Dimanche 26 Avril 2015

Dynamiques sociales et rapport à l'état. L'institutionnalisation de l'Islam en Suisse

Par Patrick Haenni,



Extrait de la Revue Européenne des Migrations Internationales, Volume 10 - N°I, I994, pp.183-195.

L'Islam en Suisse : ce thème, au premier abord, semble incongru et quelque peu hors de propos, tant il est vrai que les enjeux afférents à la « donne islamique » apparaissent faibles dans ce pays par rapport à ce qui se déroule aux alentours. Et pourtant : les populations musulmanes sont présentes en nombre toujours plus considérable et l'Islam commence à se faire remarquer au niveau social et politique. Néanmoins cette revendication — jusqu'à maintenant à tout le moins — n'a pas suscité de conflits sociaux véritables, et semble s'affirmer à travers les termes mêmes de la culture politique locale, à savoir la négociation, la recherche du consensus et la non reconnaissance de toute forme de conflit ouvert. On tentera d'expliquer l'originalité des manifestations de l'Islam en Suisse — leur caractère singulièrement paisible et évolutif — , à partir de l'intégration spécifique de la « donne islamique » dans la géographie sociale, culturelle et politique du contexte helvétique. En clair : quel est le regard qu'entretient la Suisse avec les minorités étrangères, et les populations musulmanes en particulier, et comment l'Islam va se positionner et se développer à l'ombre de ce regard.

Le contact de la Suisse avec l'altérité ne s'est pas effectué à travers le contexte chargé de l'histoire coloniale et n'est pas hypothéqué par les suspicions héritées du divorce politique des indépendances. C'est le besoin de main-d'œuvre qui va introduire en Suisse les populations étrangères dès la seconde partie du siècle dernier. L'Étranger arrivait en réponse à un appel interne, sa présence était fonctionnelle, répondant aux impératifs du processus d'industrialisation et il devint dès le début un vieux complice du destin de la Suisse moderne.

L'altérité en Suisse — compte tenu du caractère utilitaire de la présence étrangère — , sort encore renforcée par une culture politique historiquement bien disposée face à l'existence de minorités ; l'État national ne s'est pas édifié sur un projet centralisateur fort, et n'a pu éradiquer les pouvoirs locaux (communes et cantons) soucieux de préserver leurs particularismes et leur autonomie. La légitimité de l'État central passait de la sorte, par la reconnaissance du fait minoritaire, ce dont bénéficieront par la suite les minorités étrangères('). C'est ainsi dans un contexte de relative paix sociale entre la Suisse et ses immigrés qu'arrivent les premières populations musulmanes au cours des années 70 et que se manifestent les premiers signes d'identité islamique dès le début des années 80.

Néanmoins, un autre facteur, lié cette fois au rapport de la Suisse à l'Islam, rendra cette neutralité à l'égard du particularisme culturel, interne ou externe, plus problématique en ce qui concerne l'Islam : la Suisse, n'ayant jamais été eu affaire directement à des populations musulmanes, ne se construira son image de l'Islam qu'à partir des grands événements qui ont porté celui-ci à la une des médias dès la fin des années 70 et durant la décennie suivante. La perception de l'Islam est donc à la fois ramassée dans le temps, médiatisée (dans les deux sens du terme) et plus politique qu'articulée à partir d'expériences vécues.
Autant dire que la ligne de conduite des autorités face à l'Islam est chargée d'ambiguïtés. Elle oscille entre une vision politique relativement conciliante à l'égard des minorités — religieuses entre autres — et une attitude de méfiance héritée des stéréotypes médiatiques sur l'Islam politique, immanquablement projetés sur les musulmans présents sur le sol national.

C'est dans ce contexte contradictoire que l'on voit poindre, dans les années 90, parmi des populations musulmanes(2) jusque-là silencieuses et numériquement faibles (3), une affirmation plus soutenue des revendications communautaires de caractère islamique. A l'Islam provisoire et feutré qui prévalait jusqu'à la fin des années 80 répond une mobilisation plus visible, décidée à entrer en interaction avec les majoritaires. Elle capte de nouvelles dispositions identitaires des migrants en voie de sédentarisation, nouvelles attentes que le caractère « privatif » des premiers groupes a contribué à attiser, mais sans pouvoir par la suite les encadrer.

