Vendredi 7 Aout 2020

Henri Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au XIe siècle : ses aspects généraux, sa valeur documentaire.



[...] consacrée au poète, à sa formation et à sa condition sociale, à la vie de cour reflétée dans la poésie, [cette étude] est dominée par cette vue fort intéressante que la culture andalouse était un humanisme avant la lettre. Elle partait de l'étude des poètes pour arriver au Coran en passant par les disciplines rationnelles, conformément au plan que le Moyen-Age occidental adopta et que confirma la Renaissance.

Marcel BATAILLON
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans le Bulletin Hispanique, tome 41, n°2, 1939. pp. 187-191 sous licence Creative Commons (BY NC ND).

Note: Bien que cet ouvrage soit ancien et présente en conséquence certaines idées "datées", notamment sur le plan historique, il n'en reste pas moins une référence en ce qui concerne la poésie arabe andalouse et intègre encore de nos jours de nombreuses bibliographies. C'est pourquoi l'ouvrage a été réédité au format ebook.
 

Prix : 11,99€
ebook: (broché, 616 pages)
Editeur :
FeniXX réédition numérique (Adrien Maisonneuve) (01 janvier 1953)
Collection : Publication de l'institut d'études orientales
Langue : Français
ISBN-13:
2-402-55634-X

    Henri Pérès, La poésie andalouse en arabe classique au x/e siècle : ses aspects généraux, sa valeur documentaire. Thèse principale présentée pour l'obtention du doctorat à la Faculté des Lettres de l'Université de Paris. Paris (Adrien Maisonneuve), 1937 (xl + 541 p. in-8°).

     M. Henri Pérès vient combler un vœu des hispanistes en publiant cette savante étude, longuement élaborée, de la poésie arabe qui fleurit dans l'Espagne musulmane au siècle du Cid. Le Moyen-Age espagnol exige, pour être pénétré en sa complexité, les faisceaux de lumière convergents des romanistes et des orientalistes. Et chacun sait que la littérature arabe n'est pas un domaine où les romanistes puissent faire, après une sommaire initiation, de rapides incursions personnelles. C'est dire le prix qu'ils attacheront à un livre où se trouve, en quelque sorte, inventoriée par un arabisant la poésie des royaumes de taifas, suprême floraison de l'Islam péninsulaire avant que ne passe sur l'Andalousie le souffle africain des invasions almoravides et almohades.

     Peut-être, cependant, seront-ils un peu déçus de voir qu'il s'agit seulement de la poésie en arabe classique, à l'exclusion des zaǧals, ou, comme disent les Espagnols, des zéjeles. M. Pérès ne s'est pas « interdit de faire appel à l'occasion à des muwaššahs dont la langue et la prosodie restent classiques, mais dont la forme en strophes et en refrains est nouvelle » (p. 2). S'il a éliminé les zaǧals de langue et de facture plus populaires, ce n'est point par un souci de purisme qui eût été déplacé dans une étude consacrée au contenu de la poésie andalouse, non à ses aspects formels. Mais c'est que, ces poèmes n'ayant pas eu les honneurs des anthologies, il est difficile d'en trouver qui appartiennent au xie siècle. M. Pérès ne s'est servi qu'incidemment, dans quelques notes, des zaǧals d'Ibn Quzmân, qui « vécut surtout au xiie ». On peut regretter que, par un souci de rigoureuse délimitation chronologique, il ait laissé de côté le recueil qu'on s'accorde généralement à considérer comme le plus hispanique de la poésie musulmane, d'autant plus qu'il voulait contribuer « à faire le départ entre ce qui est essentiellement occidental, donc autochtone, et ce qui est conventionnel, parce qu'importé » (p. 3). Il est vrai que,interpellé là-dessus à la soutenance, il a fait de sérieuses réserves sur le caractère populaire qu'on attribue aux zaǧals d'Ibn Quzmân et insinué que leurs thèmes ne diffèrent pas si profondément qu'on pense de ceux de la poésie andalouse en arabe classique. Il serait d'un intérêt capital pour les hispanisants d'être fixés sur ce point : pouvons-nous ressaisir vraiment, grâce à Ibn Quzmân, les chansons mêmes que chantaient dans les rues de Cordoue les Andalous islamisés? Ou bien n'en connaissons-nous qu'une contrefaçon raffinée, parodiant des thèmes de la poésie savante, et qui serait à l'authentique poésie populaire ce que sont aux romances viejos les romances de Góngora? M. Pérès nous doit sur Ibn Quzmân une étude qui complétera, bien heureusement sa thèse.

