Vendredi 21 Novembre 2025

Jean-Michel Mouton, Dominique Sourdel et Janine Sourdel-Thomine, Propriétés rurales et urbaines à Damas au Moyen Âge : un corpus de 73 documents juridiques entre 310/922 et 669/1271



Le présent ouvrage offre par conséquent aux historiens des documents précieux pour une période – du xe au xiiie s. – pour laquelle les sources narratives et normatives sont moins nombreuses et détaillées que pour la fin de la période médiévale. Ce faisant, il contribue de manière significative à la constitution d’un corpus proprement damascène qui s’est enrichi ces dernières années à la faveur de nouvelles publications...

Mathieu Eychenne
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans les Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 249 | 2020, mis en ligne le 01 janvier 2020, sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0).
 
 

Broché: 559 pages
Éditeur :
Academie des inscriptions et belles-lettres; Illustrated édition (6 juillet 2018)
Collection : Studies in Comparative Religion
Langue : Arabe, Français
ISBN-13:
978-2877543644

Quatrième de couverture

 
    Cet ouvrage présente 73 actes notariés conservés au Moyen Âge dans le dépositoire de vieux papiers de la Grande mosquée de Damas où étaient entreposés les documents hors d'usage à caractère plus ou moins religieux. La sélection présentée porte en majorité sur des actes de vente, mais aussi sur des contrats de location, des certificats de propriété et des donations sous forme de waqf relatives aux propriétés rurales et urbaines de Damas et de son oasis, la Ghouta. Les acheteurs, vendeurs, bailleurs et locataires qui apparaissent dans cette documentation appartenaient essentiellement aux classes moyennes de la société arabo-musulmane et ils nous permettent de découvrir des aspects méconnus de la vie de ces populations actives et commerçantes qui marquèrent l'époque des croisades. C'est ainsi une image nouvelle de la capitale syrienne qui s'offre à nous à travers ses activités et son habitat. Ainsi encore se trouve révélée l'emprise foncière que la société damascaine exerçait sur les vergers de la Ghouta et les grands domaines périphériques.

Recension

 
    Depuis une soixantaine d’années, le corpus dit des « Papiers de Damas » se dévoile peu à peu au gré des publications d’articles et d’ouvrages. L’appellation « Papiers de Damas », donnée par Dominique Sourdel et Janine Sourdel-Thomine, désigne une série de documents juridiques, religieux et privés rédigés au cours du Moyen Âge, qui furent découverts dans la mosquée des Omeyyades de Damas lors du grand incendie de 1893 puis transférés, à partir de 1911, à Istanbul, pour y être conservés. Ce n’est que dans les années 1960 que ces manuscrits entreposés au Musée des arts turcs et islamiques (Türk ve Islam Eserleri Müzesi) furent portés à la connaissance de D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine par le conservateur de l’époque. Dès lors, bénéficiant d’un accès exclusif à ce fonds d’archives et rejoints dans leur entreprise par Jean-Michel Mouton au cours des années 1990, ils ont progressivement divulgué la teneur de ces documents. Au milieu des années 2000, la publication de cette documentation a pris la forme d’une série de recueils thématiques publiés dans la collection « Documents relatifs à l’histoire des croisades » de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Ainsi, après la vie religieuse (Les certificats de pèlerinage d’époque ayyoubide : contribution à l’histoire de l’idéologie de l’islam au temps des croisades, D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine [éd.], Paris, Académie des inscriptions et belles lettres/De Boccard [Documents relatifs à l’histoire des croisades, 19], 2006) ; la famille (Mariage et séparation à Damas au Moyen Âge, J.-M. Mouton, D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine [éd.], Paris, Académie des inscriptions et belles lettres [Documents relatifs à l’histoire des croisades, 21], 2013) et l’art du gouvernement (Gouvernance et libéralités de Saladin d’après les données inédites de six documents arabes, J.-M. Mouton, D. Sourdel et J. Sourdel-Thomine [éd.] et J. Richard [collab.], Paris, Académie des inscriptions et belles lettres [Documents relatifs à l’histoire des croisades, 22], 2015), le présent ouvrage s’intéresse à la propriété foncière et immobilière et rassemble soixante-treize actes juridiques de diverses natures, rédigés en arabe entre le xe et le xiiie s.