Il semble que l'on assiste aujourd'hui à une réorientation en direction du politique du discours islamique en Suisse, suite à l'avènement de nouvelles demandes identitaires au sein des populations musulmanes et à l'apparition d'une nouvelle génération de leaders communautaires plus « politisés », aspirant à faire entrer la revendication islamique dans le débat politique et social de la société de résidence. C'est à cette recomposition du champ islamique, aux nouvelles attentes de la base et à la mutation du profil de leurs dirigeants, que sera consacré cet article.

LE RAPPORT HELVÉTIQUE À L'ALTÉRITÉ

Revenons brièvement sur la période de construction nationale qui débute au milieu du siècle passé. Devant la résistance des pouvoirs locaux face au processus de centralisation mené par les bâtisseurs de l'État fédéral, un discours sur le « droit à la différence », fondé sur le « respect des minorités et des particularismes » se sédimente au moment de l'édification de l'État-nation, et acquiert incontestablement une certaine valeur prescriptive et contraignante pour le Pouvoir central. Mais les défenseurs du projet national tenaient par ailleurs aux idéaux jacobins : s'ils reconnaissaient l'existence des communautés locales, c'était plus par nécessité que par conviction. Devant cette polarité des pouvoirs, les décisions des autorités balanceront constamment entre le paradigme unitaire et l'option pluraliste, les instances locales tendant à privilégier la seconde au détriment du premier, alors qu'au niveau central, c'est évidemment l'inverse qui se passe.
 
Le clivage se reproduira au niveau des conceptions de la nationalité. En effet, la Suisse se caractérise par une cohabitation de deux modèles — « français » et « allemand » — et par une répartition de ceux-ci entre le niveau local et le niveau central. Cela oppose les instances locales et les instances centrales de l'autorité politique concernant l'établissement des politiques d'immigration. Dans la ligne du « modèle allemand », les identités locales, cantonales, se définissent à partir d'une approche essentiellement « ethnique », reposant sur le partage d'une histoire et de valeurs communes. L'identité nationale, quant à elle, ne pouvant invoquer ni l'histoire, ni le partage de traits culturels communs, se fondera sur une optique plus volontariste et politique pour contourner la difficulté de se légitimer par la durée : s'inspirant des conceptions françaises, la collectivité réunie autour de l'État fédéral est définie en termes de corps politique, agrégé sur un mode contractuel.

Cette structuration duale du corps politique en Suisse a comme conséquence une attitude officielle ambivalente quant au statut de la présence étrangère et une division problématique des tâches entre l'administration locale et fédérale. Pour les tenants de l'approche « française » — guidés par une ligne essentiellement pragmatique et qui s'accomode relativement bien de l'expression de la différence — , les manifestations de particularisme sont tolérées pour autant qu'elles n'entravent pas la bonne marche du projet collectif. Pour la seconde conception, plus exclusive et essentialiste, l'expression de la différence, en fragilisant l'unanimisme autour des valeurs qui seules assurent le maintien de la cohésion sociale, représente en soi un danger. Ainsi, au niveau local, où domine la figure « culturelle » de la nationalité, l'hétérogénéité ethnique ou culturelle devient un problème qu'il faut régler ou, du moins, contrôler.

Les deux lignes vont constamment se croiser dans les stratégies des autorités, lorsqu'elles seront amenées à réagir devant l'installation définitive croissante de nombreux immigrés(4), musulmans en particulier. Deux stratégies seront instaurées en réponse à ce nouveau défi : une stratégie « assimilationiste » pour les groupes considérés comme intégrables (les ressortissants européens, pour aller vite) et une stratégie « communautariste », c'est-à-dire favorable à la préservation d'une identité séparée pour les non-européens. Ce qui explique les concessions nombreuses faites aux revendications collectives et individuelles à caractère islamique (dispense à l'école des cours d'histoire biblique, jours de congé accordés à l'occasion des fêtes religieuses, adaptation des horaires pendant le mois de Ramadan, etc.) et le soutien des autorités à la formation d'élites culturelles, afin de se doter d'interlocuteurs à l'intérieur d'un milieu dont elles craignent la radicalisation. En d'autres termes, intellectuels musulmans et autorités politiques helvétiques contribuent à forger une nouvelle conscience communautaire au sein de populations musulmanes qui, à l'exception de groupes minoritaires, ne se vivaient guère comme telles.

