Samedi 21 Janvier 2017

L’Arabie saoudite dans les sables mouvants du Proche-Orient ENTRE GUERRE DU YÉMEN ET GUERRE DE SUCCESSION


Deux ans après son accession au trône, le roi Salman est confronté à de nombreux défis. L’intervention au Yémen s’enlise et l’Arabie saoudite subit des revers en Syrie, en Irak et au Liban. Et tandis que les réformes économiques engagées suscitent de nombreuses critiques, les questions sur sa succession restent sans réponse.



Soldat saoudien posté à la frontière du Yémen (Saada). Djamil Bassil/Al Jazeera.


Orient XXI
Publié le 05 janvier 2017

Par Alain Gresh

Si un point fait consensus parmi les diplomates en poste à Riyad, c’est que la direction saoudienne analyse la situation régionale à travers la grille de « la menace iranienne ». « Ils voient la main de Téhéran partout et prennent au premier degré les déclarations que l’on peut lire dans la presse iranienne, fanfaronnant que l’Iran contrôle désormais quatre capitales arabes — Bagdad, Sanaa, Beyrouth et Damas », explique l’un d’eux sous couvert d’anonymat. « Ils sont obsédés par l’Iran, renchérit un autre. Ils finissent par oublier que c’est leur voisin, que quelle que soit l’appréciation qu’on porte sur sa politique, ce pays ne va pas disparaître brusquement. » Tous voient dans cette obsession la raison première de l’intervention saoudienne au Yémen.

« Nous n’avions pas le choix, c’était une obligation. » Cette affirmation d’un diplomate saoudien est partagée par la plupart des responsables rencontrés à Riyad. « Le Yémen, poursuit-il, est pour nous un problème intérieur : nous avons besoin d’un régime ami et stable à nos frontières. C’est une question de sécurité nationale. » Et de rappeler que le Yémen est aussi peuplé que l’Arabie saoudite.

UNE OPÉRATION « TEMPÊTE » TOUT SAUF « DÉCISIVE »

Succédant au roi Abdallah ben Abdelaziz Al-Saoud, Salman venait de monter sur le trône le 23 janvier 2015 et, renonçant à une politique étrangère prudente, voire conservatrice, il voulait montrer que le royaume était prêt à défendre ses intérêts vitaux. Avec d’autant plus de détermination que les États-Unis ne semblaient plus un allié fiable, comme en témoignaient leur rapprochement avec Téhéran sur le dossier du nucléaire ou leur passivité en Syrie. En mars 2015 donc, Riyad, à la tête d’une coalition d’une dizaine de pays, est intervenue militairement, avec pour objectif de rétablir à Sanaa le gouvernement « légitime » chassé par les rebelles houthistes et leurs alliés, accusés d’être manipulés par Téhéran.

Pourtant l’opération « Tempête décisive » a été tout sauf décisive. Elle a mis en lumière les limites de la puissance militaire (et politique) saoudienne. Malgré le déploiement de dizaines de milliers de soldats à sa frontière, l’Arabie saoudite a dû évacuer une bande de territoire de 200 kilomètres de long sur 20 à 30 de large ; 7 000 personnes ont été contraintes de quitter leurs villages de peur des incursions des houthistes et ceux-ci continuent à tirer contre les villes du sud saoudien comme Jizan des missiles, certes peu efficaces, mais qui créent une insécurité permanente, entraînant parfois la fermeture des écoles ou des institutions de l’État. Si les autorités ne reconnaissent qu’une cinquantaine de soldats tués, ils seraient en réalité plus de 800, la plupart de ces morts étant « camouflées » sous la rubrique « accidents ». Enfin, les très graves « bavures » de l’aviation saoudienne — comme le bombardement en plein cœur de Sanaa d’une cérémonie funéraire le 9 octobre 2016, avec ses 140 morts — ont provoqué une forte émotion internationale et amené les États-Unis à suspendre la livraison par la société Raytheon de 16 000 munitions de précision à l’Arabie saoudite. Après avoir, durant des mois, nié leur utilisation, Riyad a annoncé officiellement le 19 décembre son renoncement à l’usage de bombes à fragmentation britanniques.

L’euphorie nationaliste qui avait soudé une partie importante de la population saoudienne s’est dissipée au fur et à mesure que l’on s’engageait dans une guerre sans fin, avec de nombreuses victimes civiles. « Nous sommes en train de détruire un pays très pauvre, regrette un jeune universitaire. Et cela nous affecte, même si nous n’avons aucune sympathie pour l’Iran. » Et il ajoute : « Nous commençons aussi à faire le lien entre les politiques d’austérité qui nous sont imposées et le coût de cette guerre. » Celui-ci est estimé selon les sources à 2, 3 voire 7 milliards de dollars par mois, alors même que l’effondrement des prix du pétrole a asséché les ressources de l’État.

