Vendredi 6 Mars 2020

Islam et politique au Sahel. Entre persuasion et violence, Rahmane Idrissa.



C’est donc un ouvrage à la fois dense et clair que nous propose Rahmane Idrissa, dont l’analyse de l’histoire du Sahel permet de saisir finement l’évolution du radicalisme salafiste, entre persuasion et violence.

Nicolas Poisson
 
Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.
 

Broché: 282 pages
Editeur :
Editions L'Harmattan (31 octobre 2019)
Collection : Perspectives stratégiques
Langue : Français
ISBN-13:
978-2343159874

    Par Nicolas Poisson

     Si la montée du radicalisme salafiste a conduit à des attaques djihadistes au nord du Mali en 2012, d’autres pays du Sahel comme le Burkina Faso ou le Niger n’ont pas connu de tels évènements, alors qu’ils étaient confrontés au même phénomène. Comment donc expliquer que cette conception rigoriste de l’islam se soit limitée au discours idéologique et à la persuasion dans certains pays de cette région, mais qu’elle ait franchi le cap de la violence djihadiste dans d’autres ? Selon Rahmane Idrissa [1], enseignant-chercheur nigérien à l’université de Leyde, l’évolution variable de cette idéologie réside moins dans des distinctions théoriques entre les diverses mouvances à l’œuvre que dans les différences de contexte historique, politique, économique et culturel entre les pays du Sahel. Bien qu’ils partagent « un fond culturel commun » et des « expériences historiques comparables » (p. 6), les cinq États successivement étudiés par l’auteur, Burkina Faso, Niger, Sénégal, Mali et Nigéria, n’ont pas géré de la même manière l’apparition et la montée du radicalisme salafiste. Pour Rahmane Idrissa, ce sont plus précisément quatre facteurs qui expliquent le passage ou non de la persuasion islamiste à la violence djihadiste : l’entremêlement des processus d’islamisation et de colonisation ayant abouti à des tensions entre un appareil d’État séculier et une société majoritairement musulmane ; le comportement des acteurs étatiques face à la montée des partis islamistes ; la force des classes sociales touchées par le discours salafiste radical ; enfin, les continuités et ruptures historiques telles que les crises politique, économique et culturelle. Ces facteurs sont systématiquement étudiés dans les cinq chapitres de l’ouvrage, chacun étant centré sur un pays du Sahel.

     Le Burkina Faso est le pays le moins en proie aux tensions religieuses et à une politisation de l’islam. L’islam y est certes majoritaire (environ 61 % de la population), mais il n’est ni homogène, ni dominant dans la sphère politique : les chrétiens, deuxième communauté religieuse, forment en effet la majorité de l’élite gouvernementale du pays. L’héritage de la colonisation française a été particulièrement important dans la formation de cet équilibre : d’une part, l’occupation des Français a favorisé l’islamisation de la société par une urbanisation qui a affaibli les coutumes animistes au profit des religions monothéistes, en particulier l’islam ; elle a d’autre part concouru à la création d’un État séculier dirigé par l’élite chrétienne. Malgré l’apparition de tendances wahhabites (émanations salafistes de l’Arabie saoudite) au milieu du XXe siècle, le caractère pluri-religieux de la société du Burkina Faso a aidé à conserver, après l’indépendance de 1960, le sécularisme d’État comme gage de tranquillité et de paix. Cela ne signifie pas que les idéaux politiques promus par une minorité musulmane radicale soient totalement absents, mais la nature de la société burkinabée ainsi que l’hétérogénéité des pratiques et discours musulmans, de la vision libérale au salafisme en passant par le soufisme, expliquent qu’un projet d’hégémonie politique musulmane soit jusqu’à présent voué à l’échec et que le discours salafiste en reste à la tentative de persuasion.

     À la différence du Burkina Faso, la société nigérienne, composée de musulmans à près de 98 %, revendique une identité islamique. Cette domination culturelle n’a pas été un terreau favorable au radicalisme salafiste, resté largement minoritaire. Pour l’auteur, l’islamisation culturelle s’est faite conjointement au processus d’indépendance politique, indépendance qui supposait l’acquisition par les Nigériens d’une citoyenneté républicaine laïque. La légitimité de l’État du Niger ne s’est pas fondée sur une identité musulmane, laquelle est demeurée purement culturelle, mais sur le développement national et l’État séculier. Cette particularité explique que le mouvement salafiste de « réislamisation » qui a gagné le pays dans les années 1990 ne se soit jamais transformé en insurrection politique. Les quelques épisodes de violence (manifestations, comportements discriminatoires) survenus dans les années 2000 ont au contraire provoqué une réaction de l’État nigérien qui, afin d’endiguer la montée du discours salafiste, a formé des savants musulmans et réprimé ces contestations islamistes, en vérité peu soutenues par la société. Pour l’auteur, le Niger présente non pas « un État islamique, mais […] un islam d’État » (p. 180) qui, comme au Burkina Faso, limite l’audience du discours salafiste.

