Michael Privot est Docteur en langues et lettres, avec spécialisation en langue arabe et histoire… En savoir plus sur cet auteur
Vendredi 29 Avril 2016

Essai de typologie des méthodes de financements des mosquées en Europe (Première partie)



Dans la foulée des attentats de Bruxelles de ce 22 mars, le Ministre wallon Paul Furlan annonce un décret « révolutionnaire » visant à mettre de l’ordre dans les mosquées situées en Région Wallonne. Parmi les objectifs, figure en bonne place la recherche de transparence quant à leurs modalités de financement. Objets de fantasmes, celles-ci préoccupent décideurs politiques et journalistes, car elles seraient responsables de toutes les influences idéologiques et de la dérive de pans des communautés musulmanes. Le réel étant toujours plus complexe, il est impératif de réduire la grande confusion qui règne à ce sujet pour que l’action politique puisse s’orienter de manière efficace. Nous présentons ici un essai de typologie du « cash islamique », pertinente bien au-delà des frontières de la Wallonie.  

Dans cette première partie l'auteur dresse un panorama des sources de financement des lieux de culte musulmans de Wallonie.


Sur le même sujet le lecteur intéressé pourra consulter l'article Les maires doivent-ils financer la construction des lieux de culte ?  sur le site du Sénat français. L'article est accompagné d'un intéressant sondage (ci-joint) en lien avec le financement des lieux de cultes (toutes religions confondues) en France.  

48UH14_Consultation.pdf  (295.98 Ko)


Construction Mosquée & institut Ibn Badis à Nanterre. Source inconnue


Trop souvent, pour expliquer la « radicalisation » ou le conservatisme virulent qui traversent depuis deux décennies au moins les communautés musulmanes européennes, on brandit le spectre du financement de nombreuses mosquées européennes par l’Arabie Saoudite ou, plus récemment, par le Qatar – sans jamais être vraiment en mesure de nommer des congrégations qui auraient reçus de tels fonds, entretenant par là un imaginaire de transferts occultes échappant à la vigilance des autorités.

Si l’Arabie Saoudite et le Qatar se veulent des acteurs régionaux, voire globaux, qui n’hésitent pas à utiliser leurs mannes pétrolières et gazières pour se donner les moyens de politiques diplomatiques structurelles qui s’appuient lourdement, mais pas exclusivement, sur des éléments religieux et culturels (voire le foot), jeter leur nom dans chaque débat comme facteur explicatif holistique n’est, en vérité, pas très pertinent. Tout d’abord parce que ces états ne sont pas les seuls à intervenir dans le champ du financement d’organisations religieuses : la Turquie, le Koweït, les Emirats Arabes Unis, voire le Bahrayn s’en occupent également. Si l’Arabie Saoudite assume pleinement son islam salafiste de type wahhabite comme religion d’état et le Qatar un salafisme plus « discret », mais foncièrement peu différent de celui du Royaume saoudien, les autres pays de la région ne sont pas vraiment des modèles de progressisme et d’islam libéral. Aucun de ces pays ne viendra ainsi soutenir le développement de communautés considérées comme hétérodoxes telles qu’une cemevi alévie ou une mosquée ahmadie. Ensuite, parce que les canaux de financement sont beaucoup plus divers et complexes : de qui parle-t-on lorsque l’on déclare que « l’Arabie Saoudite » finance des mosquées ? D’une instance étatique, d’une fondation privée, d’un donateur privé ? L’influence idéologique est-elle automatique ? Quelle forme peut-elle prendre ? Ce sont ces questions que nous tenterons d’aborder ci-dessous.

Pour ce faire, nous nous fonderons sur notre travail de terrain. En effet, nous avons eu l’occasion, au cours de ces quinze dernières années, de nous entretenir avec des personnes qui ont été impliquées dans la collecte de fond pour l’achat, la rénovation ou la construction de mosquées en Europe. Nous avons également eu l’occasion, à diverses reprises, de rencontrer des donateurs potentiels ainsi que des institutions caritatives, privées ou publiques, dans différents pays du Golfe (Koweït, Qatar, Emirats Arabes Unis), qui soutiennent des projets de mosquées ou d’écoles visant à apprendre langue arabe et éléments du Coran aux jeunes musulmans d’Europe. Dans le cadre de cet article, nous nous focaliserons sur les financements recherchés par des porteurs de projets européens de mosquée. Nous mettons dans une catégorie à part des institutions religieuses telles que la Mosquée du Cinquantenaire à Bruxelles, qui dépend directement de la Ligue Islamique Mondiale (saoudienne), et dont le directeur a longtemps été un ressortissant saoudien avec passeport diplomatique. Dans ce genre de cas, la ligne de financement et l’idéologie étatique qui y est opérée sont parfaitement connues des autorités nationales. Si les montants des flux financiers ne sont pas toujours connus, il est évident, de par leurs activités, que de telles institutions bénéficient de budgets opérationnels considérables.