Les uns et les autres divergent toutefois lorsqu'il s'agit de définir le champ d'expression de l'Islam en Suisse. Pour les associations islamiques, il s'agit de négocier leur reconnaissance dans l'espace public, alors que les autorités entendent les utiliser comme levier de contrôle dans un milieu dont elles craignent les débordements éventuels. Le défi pour l'Islam en Suisse se révèle ici : dès lors que les élites islamiques renoncent à rester dans l'ombre pour passer de l'action purement culturelle à l'action politique, un dilemme s'impose à elles : comment concilier volonté d'insertion et revendication de la différence, comment jouer les médiateurs sans s'aliéner ses propres bases, et sans se couper des autorités politiques, comment rester implanté dans la communauté restreinte, et dans la société globale, comment jouer le dialogue avec celle-ci, tout en restant crédible à l'égard de celle-là.
Toutefois ce nouvel enjeu est récent et ne constitue que le dernier épisode du lent processus de politisation de l'Islam en Suisse.

DE LA COUTUME À L'IDENTITÉ : RECOMPOSITION DES FORMES DE RELIGIOSITÉ

L'Islam n'émerge comme identité saillante au sein des populations musulmanes qu'au cours du début des années 80. Toutefois, à l'exception notable de la mosquée de la Ligue Islamique Mondiale à Genève, les institutions islamiques resteront discrètes durant les années 80. C'était un Islam provisoire, destiné simplement à fournir un cadre culturel et religieux aux travailleurs immigrés fraîchement arrivés (une forte immigration musulmane, turque en Suisse Allemande et maghrébine en Suisse Romande, se met en place au cours des années 70), et qui ne concevaient pas leur présence en Suisse comme durable. Il n'y avait pas de revendication de différence et d'autonomie culturelle à ce moment. La mobilisation islamique restait purement interne et sans visées politiques. Toutefois la donne se modifie lorsque, avec le temps, l'idée du retour s'estompe alors que l'installation en Suisse est marquée pour beaucoup du sceau de l'adversité. C'est dans ce contexte que la pratique religieuse se restructure en identité de substitution et que les réseaux islamiques voient grossir leurs rangs d'adhérents moins préoccupés par le sens religieux que par la connotation sociale et normative du discours islamique.

Avec une demi génération de décalage, l'évolution du champ des disponibilités des populations musulmanes immigrées à l'égard du message religieux en Suisse révèle des parallélismes frappants avec la trajectoire qu'a connu la France au cours de la première moitié des années 80. A l'image de ce qui s'est déroulé en France à ce moment, l'idée du retour chez nombre de migrants musulmans de Suisse est devenue, à l'heure actuelle, un faux fuyant recouvrant une réalité beaucoup plus âpre : l'exil et une dépossession matérielle et symbolique durement ressentie. Le discours islamique émerge à partir de la quête identitaire, désamorcée jusqu'alors par l'idée que l'aléatoire du vécu présent n'était que temporaire. Il supplée à une perte de maîtrise symbolique et matérielle devant le quotidien. Il fournit une identité sociale à des individus dans un contexte d'immigration qui ne leur accorde que des attributs par défaut (immigré, étranger, etc.). A ce stade, la rhétorique islamique « acquiert une dimension idéologique, elle théorise la différence »(5). En effet, le discours islamique vient à point nommé resignifier en termes favorables le regard du majoritaire perçu comme discriminateur(6). Tout en respectant les classements sociaux en place — notamment en adhérant à une conception essentialiste du clivage Islam/Occident — il tente de leur affecter d'autres contenus. Il correspond à une réappropriation positive du stigmate. Par conséquent, c'est « à travers leur isolement et leur sous-culture marginale, fruits de leur exclusion sociale et culturelle et de leurs attitudes de retrait, que les migrants se situeront culturelle- ment et religieusement dans les sociétés importatrices »(7). La circularité est enclenchée : les lacunes du système d'insertion et l'option communautariste des autorités incitent les migrants à développer une « sociabilité exclusive », et « renforce ceux-ci dans leur tendance à s'identifier à partir de leur société d'origine »(8).
Le monde du majoritaire est dès lors appréhendé comme extérieur et autre, inaccessible et excluant. Le mythe palliatif du retour en voie de disparition et une sédentarisation marquée par l'adversité, où le présent est vécu comme un monde dur, concourent à activer une recherche d'identité, à la fois ressource de sens et de sociabilité, afin de gérer dans la durée le vécu du monde de la migration et de sublimer en affirmation positive des attributs dépréciés par le majoritaire. C'est dans ce contexte d'affirmation d'une nouvelle disposition identitaire parmi nombre de musulmans de Suisse que l'Islam commence à entrer en interaction avec la société et les autorités politiques helvétiques.

