Samedi 10 Aout 2013

Islam : pour une théologie de libération.



Prenant acte des visées universalistes de l’Islam et en particulier de ses valeurs éthiques et de justice sociale qui lui sont inhérentes, s’appuyant sur le premier pilier de l’Islam à savoir l’adoration d’un Dieu unique (Tawhid ou unicité), qui fonde « l'égalité ultime » entre chaque être humain , l'auteur de cet article, M’hamed Lachkar déplore que ce qu’il nomme « l’islam militant » ne s’intéresse le plus souvent qu’au versant politique en lien avec des questions identitaires et culturelles et n’aborde que très rarement l’angle économique dans l’optique de dénoncer la société consumériste et toutes les aberrations qu'elle génère.

Cet article est publié avec l'aimable autorisation de son auteur. Vous pouvez le retrouver sur le blog Mediapart de l'auteur, accompagné de nombreux autres billets.

 



Face à un capitalisme sauvage, sans âme et qui fait de tout une marchandise , rares sont les penseurs musulmans qui ont produit une critique radicale et systématique et proposé des alternatives de ce modèle économique dominant. Pourtant, la grande majorité des populations dans le monde musulman, comme en Amérique latine, est victime du système économique qui aboutit à la destruction de la vie tant sur les plans matériel que culturel et spirituel.

La critique éthique du capitalisme des théologiens de la libération, en Amérique latine, a pu avoir un écho dans la pensée musulmane « de gauche ».

Cette critique de la totalisation de l’économie de libre marché et de la mondialisation néolibérale qui la rend possible fait que ce système est non seulement illégitime, mais aussi idolâtre. Ici le capitalisme est envisagé comme une fausse religion, avec ses idoles : l’argent, la marchandise, le profit, la croissance…Dans cette perspective, la « science économique » capitaliste est perçue comme une théologie sacrificielle qui exige des pauvres qu’ils offrent leur vie sur l’autel des idoles économiques (1).

Ce thème de l’idolâtrie du marché a été beaucoup travaillé dans la théologie de la libération qui dénonce la mainmise du « marché » devenu un « dieu » qui décide de la vie et de la mort de l’humanité. Les musulmans, en suivant les théologiens de la libération dans leur dénonciation du capitalisme comme système idolâtre, ne peuvent qu’affirmer l’opposition radicale de l’Islam à toute forme d’idolâtrie.

Cette option anti-idolâtre et en faveur du Dieu de la vie peut constituer une « option préférentielle » pour les opprimés musulmans pour faire face et résister à l’idolâtrie du marché sous toutes ses formes: une option alternative aux dimensions multiples économiques et sociales, bien sûr, mais aussi et surtout éthique, théologique et spirituelle .L’élément religieux et civilisationnel doit être solidairement lié aux autres éléments pour une mobilisation effective et réelle des « moustadh’afoun », les démunis.

En Islam, l’attestation qu’il n’y a point d’autre divinité qu’Allah est la base même de la profession de foi musulmane. C’est le sens de la shahada que les musulmans répètent dans leurs cinq prières quotidiennes. En matière de Tawhid (l’unicité) en Islam, l’adoration du Dieu unique signifie rejet de tout shirk (associationnisme) et par conséquent le rejet de l’idéalisation de tout autre chose que Dieu : la matière, l’argent, le pouvoir, etc. Par ailleurs le rapport des hommes au Dieu unique fonde leur égalité radicale sur laquelle les musulmans militants de la libération devraient construire leur discours politique égalitariste. Combattre l’injustice et les inégalités est un devoir religieux. Pour toutes ces raisons, les musulmans ne peuvent être que des anti-capitalistes radicaux. Leur répulsion morale envers le capitalisme, comme système idolâtre, devrait être au moins aussi forte que celle des partisans de la Théologie de la Libération.

Contrairement au capitalisme sauvage, l’islam met l’être humain au centre de la société. Il a établi l’égalité entre tous les hommes :
« Ô hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous vous avons répartis en peuples et en tribus, pour que vous fassiez connaissance entre vous. En vérité, le plus méritant d’entre vous auprès de Dieu est le plus pieux » Coran :Al-Hujurat - 13.
 
Dans un hadith le Prophète dit: "Les Musulmans sont tous égaux, comme les dents d’un peigne".

La zakat, troisième pilier de l’islam, est un impôt social purificateur qui est destiné, notamment, à venir en aide aux plus démunis. La question de la justice sociale, du partage et de la solidarité était toujours au cœur des enseignements de l’Islam. Il avait été toujours du côté des plus faibles et il avait toujours combattu la course effrénée au profit, à l'enrichissement éhontée, à la corruption et au monopole.

Mais aujourd’hui les contextes sont très différents. Dans le monde arabo-musulman la mondialisation occidentale est d’abord perçue comme une menace de déculturation. Les intellectuels musulmans considèrent que la globalisation constitue une invasion culturelle (al gazu taqafi) et est donc un néologisme élégant pour voiler la stratégie d’occidentalisation : al taghrib. C’est un combat contre l’Islam sous prétexte de combat contre le fanatisme et le terrorisme. La tendance à la désislamisation (Islam light et formaté) passe devant l’exploitation capitaliste. Pour une grande partie des musulmans la religion constitue le seul et unique rempart contre cette globalisation sauvage, déstructurante et aliénante.