    Son dessein a été de rechercher l'ambiance, la vie et l'âme même de l'Andalousie musulmane dans la poésie qui empruntait à l'Orient sa langue, ses modèles et ses formes. N'était-ce pas aventuré? Les thèmes n'adhèrent-ils pas si étroitement aux formes que transplanter celles-ci, c'est acclimater ceux-là? Et que pourrions-nous apprendre sur l'Espagne de la Renaissance si nous nous attachions à la poésie italianisante en hendécasyllabes, où Garcilaso, Gutierre de Cetina et Mendoza ont pris pour modèles Pétrarque, Sannazar et l'Arioste? Peu de chose sans doute, même dans les épîtres, c'est-à-dire dans le genre qui exige le plus de « naturel » et de réalisme familier. A peu près rien dans les genres où l'emportent la musique, le décor, la mythologie, les beaux sentiments, comme le sonnet, la canción ou l'églogue. Ces genres nous renseignent seulement sur les rêves d'une élite, rêves qui ne sont pas d'un peuple et d'un terroir, mais caractérisent une culture en ce qu'elle a de moins local. On peut douter que la brillante rhétorique des poètes arabes soit assez lestée de réalité ou de vérité familière pour qu'on puisse y retrouver l'Andalousie des reyes de taifas. M. Pérès, qui n'était pas sans avoir conscience de la difficulté, a pourtant cru qu'il était possible de rechercher cette Andalousie dans ses poètes, à condition de confronter leurs vers avec les témoignages des chroniqueurs et avec le pays lui-même tel qu'il s'offre encore au regard. L'érudition avec laquelle il satisfait à cette exigence confère à son livre le plus solide et le plus durable intérêt pour l'histoire comparée des littératures et pour l'histoire tout court, même si l'on doit atténuer en fin de compte l'originalité andalouse de la poésie qui est ici étudiée.

     Une introduction très dense évoque la crise grave qui s'ouvre pour l'Andalousie musulmane avec les troubles de la fitna. Elle groupe tous les témoignages qui permettent d'entrevoir le brassage ethnique dont ce pays avait été le siège et qui induisent M. Pérès à penser, contre le jugement d'Ibn Ḥaldun, qu'un « esprit de solidarité nationale » s'y forgeait dans la lutte contre l'élément berbère. Notons,toutefois, que les faits allégués font, moins penser à une nation andalouse qu'à de petites nations, à de multiples patries où l'attachement au sol l'emporte sur la conscience d'une communauté de race et de religion, conscience dont Ibn Ḥaldun note à bon droit l'affaiblissement. Les écrivains arabes d'Espagne ont senti que les Andalous n'étaient pas des Arabes comme les autres, et ils ont célébré leurs mérites avec plus d'enthousiasme que de rigueur. M. Pérès nous propose d'admettre que « l'hispano-musulman est un amalgame d'arabe et d'ibère, de wisigoth et de berbère, de persan (de bagdadien) et de slave... C'est une conjonction heureuse de sémite et d'aryen » (p. 20).

     La première partie, consacrée au poète, à sa formation et à sa condition sociale, à la vie de cour reflétée dans la poésie, est dominée par cette vue fort intéressante que la culture andalouse était un humanisme avant la lettre. Elle partait de l'étude des poètes pour arriver au Coran en passant par les disciplines rationnelles, conformément au plan que le Moyen-Age occidental adopta et que confirma la Renaissance. M. Pérès voit là une originalité indéniable de l'Andalousie dans le monde musulman. Il n'ose décider s'il s'agit d'un humanisme spontané ou d'une « influence marquée de l'esprit judéo-chrétien et de la pensée grecque ». Ibn Hazm de Cordoue, qui aspirait à visiter l'Iraq et pressentait la désillusion que serait pour lui l'Orient (p. 49-50), est peut-être un des plus beaux exemplaires de cet humanisme. Il connaissait la Bible, et, semble-t-il, à travers la Vulgate (p. 464). Sa culture extra-islamique, connue par ailleurs, se révèle sans doute incidemment (p. 237) quand il fait allusion à l'adage du chien dans l'écurie (il ne mange pas de foin, mais ne laisse personne en manger). C'est, à peu près, el perro del hortelano, que ni come las berzas ni las deja comer. Mais c'est très exactement l'adage grec : 'H xύων έν τή φάτνη, plusieurs fois allégué par Lucien (cf. Érasme, Adagia, X, 13).

     La deuxième partie du livre passe en revue les thèmes généraux inspirés par la nature : éloges de l'Espagne, de ses villes et de ses lieux de plaisance, de ses jardins et de ses vergers, beauté des eaux dormantes et des eaux vives, évocations de la mer et des vaisseaux, aspects du ciel, animaux amis ou ennemis de l'homme. Laissons aux orientalistes le soin de décider jusqu'à quel point la poésie de la nature, chez les poètes andalous, s'inspire des modèles orientaux et remonte, en somme, à la poésie persane. M. Pérès ne songe pas à nier cette filiation (p. 161). Il donne à entendre que la supériorité des Andalous dans ce domaine consiste en une virtuosité plus grande dans la recherche des métaphores. Même sur ce terrain de l'expression poétique, l'originalité andalouse sera difficile à déterminer, tant qu'on n'étudiera pas d'ensemble le sentiment et l'évocation de la nature à travers la poésie arabe préislamique et islamique. En attendant, on est tenté de suivre M. Pérès quand il nous représente les Andalous du xie siècle comme des terriens amoureux de leur terre, adorant les fleurs, respectueux des arbres, trait suffisant pour les différencier des tribus nomades qui, à la même époque, « envahissent l'Afrique du Nord et incendient la plupart des forêts plusieurs fois séculaires » (p. 188). L'amour bien ibérique d'une terre ingrate inspire le vieux poète courtisan Ibn Muqânâ, revenu à son champ d'al-Qabdâq (c'est-à- dire d'Alcabideche, non loin de Monte Estoril, où des moulins à vent tournent encore de nos jours comme au temps des reyes de taifas) (p. 200).