LES ÉLITES ISLAMIQUES « DEUXIÈME GÉNÉRATION » : VECTEURS DE POLITISATION, MÉDIATEURS CULTURELS

C'est dans cette phase de transition entre « provisoire qui dure » et « sédentarisation aléatoire » (Gilles Kepel), période de brouillage des perceptions et d'ébranlement des certitudes qu'un Islam plus politique fait son apparition en Suisse. Corrélativement, le champ islamique se polarise entre les associations « première génération », répondant encore aux attentes d'un Islam provisoire, et celles mises en place par les nouvelles élites ayant avalisé les mutations en cours et s'adressant au nombre croissant de musulmans désormais sédentarisés.Pour les premières, il s'agit simplement d'offrir un espace à l'identité, sans volonté de renégocier le contrat avec le majoritaire. La question du contact avec la société globale est évacuée lorsque celle-ci ne se présente que comme espace de transit. L'objectif est conjoncturel, à savoir : fournir au migrant un cadre d'« association préventive » (F. Dassetto) afin de doter les migrants d'un substrat identitaire en attendant le retour au pays.

En revanche, lorsque s'enclenche la phase de sédentarisation aléatoire, la fonction affectée aux associations islamiques se modifie en direction d'un régime de « contre-socialisation défensive ». La question de l'intégration de la communauté islamique dans l'espace social global prend en effet une autre tournure lorsqu'il s'agit pour elle de négocier une implantation durable, et d'assurer une reconnaissance aussi favorable que possible des modalités de sa présence. Cette nouvelle disposition nécessite l'élaboration d'une nouvelle forme de stratégie communautaire, ouverte et politisée. Stratégie que développe précisément le leadership « deuxième génération ».

POLITISATION PAR LE HAUT : L'ACTION DES INTERMÉDIAIRES CULTURELS

En effet, en Suisse peut-être encore plus qu'ailleurs (9), le rôle des élites apparaît central dans la politisation de la présence islamique et il convient de ne pas surestimer les causalités socio-économiques précédemment évoquées dans le renforcement de l'Islam en Suisse. L'importance des entreprises individuelles et le rôle de certains acteurs sociaux apparaissent non moins déterminants. Et notamment l'apparition de nouveaux cadres islamiques dès le début des années 90, résolus à briser le carcan de l'associalisation préventive et à porter l'Islam au niveau politique.

Possédant une parfaite maîtrise des mécanismes juridiques et administratifs, ils ont de surcroît leurs entrées dans les institutions politiques ou médiatiques (ainsi à Genève, Tarek Ramadan — le dirigeant islamique « nouvelle vague » le plus en vue — connait bien le maire de la ville, écrit régulièrement dans trois quotidiens à fort tirage et possède des relations dans les milieux télévisés et dans le champ académique). Ils vont jouer de cette intégration pour développer une action islamique originale, résolument militante, sans pour autant être intrinsèquement conflictuelle : elle utilise le « dialogue culturel » comme mode d'intervention politique et stratégie d'affirmation identitaire.
Prenons en guise d'illustration l'exemple le plus récent : la mobilisation de ces nouvelles élites autour de ce qui est devenu en quelques jours « l'affaire Voltaire ». Elle est édifiante à plus d'un titre : elle met en évidence la stratégie originale des élites islamiques « deuxième génération » ; elle révèle le comportement ambivalent des autorités politiques de la ville ; elle met, qui plus est, en avant l'optique « française », défendue par le metteur en scène Hervé Loichemol à l'égard de la revendication minoritaire et étrangère, incarnée ici par l'Islam.