      L’ouvrage s’organise en deux parties : la première partie, analytique (p. 7-92), à travers cinq chapitres, précise différents aspects de la documentation éditée – aussi bien sa matérialité, sa nature que son contenu – et expose l’apport de ces actes notariés pour l’histoire socio-économique de Damas et de sa province au cours du Moyen Âge ; une seconde partie, documentaire, propose l’édition, la traduction et le commentaire des soixante-treize documents qui constituent ce corpus (p. 93-416). Pour chaque document, une description codicologique de quelques lignes précède l’édition du document et sa traduction en français. L’analyse qui accompagne chaque document vise aussi bien à expliciter le contenu que la forme du texte. Au sein du corpus, les documents ont été classés par les a. selon un ordre chronologique, du plus ancien au plus récent. Il est à noter que huit d’entre eux ont déjà fait l’objet d’une publication antérieure par les a. dans des articles séparés, les autres actes qui composent ce corpus étaient inédits jusqu’à ce jour. En annexe, cinq tableaux classent les documents en fonction de leur nature (actes de vente, actes de locations, waqfiyya, transferts de propriété et, enfin, reconnaissance de propriété), récapitulent en différentes catégories les informations qu’ils contiennent et permettent ainsi au lecteur d’entrer dans ce corpus exigeant (p. 417-433). L’ouvrage s’accompagne également d’une bibliographie (p. 435-447) et d’un index des noms de personnes, des noms de lieux et des termes techniques (p. 449-470). En fin de volume, les soixante-treize documents du corpus sont reproduits sous forme de fac-similés (p. 473-551). Des cartes disséminées dans le corps de l’ouvrage lui-même permettent de localiser les biens décrits par la documentation et de les replacer dans leur contexte géographique.

      Les deux premiers chapitres de la première partie reviennent sur l’origine des « Papiers de Damas » et précisent les contours du corpus édité dans l’ouvrage : aspects matériels, classement, datation ou encore typologie des actes. Précisons d’emblée que, dans son état initial, le corpus ne se présente pas comme tel ; bien qu’issus d’une même liasse de documents, les actes rassemblés dans cet ouvrage n’étaient à l’origine, ni regroupés, ni classés, selon une thématique spécifique. C’est donc à partir d’une série de documents disparates que les a. ont constitué un corpus cohérent avec pour dénominateur commun des actes notariés ayant pour objet d’enregistrer des transactions de différentes natures liées à la propriété foncière et immobilière. La complexité du travail de lecture de cette documentation du fait de l’état de conservation parcellaire de ces actes notariés doit être soulignée, tout comme la qualité du travail d’édition et de traduction ici présenté. En effet, seuls dix-sept documents – soit un peu moins du quart du corpus – se présentent sous une forme complète ou quasi complète, le reste du corpus n’étant constitué que de fragments. La forme de ces actes notariés (rouleau ou feuillets) et les supports sur lesquels ils ont été rédigés apparaissent extrêmement variés, en parchemin ou papier, avec des formats différents, attestant, de ce point de vue, d’une diversité des pratiques notariales.

      Les actes notariés rassemblés dans le corpus ont été rédigés entre le xe et le xiiie s. Les deux plus anciens documents datent de l’époque abbasside tandis que les deux plus récents ont été rédigés sous le règne du sultan Baybars (658-676/1260-1277) dans les premières décennies du sultanat mamelouk. Les documents restants se répartissent de façon inégale au cours de cette période : onze actes datent de l’époque de la domination fatimide (969-1076), dix-huit actes ont été produits après la conquête de la ville par les Seldjoukides et sous leurs atabegs bourides (1076-1154), huit actes ont été rédigés au cours du règne du prince zenguide Nûr al-Dîn (1154-1174) et vingt-quatre actes sont associés aux règnes des princes ayyoubides (1174-1260).