     Après la nature, l'homme. La troisième partie recherche dans la poésie arabe hispanique des « documents » concernant la vie sociale. La quatrième achève l'inventaire du contenu de cette poésie en y cherchant l'expression de la vie intérieure. Nous ne pouvons accompagner l'auteur pas à pas dans sa promenade à travers les races, les métiers, les solennités familiales et publiques, les décors de la vie privée, humble ou luxueuse, les bains, les jeux et les sports, le matériel de guerre, les plaisirs d'une vie raffinée où le vin tient une large place à côté de la musique, du chant et de la danse. Tous ces chapitres font revivre l'Andalousie du xie siècle avec une rare précision. Les hispanistes attacheront une importance particulière à celui que M. Pérès consacre au milieu ethnique, et ils lui sauront gré d'avoir consulté les chroniqueurs au moins autant que les poètes pour reconstituer la vie en commun des Arabes, des Muwallads, des Slaves, des Berbères plus ou moins hispanisés, des Juifs, des Mozarabes. Les pages consacrées aux Juifs de Grenade et au vizir Joseph sont spécialement captivantes et neuves pour le lecteur français. Tout ce chapitre prolonge très utilement le livre déjà classique de M. Lévi-Provençal sur L' Espagne musulmane du Xe siècle (Institutions et vie sociale).

    On ne s'étonnera pas que la partie la plus décevante soit celle que M. Pérès consacre pour finir à la vie intérieure d'après la poésie andalouse. L'objet est, par excellence, fuyant. La sensualité, la passion amoureuse, l'angoisse devant la vie et la mort sont de grands thèmes de toute poésie et de la poésie arabe en particulier. Était-il possible d'en déceler les modalités andalouses originales d'après les poètes andalous engagés dans les voies de la poésie arabe classique? Nous en doutons fort. Notons, parmi les traits sur lesquels insiste M. Pérès, « le culte que l'homme profondément épris rendait à la dame de ses pensées... » (p. 411). Il lui semble que ce culte, s'il n'est pas absent de la poésie orientale, n'y apparaît point « avec la même force, la même fréquence, la même universalité » qu'en Andalousie. Mais les poèmes qu'il cite font plutôt penser à la soumission de l'amant dans la poésie érotique de l'antiquité qu'à l'idéalisation chevaleresque de la dame ou à l'amour courtois des troubadours. Ailleurs, M. Pérès nous invite à admettre que l'angoisse métaphysique et la mélancolie prennent, chez les poètes arabes d'Andalousie, une nuance chrétienne ou judéochrétienne (p. 465-467). Il faut reconnaître que, sur ce point encore, sa démonstration n'est pas décisive. En tout cas, les mentions de Jésus qu'il relève chez ces poètes ne diffèrent pas essentiellement des allusions au Messie thaumaturge et guérisseur qui sont fréquentes dans l'Islam oriental.

     Mais, quelles que soient les réserves qu'appellent certaines conceptions de M. Pérès, son livre demeurera comme un très précieux répertoire de la poésie arabe d'Espagne à son époque la plus brillante. Répertoire plutôt qu'anthologie, car M. Pérès, qui aime à citer les textes qu'il étudie, est trop soucieux de leur valeur documentaire pour nous présenter en bouquet des fleurs auxquelles une traduction approximative tenterait de garder leur fraîcheur d'éclosion. Il n'a pas voulu recommencer ni rénover l'effort du comte de Schack. Sa traduction, à lui, est minutieuse au point de donner au profane l'impression d'une paraphrase : il faudrait être arabisant pour apprécier dans le détail les- scrupules dont s'inspire une telle méthode. Il a clairement voulu faire oeuvre de science plutôt qu'oeuvre d'art. Par ailleurs, ce serait trahir cette oeuvre que de passer sous silence l'amour de la poésie qui vibre à chaque instant dans les commentaires de M. Pérès, la résonance que donne à son livre l'inquiétude des grands problèmes d'histoire littéraire et d'histoire spirituelle posés par l'Andalousie musulmane. Ces problèmes, M. Pérès a travaillé très utilement à les formuler, sinon à les résoudre. Il a fourni la base la plus solide à ceux qui s'en occuperont après lui et qui peut-être ne les résoudront pas davantage. Rien n'est plus rassurant que l'appareil érudit de son livre : près de trente pages de bibliographie dont les arabisants diront la sûreté, où l'hispaniste ne trouvera guère à éplucher que quelques mentions superflues comme celles de la Psicología del pueblo español de Bergua et de l'Histoire d'Espagne de Louis Bertrand ; — cinquante pages d'index variés : index général des noms propres, index des poètes, index des ouvrages cités, index des mots typiques qui permettra au lecteur, même pressé, de très nombreuses découvertes, index des mots arabes... Inestimable instrument de travail.
Marcel BATAILLON.




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