L'affaire débute en juillet 1993 lorsque le metteur en scène français sollicite un subside de la ville de Genève, afin de monter à l'occasion de la commémoration du tricentennaire de la naissance de Voltaire, la pièce « Mohammed le prophète, ou le fanatisme ».

Les autorités refusèrent de débloquer les crédits. Le conseiller de la ville en charge des affaires culturelles motive cette décision par le fait que « nous ne voulons pas froisser les communautés islamiques qui sont présentes à Genève, parce que cette pièce attaque Mahomed, qui est le représentant pour leur religion »(10). Se hérissant contre le fait que « la commémoration de Voltaire soit infléchie, soumise, dictée par un lobby religieux », Hervé Loichemol monte l'affaire au niveau public. Ce n'est qu'à ce moment que les milieux musulmans ont vent de ce qui se passe et entrent en scène. Premier épisode : une table ronde est organisée par les dirigeants du théâtre qui prévoyait de programmer la pièce. A cette occasion, le metteur en scène, des représentants des autorités politiques de la ville, ainsi que certains cadres islamiques (en fait, exclusivement des membres de l'élite « deuxième génération ») sont invités. La revendication de ces derniers : instaurer un dialogue afin que chacun puisse faire entendre sa voix. Ainsi Tarek Ramadan déclare : « je trouvais qu'il y avait là une formidable occasion du fait de cette pièce pour essayer défaire en sorte que deux communautés puissent par cet intermédiaire mieux se connaître » — dessein qui lui permet d'asseoir, ce faisant, son pouvoir de représentation. Il légitime ensuite cette requête en situant l'enjeu au niveau européen : « à l'heure actuelle, 15 millions de musulmans vivent sous nos latitudes, et que la liberté d'expression, qui est effectivement une chose à défendre, doit faire attention à ce que des gens qui vivent ici ne souhaitent pas que la liberté puisse se traduire par la volonté défaire mal ». L'Islam est par ailleurs présenté comme une réalité interne à l'Europe, ce qui lui permet d'étayer la revendication de spécificité culturelle par une aspiration à l'égalité de statut entre la « communauté musulmane » et les autres populations d'Europe ou d'Occident.

Deuxième épisode : plusieurs articles dans les journaux locaux sont publiés par les dirigeants musulmans et présentent la position de la « communauté musulmane », ainsi qu'une intervention au téléjournal (l'équivalent du « journal de vingt heures » en Suisse) de Tarek Ramadan. Troisième épisode : nouvelle rencontre entre le metteur en scène, les autorités et Tarek Ramadan à l'occasion d'un débat organisé par la Radio Suisse Romande lors d'une période de grande écoute. Le ton de Hervé Loichemol frappe par sa virulence : il se met à dos autant les autorités suisses que Tarek Ramadan, lesquels se retrouvent paradoxalement singulièrement proches. Ce dernier reprend, en effet, la rhétorique de paix sociale tenue par les autorités suisses. Ainsi il concluera en ces termes : « Depuis le début, ce que j'ai demandé, c'est de prendre le temps de discuter pour éviter de prendre des risques inutiles (...), parler avant de constater les dégâts ».