Sur base de ces entretiens variés, nous proposons dans cet article une ébauche de typologie des canaux de financement des mosquées en Europe. S’il est indéniable que le « cash » peut avoir un impact sur les options idéologiques des porteurs d’un projet de mosquée et, partant, sur les messages qu’ils y diffuseront envers leurs ouailles, il me paraît plus important de travailler sur la transparence des canaux de financement qui permet éventuellement, en aval, d’en assurer une traçabilité « idéologique ». Il s’agira ensuite de s’interroger sur les différentes formes de financement, car il ne s’agit pas toujours de soutien financier, mais également de soutien technique ou matériel. Il conviendra ensuite de comprendre les interactions complexes entre financeurs et porteurs de projets en matière d’idéologie si l’on veut pouvoir développer des politiques préventives plus efficaces en la matière.

Cet article ne se veut pas une présentation exhaustive des canaux de financement, car la méthodologie même de collecte des informations (échanges (in)formels avec différents types d’intervenants inscrivant leurs pratiques dans la légalité) ne permet pas de garantir que l’ensemble des modalités pratiques aient été décrites. Nous espérons néanmoins que ces informations permettront d’apporter un éclairage plus structuré sur cette question.

1. La transparence comme facteur de classification

Nous avons classé les canaux de financements selon 3 niveaux : transparent, gris, obscur en fonction de la traçabilité des méthodes.

1.1. Transparent

Il s’agit en particulier des financements « officiels », à savoir opérés directement :

 
a) par des Etats (par exemple le Ministère des Affaires religieuses (wizârat al-awqâf) ou le Ministère des Affaires Etrangères, ou encore la Diyânet turque),

b) par des institutions « parastatales », comme la Fondation pour les Œuvres Sociales du Qatar, qui dépend directement d’un ministère, mais qui a pour but de recevoir, analyser et financer des projets à dimension sociale et/ou religieuse dans le monde entier,

c) par des fondations privées ayant pignon sur rue (par exemple la Fondation al-Rahmat al-‘Âlamiyya – Rahma International au Koweït). Elles gèrent le legs d’un donateur particulier ou collectent des dons pour les redistribuer vers les porteurs de projets, évitant aux donateurs individuels de devoir gérer un flux de demandes, tout en investissant leurs fonds dans des projets en ligne avec leurs desiderata.

Dans ces différents cas de figure, les financements sont tout-à-fait traçables : ils sont opérés par virements bancaires, sous la haute surveillance des multiples officines de sécurités (dans le pays émetteur, le pays récepteur, les Etats-Unis) ainsi que des banques qui font leurs propres vérifications quant à l’organisation destinataire du financement. L’information sur les montants et leur provenance est donc accessible pour les autorités compétentes du pays destinataire.

Il faut se rendre compte également que n’a pas accès qui veut à ces financements officiels. S’il est important d’avoir des relations au sein des organisations/administrations donatrices pour pouvoir s’y retrouver dans des processus de décision parfois complexes, peu transparents et soumis à un lobbying intense vu les montants parfois en jeux, il faut se rendre compte qu’il y a eu, au cours de ces vingt dernières années au moins, un immense effort de professionnalisation de la gestion des dossiers de demandes au sein des organisations donatrices. En effet, contrairement à ce qui se passait dans les années 80-90 où il était encore relativement aisé, pour les porteurs de projets européens, d’accéder à ce type de financement en faisant jouer des relations éventuelles et l’« Arab Connection » tout en mettant en avant la nécessité de soutenir les « pauvres communautés musulmanes en danger de dissolution en Europe », un nombre sans cesse croissant de demandes arrive en provenance d’Afrique, d’Amérique du Sud et bien entendu d’Asie, qui ne passent plus nécessairement par cette « Arab connection ». Si cette dernière a longtemps offert aux musulmans d’Europe un avantage compétitif sur le marché du fundraising moyen-oriental, les musulmans du reste du monde ont développé leurs propres réseaux (notamment par l’intermédiaire des étudiants en sciences islamiques). Dans le même temps, les sommes disponibles pour des donations sont loin d’avoir connu le même taux de croissance que la demande. Cela a donc donné lieu, parallèlement, à l’exigence, de la part des organisations donatrices, de professionnaliser également les dossiers des porteurs de projet en imposant la présentation de business plans renforçant l’aspect soutenable de leurs projets dans le long terme. Les donateurs vivent en effet dans la hantise de devoir injecter régulièrement des fonds dans le projet après sa phase de lancement (il faut savoir qu’à ce titre, une mosquée est un puits sans fond si elle n’est pas adossée à une source robuste de revenus). Cette conjoncture a eu pour conséquence de diminuer les ressources financières disponibles pour ce genre de projets en Europe au bénéfice d’autres régions du monde.