     Le Sénégal doit l’absence de violences religieuses à la place essentielle des confréries soufies qui, structurant profondément les pratiques sociales et religieuses des Sénégalais, ont contenu l’expansion de l’islamisme. Cet équilibre a certes été menacé après l’indépendance, en particulier dans les années 1980, lorsque les wahhabites se sont organisés en associations (par exemple la Jama’at ‘Ibad al-Rahman de Cheikh Touré) afin de faire pression sur l’État, mais malgré quelques succès, cette mouvance n’est pas parvenue à diffuser son idéologie du fait de l’ancrage de la tradition soufie, ennemie du radicalisme salafiste. Si l’on assiste aujourd’hui à la montée d’un « front confessionnel » (p. 186), ce dernier est toutefois loin d’être homogène puisqu’il est divisé entre les confréries soufies qui, dans les faits, demeurent proches de l’État et un radicalisme salafiste frustré de ne pouvoir toucher une plus large part de la population.

    Le Mali se distingue des trois premiers États par l’épisode djihadiste que le nord du pays connaît depuis 2012. Plusieurs facteurs ont concouru au passage de la persuasion à la violence. Tout d’abord, l’histoire du Mali a été marquée par différents épisodes de violence liés à la prise du pouvoir par des groupes musulmans extrémistes : l’État islamique d’Ahmadou Lobbo en 1815 et le djihad d’Elhadj Omar Tell dans les années 1840-1850. À ce terreau historique s’ajoute, quelques années seulement après l’indépendance de 1960, une crise politique qui a conduit le nouveau président, Moussa Traoré, à favoriser les diverses communautés islamiques, soufies comme wahhabites, afin de stabiliser son pouvoir. La « politique du consensus » d’Amadou Toumani Touré, dans les années 2000, a laissé le champ libre au développement du radicalisme salafiste (par exemple le mouvement Ansar Dine) mais aussi, au nord du pays, à un marché noir contrôlé par divers groupes armés, islamistes (comme Al Qaeda au Maghreb) ou touarègues indépendantistes. La situation dégénère en 2011 à la faveur de contingences exceptionnelles (chute de Kadhafi en Lybie et retour de centaines de Touaregs au nord du Mali) : le mouvement insurrectionnel touarègue et islamiste défait alors une armée nationale mal préparée et proclame la création d’un État islamique à Tombouctou en mai 2012. Malgré le recul des forces djihadistes, le conflit est toujours en cours et rend manifeste la faiblesse d’un État ayant cédé devant des forces religieuses et politiques radicales organisées.

     À l’inverse du cas malien, la situation de violence au Nigéria n’est pas due à un contexte historique particulier mais s’avère systémique. Dans ce pays dont l’histoire est également marquée par l’islam politique (califat de Sokoto au début du XIXe siècle), la colonisation, ici britannique, n’a pas seulement contribué au processus d’islamisation comme dans les autres pays mais à l’institutionnalisation politique et juridique de l’islam, conçue par les Britanniques comme un moyen d’instaurer la paix coloniale. Les groupes radicaux ont alors eu le champ libre pour promouvoir leur conception de l’islam, en particulier l’application de la shari’a [2], ce qui a au fil des années accru la rupture entre un nord musulman et un sud chrétien et occidentalisé. Crises politique, économique et identitaire ont contribué, à la fin des années 1980, à la diffusion d’un islam radical qui a obtenu, dans les États du nord, l’application de la shari’a. Certaines mouvances sont allées encore plus loin et, refusant toute collusion avec le système étatique, ont préféré la voie de la violence (Boko Haram).

    C’est donc un ouvrage à la fois dense et clair que nous propose Rahmane Idrissa, dont l’analyse de l’histoire du Sahel permet de saisir finement l’évolution du radicalisme salafiste, entre persuasion et violence. L’auteur apporte en effet de précieux éléments mettant au jour l’importance du contexte historique, social, politique et même économique dans le développement des discours religieux extrémistes, qui pourraient être perçus comme indépendants de ces divers facteurs. On peut toutefois regretter l’absence d’analyse des fondements théologiques et intellectuels du salafisme, tout comme le peu d’approfondissement conceptuel, concernant par exemple la différence entre salafisme et wahhabisme. Une carte de synthèse aurait par ailleurs aidé le lecteur à se repérer dans l’espace du Sahel. Tout ceci ne diminue toutefois pas l’intérêt de cet ouvrage qui permet de mieux comprendre les évènements récents qui ont touché cette partie de l’Afrique de l’Ouest.

Bibliographie

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[1] L’ouvrage a d’abord été publié en anglais sous le titre : The Politics of Islam in the Sahel. Between Persuasion and Violence, Londres, Routledge, 2017. La présente traduction française a été réalisée par l’auteur et publiée au Niger, afin de permettre une diffusion du livre dans l’aire francophone ouest-africaine.

[2] Sur les significations du terme de shari’a, souvent traduit par « loi de Dieu », voir : Dupret Baudoin, La charia. Des sources à la pratique, un concept pluriel, Paris, La Découverte, 2014.




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