Retenons au-delà du débat d'idées ce que cette affaire a de singulier : c'est par le dialogue interculturel, et la volonté de faire du dialogue un levier d'affirmation communautaire, que s'affirme le « fait islamique » dans l'espace public. Autre singularité : c'est par le truchement de la « culture savante » que l'Islam s'implante sur le terrain médiatique et politique. Ceci sous un aspect pacifique, et non pas par le conflit social.Cette affaire a véritablement projeté la question de l'Islam dans le champ politique à Genève, et par l'intermédiaire d'un nombre en définitif très restreint d'individus (4-5 dirigeants islamiques seulement auront pris la parole à cette occasion). Ils se sont avérés aptes à optimiser au maximum leurs réseaux dans le tissu politique et médiatique du majoritaire et leurs connaissances des rouages institutionnels, afin de placer la revendication islamique sur le devant de la scène. Leur capacité d'intercession a pleinement joué et elle les dote incontestablement d'un capital de légitimité accru, qui aura immanquablement des répercussions sur la redistribution du pouvoir au niveau interne. En effet, ils ont été les seuls acteurs du champ islamique à se mobiliser, et excepté une intervention du chargé des relations publiques de la grande mosquée de Genève, les associations « première génération » auront brillé par leur silence.

L'affaire n'est pas terminée pour autant : continuant sur leur lancée, les élites islamiques ont convoqué une nouvelle table ronde, non plus rattachée directement à la polémique autour de la pièce de Voltaire, mais élargissant le débat à la question plus générale de l'intégration. Une salle communale est louée à cet effet et diverses personnalités politiques (dont le maire de la ville de Genève) et médiatiques en vue ont d'ores et déjà répondu à l'appel.Plus que jamais l'affirmation d'une revendication islamique passe par l'activa- tion de ses réseaux au sein de la société d'accueil, ce qui confirme l'hypothèse que c'est bien par le truchement de l'apparition d'un Islam intégré socialement, succédant à l'Islam provisoire des premiers temps, que l'Islam amorce en Suisse son processus de politisation.

POLITISATION PAR LE BAS : LES REVENDICATIONS IDENTITAIRES DE LA BASE

Plusieurs amorces de politisation du fait islamique « par le bas »(") eurent lieu ces derniers temps. Par trois fois en quelques mois, la question de l'Islam pénétrait dans le champ des représentations du majoritaire. Ces événements, par leur ampleur, par leur proximité dans le temps, par l'unité de problématique et par la récurrence des attitudes des protagonistes, pourraient bien, avec un peu de recul, constituer les événements fondateurs d'une « question musulmane » en Suisse. A ces occasions, les associations islamiques ont amorcé un revirement notable sur la voie du politique. Elles commencent à capitaliser les fruits de la sédentarisation aléatoire. Voyant se propager de nouvelles requêtes identitaires chez leurs adeptes, certaines d'entre elles tentent de soutenir et d'encadrer ces nouvelles attentes. Bien qu'encore souvent à la traîne par rapport aux aspirations de leurs bases, plusieurs ont renoncé à rester effacées, et n'ont pas rechigné à s'engager dans une relation directe avec les autorités politiques par le truchement d'une revendication communautaire, islamique en l'occurrence. Après s'être attelées pendant près d'une décennie à offrir un cadre d'« association préventive », elles s'ouvraient à la durée, se mettaient au régime de la contre-socialisation défensive.

A Bienne d'abord : affaire de foulards... version helvétique : une vingtaine de jeunes musulmanes se sont livrées à un bras de fer avec le chef de la police des étrangers qui depuis juin 1993 refuse désormais que les femmes musulmanes posent avec le foulard pour le renouvellement de leur permis de séjour(12). Invoquant l'égalité de traitement (« les Suisses non plus n 'ont pas le droit de porter de couvre-chef »(13), il veut les mettre au diapason des normes helvétiques (« ici nous sommes modernes » confiera-t-il sans équivoque). L'objectif : parachever une assimilation déjà bien engagée (« elles sont belles, elles ont fait leurs écoles ici, elles parlent le Suisse allemand comme vous et moi »). La nouvelle fit l'effet d'une bombe dans la communauté turque de Bienne. Certaines femmes ont cédé, mais d'autres maintiennent leur refus et sont prêtes à recourir à la justice. Réaction du représentant de la communauté turque auprès des autorités : « je ne comprend pas pourquoi on nous traite ainsi, nous avons toujours fait l'effort d'intégration nécessaire ». Résignation caractéristique de la période d'associalisation préventive, niant au premier abord la dynamique inter- actionniste et revendicative de la contre-socialisation défensive. Et pourtant les comportements évoluent : les leaders islamiques vont jouer l'intercession et sortir un bref instant de l'ombre pour défendre les femmes devant les autorités. Une séance est déjà prévue en août entre la police biennoise et les musulmans, afin que ceux-ci puissent exprimer leurs doléances.
Cette procédure est révélatrice du comportement de l'État à l'égard des mouvements sociaux en formation : l'intention : neutraliser les conflits par Finstitutio- nalisation des forces d'opposition potentielles à un niveau infra-politique »(14). En se mettant à l'écoute des associations islamiques, il s'agissait de désamorcer la charge politique de l'événement en évitant que la revendication ne se prolonge sur le terrain judiciaire, ce qui reviendrait à reconnaître explicitement l'existence d'un conflit (l5).