Dans le cas spécifique de la Diyânet, le Ministère des Affaires religieuses de la Turquie, le financement ne concerne pas l’édification des mosquées (qui sont à l’entière charge des fidèles qui les lèguent ensuite à la Diyânet), mais l’envoi et la rémunération mensuelle de milliers d’imâms de par le monde dont la mission principale est d’encadrer la pratique de leurs ouailles dans un sens qui soutienne les politiques du gouvernement turc.

L’impact idéologique

Si ce type de financement est parfaitement traçable, son impact sur les porteurs de projet en matière d’idéologie est beaucoup plus complexe à estimer, contrairement à ce que l’on peut en penser quand on parle du financement du « Qatar » par exemple. Si la construction d’une mosquée est directement financée, à titre d’exemple, par le Bureau des affaires princières (Diwân Amîrî) ou par un ministère des affaires religieuses (ce qui, en l’espèce, est relativement rare), on peut supposer qu’il sera attendu de la part des porteurs de projet, un certain alignement idéologique avec le pouvoir subsidiant, car un tel geste s’inscrira dans une volonté diplomatique de projection culturelle/religieuse vers un pays occidental. Cela concernera rarement une mosquée de quartier, mais plutôt des « mosquées cathédrales » dans des villes d’importance (Nantes, Strasbourg), avec une volonté de rayonnement. Cela n’implique pas cependant une mise sous tutelle complète tant que les porteurs du projet donnent des garanties de s’inscrire dans une pratique « mainstream » de l’islam (à savoir qu’ils s’engagent à ne pas transformer la mosquée en zawiyya soufie une fois la construction achevée, par exemple).

Pour ce qui est des financements obtenus à partir d’organismes parastataux, qui sont octroyés sur base d’une soumission de projet qui sera évalué par un comité interne, la dimension idéologique sera potentiellement moins déterminante, même si une évaluation de celle-ci aura lieu par l’intermédiaire des lettres de recommandation (tazkiyya) que les porteurs du projet devront produire. Pour être efficaces, elles devront provenir de personnalités connues au sein de l’organisme donateur, ce qui permet à celui-ci de s’assurer que son argent sera investi dans un projet qui sera relativement proche de sa ligne idéologique. Les contrôles ex-post sont assez rares. Ici, l’argent n’est pas ce qui décidera prioritairement de la ligne idéologique, car les porteurs de projet devront déjà en être proches pour être validés. A nouveau, on parle ici d’un islam mainstream, plus ou moins conservateur, qui empruntera un certain nombre de catégories au paradigme salafiste. Ces organismes travaillant sur base de projets sont cependant moins regardant que ne peuvent l’être des fondations ou des donateurs privés sur l’adhésion des porteurs de projet à leur ligne idéologique. Quant aux fondations privées, elles n’hésiteront pas à être plus sélectives dans l’attribution des fonds : les porteurs de projets seront nécessairement alignés sur les valeurs idéologiques de la fondation. Dans l’ensemble de ces institutions, il ne faut pas négliger le rôle des gestionnaires de dossiers qui ont leur propres affinités et qui pourront jouer de leur influence pour privilégier un dossier plutôt qu’un autre, faire en sorte que certains dossiers ne passent pas la rampe parce ce que tel ou tel gestionnaire à des idées préconçues sur les affinités idéologiques de leurs porteurs. Dans ce cas, les meilleures recommandations (tazkiyya) n’y changeront rien. Si la professionnalisation des donateurs a réduit la marge d’arbitraire des gestionnaires de dossiers, elle est encore très loin de l’avoir supprimée, de telle sorte qu’à l’intérieur d’un cadre organisationnel idéologique plus ou moins contraint, il puisse y avoir des applications parfois encore plus restrictives (ou plus laxistes) de la ligne idéologique.

1.2. Gris

Il s’agit en particuliers des fonds étrangers « privés », à savoir de donations qui sont le fait d’individus, femmes ou hommes d’affaires, riches héritier-e-s, soit au travers de leur entreprise, soit à partir de leur cagnotte personnelle.