      La propriété foncière et immobilière dans la province de Damas est au cœur du corpus mais elle n’en est pas l’unique objet. Au risque d’altérer la cohérence de l’ouvrage, les a. ont aussi ajouté quelques actes notariés relatifs à des propriétés situées hors de l’espace syrien, en Haute-Mésopotamie, en Anatolie, en Égypte et dans l’Occident musulman (Sicile, Maghreb Occidental et al-Andalus). Ces actes offrent un point de comparaison avec la documentation proprement damascène. De fait, la plupart des actes concernent des biens situés à Damas : vingt-quatre pour la ville intra-muros (Madīnat Dimašq en arabe), neuf pour les faubourgs et vingt-deux pour la Ghouta, la vaste oasis cultivée qui entoure la ville au cours du Moyen Âge. Le reste de la documentation – une dizaine d’actes environ – traite de biens situés dans d’autres régions de la province de Damas, comme la plaine de la Bekaa, les montagnes du massif de l’Hermon ou encore le plateau du Golan. Les liens entre Damas et de riches régions agricoles de la province sont ainsi mis en lumière par le corpus, illustrant l’étendue de la zone d’influence politique et socio-économique de la société urbaine damascène.

      Enfin, le corpus se caractérise par la diversité des types de transactions qui ont été enregistrées dans ces documents. On y retrouve très majoritairement des actes de vente (trente-neuf documents), mais aussi des contrats de locations (douze documents), des actes de fondations pieuses ou waqfiyya (huit documents), des transferts de propriétés (sept documents) et enfin des actes de reconnaissance de propriété (cinq documents).

      Les trois derniers chapitres de la première partie s’attachent à examiner le contenu même de ces documents. Ainsi, le troisième chapitre de la première partie est consacré à la propriété foncière. Les biens ruraux constituent l’objet principal d’une vingtaine d’actes du corpus mais on les retrouve aussi mentionnés dans le détail des waqfiyya, la pratique juridique consistant à détailler les limites physiques d’un bien constitué en waqf. Il s’agit de différentes catégories de terres désignées avec un vocabulaire juridique stéréotypé et caractéristique dans ce type de documentation. On y retrouve la diversité propre à la Ghouta et à l’arrière-pays rural de Damas avec la mention de parcelles de terre (sing. qiṭʿat arḍ), de vergers (sing. bustān), de jardins (sing. ǧanīna), ou de grands domaines agricoles (sing. ḍayʿa). Comme il est d’usage, ces actes juridiques mentionnent le plus souvent le statut fiscal des terres, les usages relatifs aux droits d’irrigation, les types de cultures qu’ils portent. Les informations contenues dans ces documents permettent notamment de préciser de manière ponctuelle la topographie et la nature du paysage rural de la Ghouta au cours de la période médiévale.

      Le chap. 4 se concentre sur les propriétés immobilières implantées essentiellement en milieu urbain mais parfois aussi dans des villages. Les documents du corpus décrivent les différents éléments constituant ces biens immobiliers, qu’ils soient destinés à l’habitat ou qu’ils aient vocation à abriter des activités commerciales et artisanales. Pour ce faire, à l’instar des biens ruraux, ils ont recours à un vocabulaire technique stéréotypé propre à la littérature juridique. L’étude terminologique proposée par les a. permet de préciser la catégorisation des biens autant qu’elle renseigne sur l’évolution de l’architecture damascène au cours de la période médiévale. Là encore, ces données viennent éclairer notre connaissance de la topographie et de la toponymie de la ville et de ses faubourgs, elles permettent de mieux comprendre la structuration en quartier et documentent l’extension de la ville hors les murs.

