Vendredi 17 Juin 2022

Jean-Charles Ducène, L’Europe et les géographes arabes au Moyen Âge



La lecture de cet ouvrage est complexe tant la richesse du propos est grande. L’auteur s’appuie sur une connaissance très fine de l’histoire de la Méditerranée, du monde latin et du monde musulman médiéval, ce qui lui permet de recouper les informations contenues dans les sources et de faire œuvre d’historiographe. Quiconque travaille sur ces textes y trouvera donc une réflexion souvent approfondie sur les réseaux de transmission de l’information et sur l’authenticité des sources.

Enki Baptiste
Médiéviste et arabisant à l’Université Lumière Lyon 2, travaille sur les débuts de l’islam au Moyen-Orient et dans la péninsule Arabique, notamment à travers l’historiographie et la question des représentations de l’institution califale.

Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.

Broché: 350 pages
Editeur :
Cnrs; Illustrated édition (22 mars 2018)
Langue : Français
ISBN-13:
‎ 978-2271082091
 

    Par Enki Baptiste
 
     Depuis la publication, à la fin des années 1970, de l’œuvre monumentale d’André Miquel [1], l’historiographie sur la géographie arabe et islamique médiévale est un champ en plein renouvellement [2]. Avec cet ouvrage, Jean-Charles Ducène apporte sa contribution à ce domaine de recherche en proposant une étude qui analyse la construction graduelle de l’image de l’Europe dans les sources géographiques arabes, entre le IXe siècle et le XVe siècle. Nous l’avons lu en tant que médiéviste, passionné par l’histoire des interactions entre les entités politiques et religieuses du monde arabo-musulman et du monde chrétien, mais non en tant que spécialiste de l’histoire de la géographie arabe.

     En dix chapitres, qui suivent le développement chronologique et les évolutions de la littérature géographique arabo-musulmane, l’auteur nous invite à reconsidérer les conclusions tirées par les orientalistes du XIXe et du XXe siècles sur les représentations de l’Europe dans ces sources. Les études conduites jusqu’à maintenant sur le sujet s’opposaient quant à la place de cette « Grande terre », au nord d’al-Andalus, dans l’esprit des géographes arabes, certains estimant que les savants musulmans ne s’y étaient pas intéressés, d’autres clamant au contraire que l’Europe avait une place de choix dans cette littérature.

     L’auteur propose une relecture complète de ces sources afin de montrer toute la complexité que recèlent ces textes, l’hétérogénéité de leur nature ainsi que l’évolution de leur contenu selon des facteurs internes et externes qu’il faut saisir pour ne pas manquer de comprendre cette structuration progressive de l’Europe sous le qalam des géographes.

     Dans l’introduction, Jean-Charles Ducène propose une définition des espaces qu’il choisit de traiter, assumant un cadre géographique très large. L’Europe intègre ainsi les territoires allant de la péninsule Ibérique aux rives pontiques, en passant par les îles Britanniques et la Scandinavie. L’espace étudié comprend une myriade de populations et une historiographie pléthorique, et représente donc un défi qu’accepte l’auteur, qui propose une bibliographie contenant des ouvrages dans une dizaine de langues.

     Après un bref passage sur l’émergence et le développement historique de la littérature géographique au Moyen Âge, le premier chapitre revient sur l’histoire événementielle des premiers contacts guerriers entre le monde musulman et l’Europe, ainsi que sur la transmission du savoir géographique antique dans la littérature arabe. On mesurera ici – et tout au long de l’ouvrage – l’importance de l’héritage de Ptolémée, dont le savoir s’est transmis via le Kitāb ṣūrat al-arḍ d’al-Ḫwārizmī (mort en 850).

     Les deuxième et troisième chapitres portent sur l’image de Rome et Constantinople dans les textes géographiques jusqu’au XIIe siècle. Les descriptions sont souvent marquées par l’hyperbole, mais relèvent aussi l’aspect monumental des deux villes. En outre, la proximité avec l’Empire byzantin et les conflits opposant ce dernier aux États musulmans durant l’époque médiévale expliquent que Constantinople soit devenue l’incarnation de l’ennemi chrétien.
  
     Le quatrième, le cinquième et le sixième chapitres sont consacrés respectivement à l’Europe orientale, à l’Europe du nord et à l’Europe de l’ouest. Au IXe et au Xe siècles, les sources sur les populations de ces régions se font plus précises, notamment lorsqu’il s’agit de récits de voyage, comme celui d’Ibn Faḍlan ou d’Ibrāhīm Ibn Ya‘qūb al-Ṭurṭūšī. On peut regretter ici que les conclusions générales et les éléments d’analyse qui ressortent de l’examen des sources soient malheureusement difficiles à extraire de l’accumulation de détails et d’informations. L’incroyable érudition de l’auteur prend parfois le pas sur la clarté du propos et le lecteur reste sur sa faim, en attente de quelques lignes de conclusion ou de synthèse pour chacun de ces chapitres, qui lui permettent de saisir les enjeux principaux.