Second cas, cette fois à Zurich. Un père turc demandait que sa fille soit dispensée des cours de natation. Rien de foncièrement original pour l'observateur étranger, habitué à de tels événements. En Suisse, en revanche, le cas, sans être véritablement inédit, faisait école quant à son ampleur, et fut abondamment relayé par les médias nationaux. Il permet de préciser encore le fonctionnement des autorités, et les contradictions du comportement officiel. Face à la demande de dispense, réaction immédiate au premier niveau (la commission scolaire de la ville) : refus d'entrer en matière. Notre homme persévère et fait appel devant les instances cantonales. On en reste à ce stade au niveau des instances locales, plutôt axées sur une conception culturaliste et restrictive de l'identité nationale — et de l'intégration par conséquent. Il n'est guère surprenant de voir le refus réitéré par les instances cantonales. Les raisons invoquées furent d'une part l'intérêt public à la fréquentation intégrale des programmes scolaires, et d'autre part les perturbations dans l'organisation des cours que ce cas était susceptible de provoquer. La question n'était pas encore appréhendée en termes politiques par les autorités locales.
Arrivant finalement au sommet de la pyramide juridique helvétique, à savoir l'échelon fédéral (plus orienté sur une conception politique de la nationalité), la requête est finalement acceptée : désavouant toutes les décisions antérieures, la première cour de droit public accorde la dispense. L'argumentaire était indubitablement plus idéologique que celui des premières instances : la cour invoqua la liberté religieuse, garantie par la constitution, tout en précisant avec ambiguïté qu'elle « ne prônait pas un particularisme illimité » et en affirmant son souci « de ne pas voir remis en cause l'égalité homme /femme par le biais de revendications religieuses ». La question des modalités de présence des communautés islamiques entrait sur la scène publique. Peu après, la décision sera fustigée par la presse traditionnellement conservatrice laquelle, outre le fait que cette décision créait un précédent, y voyait comme un renoncement : pour le Sonntagsblick l'arrêté du tribunal fédéral constitue « l'expression de l'abdication de nos valeurs », pour la Weltwoche, « celui qui quitte sa terre natale doit laisser derrière lui une partie de ses valeurs ». Le discours culturaliste, évacué au niveau politique, ressurgissait par l'entremise du regard des médias, traduisant, une fois encore, les divergences au sein même de la société helvétique concernant les fondements à donner à l'identité nationale.

Des premières craintes de la commission scolaire aux tournures que prit le débat à la fin de l'affaire, on constate que par le truchement combiné de la persévérance de la revendication islamique, de la complicité des médias, et des mécanismes d'un système juridique équivoque, le fait islamique peut rapidement prendre une tournure idéologique, enclencher un débat de société, et se transformer ce faisant en enjeu politique. Ces événements traduisent l'absence de positions claires — de la part des autorités autant que du côté des représentants islamiques — des uns à l'égard des autres. S'esquisse une lente, mais indubitable modification d'attitude des protagonistes, visiblements soucieux d'intensifier les contacts (ce qui ne signifie nullement qu'il y ait consensus, mais simplement propension accrue des deux côtés à opter pour l'interaction, laquelle peut se révéler tant consensuelle que conflictuelle).
D'un côté personnes et institutions islamiques ne se cachent plus ; en cherchant à dépasser le cadre des simples consultations informelles, elles s'affirment dans un rapport plus directement politique avec les autorités.