Dans la réalité l’islam militant n’a pas été souvent une réponse à la pauvreté et l’exclusion. L’essor de cet islam politique radical semble plus être lié à des questions identitaires et culturelles plutôt qu'économiques (2).

C’est ce qui explique le peu d’intérêt dans la pensée musulmane contemporaine aux questions économiques. Ceux qui ont osé aborder la question sous cet angle, l’ont réduit le plus souvent à la prédominance du matérialisme et du consumérisme. La grande disproportion, dans les rapports de consommation et de gaspillage des ressources de la terre, entre la minorité occidentale et la majorité démographique non occidentale est reprise comme un refrain dans tous leurs discours sur la mondialisation. Certains vont jusqu’à considérer que le matérialisme est le parti unique de l’Occident.

Les islamistes modérés préconisent comme éléments de base d’une éthique sociale égalitaire : l’équité dans les échanges, la juste rétribution du travail, la justice sociale, la modération en matière de consommation et la charité.

Pour donner à l’Islam un élan émancipateur, la pensée musulmane doit cesser de ressasser son discours sur le « pouvoir juste » dans une société idéale dont les contours se trouvent précisés à la lumière des enseignements hérités du temps du Prophète et de ses compagnons. Aujourd’hui le vrai problème posé à cette pensée figée est comment faire pour que l’Islam ne soit plus comme une sorte de refuge émotionnel contre les agressions de la société marchande, du pouvoir arbitraire et des puissances occidentales arrogantes ? Il est donc nécessaire de dépasser les discours moralisateurs pour aller se poser les vraies questions sur les causes réelles de la misère, de l’exploitation, les nouvelles formes d’esclavage…

Comment s’inspirer de l’ambition libératrice des enseignements de l’Islam pour construire une nouvelle stratégie de changement social ici et maintenant ? Les musulmans démocrates ont le devoir de militer pour que l’idéal de justice sociale porté par l’Islam soit une réalité palpable et pour cela ils doivent prêcher pour une théologie de la libération qui concilie une réinterprétation de la croyance islamique avec une pensée sociopolitique nouvelle. Une théologie qui réinterprète les sources islamiques à la lumière de la réalité sociale analysée au moyen des sciences sociales modernes.

Sans tomber dans le mimétisme ni chercher à transposer un modèle de pensée étranger à l’univers islamique, ils doivent faire cet effort collectif Ijtihad pour s’ouvrir au dialogue et à la coopération interdisciplinaires avec les autres sciences et pratiques sociales de provenance diverse, sans dogmatisme ni sectarisme. Cette ouverture pourrait être le point de départ pour la construction de propositions et de pratiques capables de participer efficacement dans la construction d’un large front de résistance contre le système capitaliste mondial et ses agents locaux, dans le respect des pluralités culturelles et religieuses.

C’est en s’engageant dans la pratique sociale et avec les différents mouvements sociaux pour lutter contre les causes des énormes disparités sociales et de la pauvreté que les efforts de réflexion auront un sens et un impact: l’ijtihad ne peut pas se développer en dehors d’une praxis et s’il n’est pas lié au contexte socioculturel dans lequel il s’exprime.

Ces réflexions doivent déboucher sur des propositions et des actions d’opposition avec la participation des populations concernées (absentes : il faut arrêter de penser pour elles et sans elles) à tout ce qui va contre la liberté, la dignité et la justice. A mon avis il faut d’abord rompre avec la notion traditionnelle de « charité » et commencer par un travail de sensibilisation pour réveiller les consciences de ces populations pour qu’elles s’approprient leurs destins. C’est là un premier chantier test de réflexion /action pour rester fidèle à l’esprit révolutionnaire et égalitaire de l’Islam.
C’est ainsi que les musulman(e)s pourront jouer un rôle significatif et enrichissant sur la voie de la contribution de la religion musulmane dans la construction d’une autre mondialisation plus humaine, plus digne et plus juste.

Aujourd’hui, ce projet prometteur de libération est porté par des milliers de musulman(e)s « progressistes » qui réfléchissent et agissent sur le terrain à travers le monde entier dans et par l’Islam. Ils sont prêts à tendre leurs mains à tous ceux qui se battent pour un monde solidaire. Ceci peut paraître surprenant aux yeux de ceux qui en Occident ( et de leurs relais locaux) se donnent le droit arbitraire de dire le caractère irréversiblement réactionnaire et rétrograde de l’Islam qui ne peut à leurs yeux enfanter que des résistants ( des fois violents ) à la "modernité".

C’est la non-connaissance de l’Islam, qui fait hésiter encore certains à penser que les musulmans puissent, à partir de leurs convictions et de leurs valeurs, être porteurs de changement. Je pense qu’un dialogue ouvert, franc et profond est un préalable indispensable pour rechercher et batir des bases comunes, dans le respect et la complémentarité entre toutes les femmes et les hommes qui rêvent d’un monde réellement pluriel et fraternel.

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[1] Löwy Michael, Le marxisme de la Théologie de la Libération
[2] http://fr.danielpipes.org/8458/pauvrete-cause-islam-militant



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