      Après avoir retracé l’itinéraire suivi par Ibrāhīm Ibn Ya‘qūb al-Ṭurṭūšī lors de son périple en Europe othonienne, dans la seconde moitié du Xe siècle, l’auteur se penche, dans le chapitre 8, sur les textes du XIIe siècle, et le lecteur voit émerger les contours d’un discours géographique sur l’Europe qui gagne en précision. On retrouve ici les auteurs arabes les plus familiers des historiens européens : al-Idrīsī, notamment, et al-Ḥimyarī. Le contenu descriptif des sources montre que désormais l’Europe est perçue comme maillée par un dense réseau routier, comme un territoire urbanisé et fertile. Sur le plan religieux, les géographes arabes identifient les populations européennes au christianisme alors que, jusqu’au Xe siècle, la majorité de ces populations restaient apparentées au paganisme.

     Après avoir consacré deux chapitres à la place de Rome et de Constantinople dans les sources jusqu’au XIIe siècle, Jean-Charles Ducène revient sur les deux capitales chrétiennes et sur leur description dans les textes postérieurs. On constate alors que les informations sur Rome se détachent progressivement de la réalité, ne sont plus mises à jour et/ou glissent dans le domaine de l’imaginaire. Constantinople, quant à elle, reste un lieu qui attire l’intérêt des observateurs, lesquels suivent avec précision l’évolution urbaine de la ville.

     Le discours géographique change véritablement à l’époque mamelouke. L’intensification des relations diplomatiques et commerciales entre l’Europe et la chancellerie du Caire a impacté ces représentations, qui gagnent en précision en même temps qu’elles se recentrent sur les entités politiques concurrentes ou alliées, assimilées à des capitales, et jugées selon leur puissance. La Reconquista achevée en Espagne, le rapport des musulmans à al-Andalus évolue, tandis que l’islamisation des rives de la mer Noire, à l’initiative de la Horde d’Or, fait entrer dans le giron des auteurs une région jusqu’alors marginale. La source la plus importante pour la période est celle écrite par Ibn Faḍl Allāh al-‘Umarī (mort en 1349), qui actualise ses données à partir de témoignages directs, déploie une réflexion sur la mamlaka – au sens d’État – et sur les éléments nécessaires à son bon fonctionnement. Son œuvre géographique dresse finalement une carte géopolitique des puissances de Méditerranée. Ce dernier point est le plus important et clôture ce chapitre final : le discours glisse vers la question de la matérialisation de ces entités politiques, réduisant la spatialisation à une capitale ou à un nom de souverain, et l’Europe septentrionale et de l’ouest disparaît au profit des rives de la Méditerranée où se jouent véritablement la compétition politique, guerrière, commerciale et diplomatique entre les entités politiques d’Europe méridionale et le monde musulman.

     La conclusion proposée par l’auteur est d’une grande qualité et permet d’achever la lecture de cet ouvrage avec les idées claires sur l’évolution du discours géographique arabo-musulman. On retiendra ainsi que les premières œuvres géographiques mirent l’accent sur la géographique ethnique de l’Europe, assimilant les populations à des gentilices parfois très réducteurs. Cette géographie ethnique s’oppose à l’image d’une nation musulmane dans laquelle l’islam a abrogé – en apparence – ces identités ethniques. Le contact direct des voyageurs avec ces populations – notamment en Europe orientale – permet le développement des connaissances.

    L’apport le plus intéressant vient probablement de cette image d’une Europe si hétérogène, qui n’est jamais véritablement assimilée à un espace chrétien – hormis les pouvoirs carolingien et byzantin. Passé le XIIe siècle, le territoire maritime et terrestre se dilate, la spatialisation gagne en précision et la religion chrétienne devient un marqueur de ces espaces, qu’occupent désormais des villes et des pouvoirs étatiques aux contours plus clairement identifiés. Les quelques lignes que consacre Jean-Charles Ducène à l’évolution des termes utilisés pour désigner ces terres européennes sont particulièrement intéressantes et rendent compte de cette construction graduelle d’un territoire dans l’esprit des géographes.

     La lecture de cet ouvrage est complexe tant la richesse du propos est grande. L’auteur s’appuie sur une connaissance très fine de l’histoire de la Méditerranée, du monde latin et du monde musulman médiéval, ce qui lui permet de recouper les informations contenues dans les sources et de faire œuvre d’historiographe. Quiconque travaille sur ces textes y trouvera donc une réflexion souvent approfondie sur les réseaux de transmission de l’information et sur l’authenticité des sources. En outre, l’auteur démontre l’importance de la maîtrise de plusieurs langues rares, qui lui permet de jongler entre des historiographies parfois complexes à appréhender et une multitude de sources..

Références

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[1] Miquel André, La géographie humaine du monde musulman, 4 vol., Paris ; La Haye, Mouton, 1967-1988.
[2] Signalons notamment : Tixier du Mesnil Emmanuelle, Géographes d’Al-Andalus. De l’inventaire d’un territoire à la construction d’une mémoire, Paris ; Publications de la Sorbonne, 2014.

 


 



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