auraient imposé l'idée de l'islam comme « constitution implicite » de la société, c'est-à-dire comme modèle global ou archétype de l'ordre social parfait, valable, comme disent les intégristes, en tous temps et tous lieux [5]. C'est ce qui expliquerait que, à la faveur de cette forme particulière de désenchantement du monde, les masses musulmanes aient « basculé » d'un islam populaire ou maraboutique, fait de mythes et de rites et profondément tolérant parce que attaché à des saints locaux, vers un islam doctrinal fait de dogmes et de lois, fondé sur l'idée d'une vérité universelle, ultime et indépassable.

    En fait, dans les sociétés de musulmans, le changement est indéniable. Il ne prend pourtant pas la forme d'un basculement d'une attitude à une autre, qui auraient toutes deux préexisté, qui se seraient trouvées là, disponibles et « données » de tout temps. Autant le désenchantement semble être un fait, total et irréversible malgré les survivances ici et là, autant son aboutissement paraît difficile à enfermer dans une description simple, comme celle de la prédominance d'un islam savant décharné, réduit à l'état de schéma divin pour l'ordre social et politique. Il y a, pour certains, une continuité indéniable entre les vues, les attitudes traditionnellement défendues par les docteurs de la loi 'ulamâ et celles brandies aujourd'hui par les intégristes6. Il y a, selon d'autres, reconstruction sous forme d'idéologie, de conceptions rattachées à la religion et visant à affirmer la possibilité (et la nécessité) d'une modernité islamique [7]. Il y a, selon d'autres encore, un tournant plus important : la religion devient l'objet de choix individuels, de convictions acquises et défendues par les individus, indépendants et parfois opposés au groupe social auquel ils appartiennent. Le choix en matière de religion sert désormais à marquer la séparation de l'individu par rapport au groupe, plutôt qu'à assurer sa dissolution [8].

    Cette dernière manière de voir semble pointer vers une réalité frappante les sociétés de musulmans offrent aujourd'hui le spectacle d'une grande diversité d'attitudes et de choix, et d'un débat réel, intense, dérivant parfois vers la violence. S'il y a, d'un côté, une forte réaffirmation de vues et attitudes traditionnelles, idéologisation et revendication adoptant des formes modernes mais portant sur des contenus anciens, il y a en face l'affirmation non moins véhémente, de positions opposées : l'adoption et la défense de diverses formes de modernité politique au nom du nationalisme, du socialisme, de la raison libérale moderne. Encore qu'il ne faut pas croire qu'il s'agit de deux blocs homogènes, irréductiblement et totalement opposés (intégristes et laïcs face à face). Selon les lieux et les circonstances, les attitudes peuvent être plus ou moins nuancées, les emprunts, concessions, voire volte-face sont répandus et souvent considérés comme légitimes.

    Il y a, sur ce fond, un phénomène dont l'ampleur commence à être remarquée et dont l'effet réel n'apparaîtra probablement que dans le long terme c'est l'apparition, au niveau des intellectuels modernes, de nouvelles approches du religieux qui se distinguent nettement de celles qui ont prévalu et qui, qu'elles le reconnaissent ou non, se rattachent d'une certaine manière aux positions et interrogations de Ibn Rushd. Jusqu'à présent, les questions religieuses relevaient exclusivement des spécialistes traditionnels fuqahâ (experts religieux) et 'ulamâ (docteurs de la loi), et de disciplines où prévalent méthodes, concepts et outils forgés ou adoptés par des maîtres anciens (du temps de ce qu'on a appelé 'asr at-Tadwîn, la phase de la mise à l'écrit). Les questions religieuses relevaient d'un savoir spécifique, enfermé dans des institutions spécialisées, reproduisant des conceptions et des attitudes ancestrales, suivant le principe que le Taqlîd (imitation) devait l'emporter sur Ijtihâd (l'effort novateur). Aujourd'hui, les questions religieuses ainsi que l'ensemble des traditions qui lui sont liées, sont abordées et travaillées suivant des approches scientifiques modernes. On peut parler d'immenses chantiers ouverts par la pensée au xxe siècle. L'histoire fait l'objet d'une véritable réécriture, tant à travers certaines grandes fresques que par le truchement d'innombrables études de détail. La langue et les pratiques linguistiques font l'objet de nouvelles systématisations. Les vues religieuses n'échappent pas à ce processus. Tous les sujets traités par le savoir traditionnel (Coran, Hadith, shari'a, histoire) font l'objet d'enquêtes et de travaux renouvelés. Le savoir religieux traditionnel devient lui-même objet du savoir.

     Il est vrai que cette évolution résulte de l'irruption des sciences sociales et humaines modernes et qu'on ne peut mesurer, dès à présent, l'effet que ce tournant aura sur les conceptions dominantes. On ne peut pas savoir s'il consolidera l'idéologisation du corpus traditionnel ou, au contraire, favorisera des ouvertures vers des attitudes critiques. Toutefois, au sein de ce mouvement, apparaît déjà un courant qui rappelle fortement la singularité de notre héros et surtout le caractère à la fois pathétique et courageux des questions qu'il soulevait et du genre de réponse qu'il cherchait à atteindre. Ce courant adopte les moyens et méthodes des sciences modernes pour interpeller la tradition, pour en dégager le noyau essentiel et lui donner un nouveau fondement. En fait, il ne s'agit pas d'un courant au sens propre du terme, puisqu'il n'y a pas continuité, influence, entre les différents penseurs qui s'engagent dans cette direction. La plupart de ces penseurs n'ont pas de contact entre eux; ils convergent largement et spontanément sur certains points alors même qu'ils partent de considérations, approches ou intérêts différents. Ils se distinguent aussi nettement sur certains points. Ces penseurs se répartissent dans un espace allant de l'Indonésie (néomu'tazilisme) au Maghreb et en Europe. Les plus illustres d'entre eux ont pour noms Ali Abderrâziq, Mohamed Iqbâl, Fazlur-Rahmân, Mohamed Mahmoud Taha, Mohamed Talbi et Abdolkarim Sorouch.