      Enfin, ces documents renferment des données socio-économiques nouvelles que les a. s’attachent à analyser dans le chap. 5 de la première partie de l’ouvrage. L’étendue de la période couverte par la documentation permet de saisir l’évolution des monnaies en usage à Damas dans les transactions immobilières à cette époque. Deux caractéristiques principales semblent se faire jour : d’une part, le recours à des monnaies d’or (dinar) plus variées à partir du milieu du xiie s., et d’autre part, l’introduction de la monnaie d’argent (dirham) à Damas sous le règne de Saladin et son imposition, sous les Ayyoubides, comme monnaie de référence dans les transactions en lieu et place du dinar (p. 75). Le rapport changeant de ces différentes monnaies rend toutefois difficile l’interprétation des données relatives à la valeur des propriétés qu’il s’agisse de ventes ou de loyers. Toutefois, il ressort de l’analyse que les transactions consignées dans les actes du corpus se rapportent principalement à de l’habitat modeste et à des biens appartenant à la classe moyenne damascène (p. 80). Précisément, cette classe moyenne se retrouve à travers l’anthroponymie foisonnante de la documentation. Ce sont en effet, plus de 300 noms d’individus qui sont rapportés de façon complète ou partielle dans ces actes notariés. À côté d’un faible nombre de personnages célèbres et facilement identifiables à travers d’autres sources textuelles, une masse de personnages aux origines, professions et confessions extrêmement variées émergent de la documentation comme le souligne l’étude menée par les a. sur les nisba – les noms de relation géographique – et les noms de métiers. Une présence non négligeable des femmes est également à noter illustrant leur participation active dans la vie socio-économique notamment à travers l’accès à la propriété.

      Car enfin, la documentation révèle aussi la diversité des milieux sociaux ayant accès à la propriété de biens ruraux ou urbains. On trouve ainsi des propriétaires locaux résidant dans les villages et possédant des terres dans les alentours, mais aussi des citadins, résidant à Damas, et investissant leurs économies dans des terres situées dans la Ghouta. De façon ancienne, ces citadins, propriétaires de biens fonciers, étaient des négociants, acteurs du grand commerce entre l’Irak et l’Égypte, mais, à partir de l’époque ayyoubide, la documentation témoigne de l’apparition de propriétaires appartenant au milieu des petits commerçants et des artisans, mais aussi d’individus issus de grandes familles de lettrés (oulémas) et des militaires d’origine kurde et turque. Elle est par conséquent le reflet des grandes transformations socio-économiques qui façonnent le Proche-Orient entre le xiie et le xvie s. (militarisation du pouvoir, professionnalisation et ethnicisation de l’armée, institutionnalisation de la justice et de l’enseignement, etc.).

      En dépit d’une importante production d’actes diplomatiques, juridiques, notariés, commerciaux au Proche-Orient au cours de la période pré-moderne, les pratiques de conservation par les administrations (chancellerie) et les institutions judiciaires (les cadis) tout comme les soubresauts politiques ont rendu bien inégale la préservation et la transmission des corpus d’archives privées ou étatiques jusqu’à nos jours. L’historien doit donc faire face à des inégalités aussi bien géographiques que documentaires auxquelles s’ajoutent aujourd’hui des difficultés d’accès aux documents eux-mêmes en raison de l’instabilité politique et de la guerre. De fait, les études sur l’histoire socio-économique de Damas et de sa province au cours du Moyen Âge ne peuvent être adossées à un corpus aussi riche et varié de documents légaux connus et/ou édités que pour Le Caire (documents de la Geniza, archives du monastère Sainte-Catherine du Sinaï, waqfiyya d’époque mamelouke) et Jérusalem (collection du Haram al-Sharif). Le présent ouvrage offre par conséquent aux historiens des documents précieux pour une période – du xe au xiiie s. – pour laquelle les sources narratives et normatives sont moins nombreuses et détaillées que pour la fin de la période médiévale. Ce faisant, il contribue de manière significative à la constitution d’un corpus proprement damascène qui s’est enrichi ces dernières années à la faveur de nouvelles publications (Le waqf de la mosquée des Omeyyades de Damas. Le manuscrit ottoman d’un inventaire mamelouke établi en 816/1413, M. Eychenne, A. Meier et É. Vigouroux [éd.], Beyrouth, Presses de l’Ifpo, 2018 ; Boris Liebrenz, The Waqf of a Physician in Late Mamluk Damascus and its Fate under the Ottomans, Bonn, EB-Verlag [Ulrich Haarmann Memorial Lecture, 17], 2019).


Mathieu Eychenne
EA 337 – Identités-Cultures-Territoires
Université de Paris Diderot


 




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