Pour les entreprises, cette donation peut avoir deux origines : (1) l’acquittement d’une obligation sociale (Rachid Benzine, zakât al-mâl ) qui sera destiné en particulier à des œuvres pieuses (construction ou entretien de mosquée), ou (2) des fonds provenant des intérêts bancaires qui sont générés par les avoirs que ces entreprises déposent dans des banques non islamiques pour effectuer leurs opérations internationales. Ces intérêts n’étant pas religieusement licites, ils seront distribués pour des œuvres non religieuses (travail social, école, projets divers pouvant être impliqués pour les activités non-religieuses d’un centre islamique par exemple).

Pour les individus, cet argent pourra entrer soit dans le cadre de leur zakât, soit d’une aumône.

Suivant les sommes en jeu et les affinités, les fonds pourront être transférés soit par virement bancaire, dans une certaine transparence (cela peut être le cas pour une contribution à un achat de terrain par exemple), soit seront donnés de main à main, ce qui rend leur traçabilité extrêmement difficile. S’il est relativement aisé de faire passer « sous le manteau » des sommes relativement considérables (plusieurs de dizaines de milliers d’Euros, avec le risque qu’un contrôle inopiné ne mène à des enquêtes de la part des autorités puisque le montant maximal non déclarable à la frontière est de 9.999€), ce type de financement plus invisible ne pourra permettre la participation à la construction d’une mosquée que sur la longue durée. En effet, les sommes en jeu aujourd’hui pour des projets peuvent se chiffrer en millions d’Euros selon l’ampleur du projet. Dès lors, ce type de financement pourra participer à l’entretien éventuel d’un lieu de culte en étant réinjecté dans des paiements de prestation « au noir » ou dans des investissements matériels (remplacement d’une chaudière, achat de matériel pédagogique ou de tapis de prière par exemple).

Contrairement aux organisations donatrices citées dans la première partie avec lesquelles peut prendre contact tout porteur de projet, ces donateurs privés ne peuvent être rencontrés qu’au travers de réseaux et de contacts privilégiés. Typiquement : des hommes d’affaires qui font de l’import-export et qui ont l’occasion de parler de projets qu’ils connaissent en Europe à leur partenaires commerciaux dans l’espoir de les impliquer ; des étudiants en sciences religieuses qui sont stationnés pendant plusieurs années dans les pays du Golfe et ont l’occasion de développer des contacts avec des donateurs potentiels sur lesquels ils pourront capitaliser, ou encore par l’intermédiaire des contacts diasporiques (un tel a un frère, médecin, désormais établi à Doha ou à Riyad qu’il pourra contacter) ou lors des grands rassemblements liés au pèlerinage.

Nous ferons encore entrer dans cette catégorie du « Gris », les collectes de fonds réalisées par les fidèles d’une mosquée eux-mêmes. Comme il s’agit de collectes lors des prières du vendredi, des fêtes religieuses (en particulier Fête de la rupture du jeûne de Ramadan et Fête du Sacrifice), ou encore lors des prières spécifiques durant le Ramadan (tarâwîh), il est très difficile d’en avoir une estimation et une traçabilité parfaite. Vu l’importance des montants à récolter, les porteurs de projet réalisent également des collectes de fonds dans des mosquées alentours, voire dans d’autres pays européens quand ils disposent d’un réseau qui puisse leur permettre de contacter, en confiance, des responsables de mosquées dans d’autres pays et de s’assurer de la possibilité d’une collecte à la suite d’une prière du vendredi. A ce titre des réseaux transnationaux comme la Diyânet et le Milli Görüş rassemblent des centaines de mosquées susceptibles d’être sollicitées. C’est également le cas, à plus petite échelle, pour la Fédération des Organisations Islamiques en Europe. Celle-ci a tenté de développer par ailleurs une voie alternative, à savoir la mise sur pied d’une structure d’investissement, en Angleterre, qui aurait pour but de collecter des fonds, en Europe et dans le Golfe, pour les investir dans des projets commerciaux en Europe avec l’intention de générer des ressources propres qui pourraient permettre, à terme, de ne plus dépendre de donateurs étrangers pour le développement d’associations culturelles et cultuelles affiliées à leur orientation idéologique.

L’impact idéologique

A nouveau, une évolution considérable a également eu lieu à ce propos depuis les années 80. Si au cours de cette période d’argent relativement facile pour les porteurs de projets, certains n’ont pas hésité à se convertir à des tendances idéologiques qui n’étaient pas les leurs au départ pour accéder à des financements, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les porteurs de projets ne vont chercher ces financements privés que dans leurs réseaux idéologiques préalablement existants et relativement étanches car il faut bien évidemment montrer patte blanche et être recommandé par tel ou tel « frère » bien introduit ou tel « shaykh » bien connu. Sans une telle recommandation, il n’y a tout simplement aucun accès à des donations. Il est par exemple quasi impossible pour un porteur de projet étiqueté « salafiste quiétiste » d’aller chercher de l’argent dans un réseau « frériste » et vice-versa. C’est l’orientation de départ des porteurs de projet qui décidera des donateurs auxquels ils pourront accéder. Dès lors, le financement n’est pas source de l’orientation idéologique du projet, mais il contribuera à renforcer la tendance initiale des porteurs de projet.