    Ce sont leurs convergences remarquables qui leur donnent des aspects « rushdiens ». Le retour aux sources qu'ils préconisent est en effet très différent de celui que défendent régulièrement et constamment les intégristes et les traditionalistes dans toutes les religions. C'est un retour critique, qui adopte la raison (sous forme des méthodes scientifiques modernes) comme « mesure de toutes choses » et aboutit à fonder ou refonder les vues religieuses de manière acceptable pour la raison (ou certaines conceptions de la raison), indépendamment de l'autorité de maîtres particuliers ou de traditions déterminées.

    Ils aboutissent tous, quoique par des voies différentes, à placer une coupure très nette au cœur des conceptions tenues par les musulmans pour sacrées. Ils distinguent en effet les croyances fondamentales, telles qu'elles découlent des textes sacrés, des élaborations et prolongements que les musulmans leur ont donné génération après génération, que ce soit sur le plan politique (système du califat et d'État islamique), sur le plan législatif (corpus des lois dit shari'a) ou sur le plan des représentations du monde (l'islam comme archétype du monde). Leurs entreprises les conduisent à concevoir l'éthique islamique d'une manière qui converge avec les principes éthiques universels, tels que formulés aujourd'hui à travers la philosophie des droits de l'homme, les conceptions des libertés individuelles, etc.

    Ils sont « rushdiens « parce qu'ils placent la raison (démonstrative) au fondement de tout et entreprennent de construire des représentations religieuses acceptables pour la raison et la sensibilité modernes. Ils le sont aussi par cette attitude qu'on retrouve chez de grands réformateurs qui émergent dans les moments de transition. Ils cherchent non pas à atteindre un savoir différent, à substituer des descriptions à d'autres, mais à répondre à des questions existentielles, qui pèsent d'un poids immense sur le sens que les hommes donnent à leur vie et sur l'orientation qu'ils adoptent dans leur action. Certes, ils ne sont pas rushdiens de la même manière que l'était Ibn Rushd lui-même, car l'environnement dans lequel ils évoluent est profondément différent de celui où a vécu notre héros. Pour eux, il est temps de reconnaître que l'autonomie se substitue à l'hétéronomie lorsqu'il s'agit de l'ordre social et politique, même si la religion doit y rester présente. La religion ne peut plus, pour eux, garder la forme de prescriptions de détail, mais se transformer en fondement éthique général. De même, ils convergent sur le fait que l'individu et ses libertés doivent être défendus face à la discipline et l'homogénéité du groupe. Enfin, ils prennent en compte le fait que les musulmans sont, d'une manière ou d'une autre, pris dans un monde plus vaste où les normes fondamentales sont tirées de conceptions qui dépassent les traditions religieuses particulières, et qu'en conséquence, celles-ci doivent céder la place à un langage éthique universel. Ainsi semblent-ils avoir le mieux capté l'esprit de Ibn Rushd : la raison est première et constitue notre unique voie vers le vrai. La foi n'est pourtant pas à jeter aux orties. Elle offre le fondement de l'éthique et du politique et se voit reconnaître dans ce rôle par la raison. Entre la raison et la foi la relation est complexe mais en aucun cas paradoxale. Elle n'obéit à aucun des schémas traditionnels d'association : ni compromis, ni exclusion de l'une par l'autre, mais une sorte de distribution de rôles qui tient compte de la situation de l'homme et de ses exigences en tant qu'individu et en tant que membre d'ensembles qui contribuent à donner sens à sa vie. Ibn Rushd a eu des difficultés à le faire admettre dans sa société. Puissent ses disciples (même lointains) avoir plus de succès que lui. Ce serait le meilleur hommage qu'on devrait rendre au maître.

Abdou Filali-Ansary Chercheur, directeur de la Fondation du roi Abdel-Aziz Al Saoud pour les Études Islamiques et les sciences humaines, Casablanca - Maroc.
A. F. Ansary est directeur de Prologues (Revue Maghrébine du Livre).
Il est le traducteur de L'Islam et les fondements du pouvoir de 'Ali Abderrazik, Éd. Le Fennec, Casablanca, 1994 et Éd. La Découverte, 1994.
A. F. Ansary est l'auteur de L'Islam est-il hostile à la laïcité? Éd. Le Fennec, Casablanca, 1999 (2e édition), 173 p.

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1. L'Aleph, p. 128
2. Gellner, Ernest « Flux and reflux in the faith of men », in Muslim society, Cambridge Cambridge University Press, 1981, p.l
3. Gauchet, Marcel, La religion dans la démocratie : parcours de la laïcité. Paris Gallimard, 1998
4. Oumlil, Ali, « As-Sulta Ath-Thaqafya wa As-Sulta As- Siyâsiya » (Pouvoir culturel et pouvoir politique). Beyrouth Centre d'Études pour l'Unité Arabe, 1996
5. Gellner, Ernest, Postmodernism, reason and religion, Londres Routledge, 1992
6. Charfi, Mohamed, Islam et liberté : le malentendu historique. Paris Albin Michel, 1998
7. Schulze, Reinhard : « How Médiéval is Islam? Muslim Intellectuals and Modernity », in The Next Threat. Western perceptions of Islam. London Pluto Press, 1995.
8. Roy, Olivier « Le post-islamisme », in Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerranée, N° 85-86, 1999




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