Essayant de nuancer ce bilan, un officiel saoudien explique : « Nous nous sommes emparés de 80 % des missiles que contrôlaient les houthistes, et nous avons empêché que le sud du Yémen et l’ensemble du pays ne tombent entre leurs mains. » C’est une maigre consolation, très éloignée des objectifs fixés, notamment la reconquête de Sanaa. Riyad cherche donc à se dégager de ce bourbier. Or sortir de la guerre est, comme toujours, plus difficile que d’y entrer. Non seulement l’Arabie doit tenir compte de ses ennemis — fin novembre, la presse saoudienne mettait en exergue des déclarations du chef d’état-major iranien évoquant la création de bases navales en Syrie et au Yémen —, mais ses alliés développent souvent leur propre stratégie. Ainsi, les Émirats arabes unis, très actifs au Yémen avec des centaines de soldats sur le terrain se méfient d’Al-Islah, la branche yéménite des Frères musulmans, pourtant alliée au président « légitime » Abd Rabbo Mansour Hadi soutenu par les Saoudiens. Et ce dernier refuse d’être sacrifié dans le cadre d’un accord qui se négocie avec la médiation du secrétaire d’État américain John Kerry et dans lequel Riyad semble mettre tous ses espoirs pour se sortir de ce que ses adversaires appellent, de manière très exagérée, un « Vietnam saoudien ».

INSTABILITÉ ET DIVISIONS RÉGIONALES

L’intervention au Yémen n’était, pour le nouveau roi Salman, que la première étape du retour de son pays sur la scène régionale. Pour la première fois depuis 1973 et l’embargo imposé aux exportations de pétrole durant la guerre israélo-arabe d’octobre 1973, il se dégageait de la tutelle américaine. Il tentait de freiner la normalisation entre l’Iran et le reste du monde. L’exécution par Riyad du leader saoudien chiite Nimr Baqer Al-Nimr le 2 janvier 2016, suivie de l’attaque en représailles contre l’ambassade saoudienne à Téhéran ont débouché sur la rupture des relations diplomatiques avec l’Iran. Plusieurs pays du Golfe ont suivi l’Arabie. « Désormais, explique un diplomate occidental, la machine est bien huilée : chaque incident entre le royaume et l’Iran débouche sur une condamnation de Téhéran par le Conseil de coopération des États du Golfe (CCG), puis par la Ligue arabe et enfin par l’Organisation de la coopération islamique (OCI). » Mais il suffit de jeter un coup d’œil sur la situation régionale pour mesurer les limites de cette offensive saoudienne.

En Syrie, la conquête d’Alep en décembre 2016 par l’armée syrienne, avec l’aide de l’aviation russe, des conseillers iraniens et des milices chiites libanaises et irakiennes conforte le pouvoir de Bachar Al-Assad que Riyad cherche à renverser. En Irak, les tentatives de renouer avec le gouvernement formé en août 2014 par Haïdar Al-Abadi ont tourné court. Le nouvel ambassadeur saoudien Thamer Al-Sabhan, nommé en décembre 2015 après une rupture qui remontait à la guerre du Golfe (1990-1991), a multiplié les dénonciations du rôle des milices chiites (hashd chaabi) en Irak, coupables d’aggraver les tensions avec les sunnites, ce qui a amené Bagdad à demander le 28 août 2016 le départ de l’ambassadeur. « Mais, se rassure un diplomate saoudien, les relations avec l’Irak demeurent, même si nous voulons que le gouvernement soit plus inclusif. Daesh est né de la politique de non-inclusion, de l’ostracisme à l’égard des sunnites. Le départ de Nouri Al-Maliki — l’ancien premier ministre ayant mené une politique confessionnelle favorable aux chiites — était nécessaire, toutefois son influence demeure. »

Au Liban, après avoir gelé le don de 3 milliards de dollars pour l’achat d’armes (françaises) pour punir Beyrouth de ne pas avoir signé une déclaration de la Ligue arabe dénonçant le Hezbollah comme organisation « terroriste », après avoir coupé les vivres à leur allié Saad Hariri, dont il faut reconnaître qu’il ne fut pas un investissement très profitable pour Riyad, les Saoudiens se sont retirés de la scène. Lorsque le général Michel Aoun, allié du Hezbollah, a été élu président le 31 octobre 2016, on a vu débarquer à Beyrouth successivement le ministre iranien des affaires étrangères Mohammad Javad Zarif et l’envoyé spécial de Bachar Al-Assad, Mansour Azzam, pour le féliciter, alors que l’ambassadeur saoudien avait déserté Beyrouth depuis deux mois. Il a fallu attendre le 21 novembre pour que le prince Khaled Al-Fayçal Al-Saoud, gouverneur de La Mecque, rencontre enfin le président Aoun.

TENSIONS PERSISTANTES AVEC L’ÉGYPTE

Sur le fronton du ministère saoudien des affaires étrangères, on peut lire ce verset du Coran :

Ô vous les humains ! Nous vous avons créés d’un homme et d’une femme et Nous avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous appreniez à vous connaître.

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