En ce qui concerne les fonds levés au travers de collectes dans les mosquées, si le « cash » est très difficile à tracer, sa couleur idéologique sera par contre facilement identifiable, car les réseaux de mosquées sont extrêmement étanches, en dehors de circonstances exceptionnelles (par exemple un incendie qui ravagerait une mosquée, ce qui pourrait susciter la sympathie de coreligionnaires au-delà des divergences idéologiques). En effet, lorsqu’il s’agit du développement d’une mosquée (construction ou rénovation), il n’est pas imaginable de bénéficier du soutien d’un réseau « concurrent » sur le marché des orientations idéologiques, sans même mentionner les divisions ethnoculturelles. Une mosquée « turque » étiquetée Diyânet n’ira jamais faire appel à une mosquée « arabe » étiquetée frériste et vice-versa.

1.3 Obscur

Par définition, ce type de financement est extrêmement difficile à suivre pour les autorités nationales. Il repose essentiellement sur l’économie parallèle et les trafics en tous genres. Nous n’avons pas eu connaissance, lors de nos entretiens, de tels modes de financement en provenance de l’étranger, ce qui n’exclut en rien leur existence. Si les mesures prises après le 11 septembre 2001 à l’encontre des hawala-s ont considérablement réduit leur pratique « officielle », on ne peut exclure qu’ils ne soient plus utilisés aujourd’hui dans le cadre du financement de groupes militants voire terroristes, mais il est peu probable que ce type de financement puisse être utilisé pour le financement de mosquées. Cette pratique est risquée et exige des sommes mobilisables en cash relativement importantes dans le pays de destination. En ce qui concerne les trafics de cartes visa, drogues voire la traite humaine, ces sources de financement subviendront plutôt probablement aux besoins de groupes révolutionnaires de diverses factures ou terroristes. Peu avant le surgissement massif de Daesh, un membre de l’opposition syrienne sur le terrain nous avait ainsi fait part de son inquiétude quant au soutien financier et matériel considérable (ambulances, armes, argent) que le Jahbat al-Nusra, affilié à al-Qaïda, recevait directement d’Europe, par la Turquie. Soutien apparemment plus considérable que ce qu’il recevait alors de l’Arabie Saoudite ou du Qatar.

Si l’on ne peut négliger l’hypothèse des trafics en tous genres pour générer tout ou partie de ce type de fonds, il faut savoir qu’une partie non négligeable de ceux-ci provient également de l’économie parallèle ou semi-parallèle dans laquelle s’inscrive un certain nombre de musulmans pour des raisons diverses et variées (difficultés d’insertion sur le marché de l’emploi, discrimination à l’embauche ou sticky floor, volonté de retrait de la société majoritaire (hégire intérieure) pour des raisons idéologiques assez typiques de certaines mouvances salafistes…). Typiquement, il s’agira de faire les marchés (chaussures, alimentations, vêtements) ou des travaux domestiques « au noir » ce qui permet d’assurer son indépendance financière tout en dégageant des marges bénéficiaires substantielles, échappant à tout contrôle, générées en Europe et donc plus facilement injectables dans le circuit légal en fonction des besoins.

Impact idéologique

Les sommes ainsi générées peuvent être tout autant dirigées vers le soutien à des groupes terroristes en Europe ou ailleurs dans le monde que pour un projet immobilier tel qu’une mosquée ou le soutien à une association caritative ou à visée sociale. A nouveau, ce type de financement circulera au sein de réseaux idéologiques cloisonnés, reposant sur une très forte cohésion de groupe et un haut degré de confiance entre ses membres. Il est évidemment particulièrement difficile, pour les autorités, de pouvoir suivre le parcours de ce type de cash et son impact idéologique. A titre d’exemple, ce genre de réseau peut mobiliser très rapidement des sommes de plusieurs dizaines de milliers d’Euros pour soutenir l’un de ses membres dans un achat immobilier en vue d’éviter le recours à un prêt hypothécaire. Il va de soi que ce genre de pratique contribue d’autant plus à renforcer la dynamique et la cohésion de l’endogroupe.

Dr. Michael Privot,
Islamologue



Dans la même rubrique :