Au niveau de l'État de même, les perceptions et attitudes évoluent : le fait islamique est désormais reconnu comme une réalité durable et interne, d'où sa propension accrue au dialogue, et son attitude conciliante à l'égard des revendications islamiques(16). Ce revirement s'inscrit dans la crainte plus générale des autorités devant la « tiers-mondisation » des flux d'immigration et leur soucis de contrôler les revendications identitaires des communautés allogènes, musulmanes en particulier par l'institutionnalisation de « représentants communautaires ».

Cette évolution dote les associations islamiques d'une capacité d'influence incontestable, dans la mesure où la crainte du désordre social, pousse l'État à favoriser, dans certaines limites, l'émergence de représentants afin de visibiliser l'Islam, contribuant finalement à son renforcement institutionnel.

CONCLUSION
Au terme de cette investigation, force est de reconnaître que l'apparition de l'Islam dans le paysage socio-politique suisse ne véhicule pas d'enjeu politique majeur. Certes les acteurs de ce champ ont mené quelques incursions dans le champ politique, mais en rangs dispersés, et autour de revendications disparates, sans susciter de « question islamique » véritablement conflictuelle. Plusieurs facteurs dus à la spécificité du contexte helvétique sont à l'origine de cette difficulté pour l'Islam en Suisse à développer une mobilisation politique élargie.

D'abord l'absence de durée ; encore jeune, l'Islam suisse ne possède pas de véritable coordination collective suffisamment vaste pour organiser une mobilisation communautaire d'une certaine envergure. On constate une floraison d'associations à la base, mais elles sont inaptes à dépasser le caractère extrêmement circonscrit de leur implantation et l'aspect segmentaire de leur recrutement. Cette dimension locale se trouve par ailleurs renforcée par la politique d'immigration fortement décentralisée, encourageant ainsi la formation d'élites communautaires aux sphères d'influence limitées.
La diversité des origines des pratiquants constitue une seconde menace pour l'unité de l'Islam en Suisse : le processus de « culturalisation » du religieux autour de lignes ethniques sape la solidarité religieuse globale. Celle-ci affronte la concurrence des identifications nationales ou culturelles. Notons toutefois qu'à cette « logique culturelle » répond aujourd'hui une « logique politique » qui tend à l'unification du champ religieux : c'est par le truchement du discours politique et idéologique de l'Islam développé par les élites intellectuelles musulmanes que l'on pourrait assister à un dépassement de la dynamique de fragmentation.

Par ailleurs, et c'est essentiel, l'Islam en Suisse n'est pas confronté à une réelle menace, ce qui désamorce la formation d'une identité politique réactive autour de l'invocation religieuse. Pas de réelle menace politique : le dialogue entre les associations et les autorités s'est toujours maintenu et tend à modérer les revendications de ces dernières qui reconnaissent posséder là un réel moyen d'exprimer les demandes. De plus, l'absence dans la société d'une extrême droite forte et de racisme ouvert n'offre guère le moyen à l'Islam de se définir comme communauté stigmatisée. Pas de menace économique ensuite : la précarité des migrants n'est pas fondamentale et ils ne la perçoivent pas véritablement comme une donnée discriminante. Absence de menace idéologique enfin : la faible prégnance des idéaux laïques et l'importance du dogme pluraliste contribuent à dépassioner le débat suscité par les incursions de l'Islam dans l'espace public.

Jusqu'à maintenant, le contexte social et politique de la Suisse n'a pas fourni de motif suffisant pour susciter ni une pénétration massive des réseaux islamiques parmi les populations musulmanes, ni une mobilisation élargie et unitaire des groupes déjà implantés. Jamais il n'y a eu d'enjeu suffisant (c'est-à-dire de menace lourde pour l'autonomie du groupe ou pour les idéaux culturels et religieux qui le constituent, comme a pu l'être l'affaire Rushdie en Grande Bretagne par exemple, susceptible d'entraîner une dynamique de mobilisation collective des institutions de l'Islam en Suisse. L'absence de « cause » est sans conteste déterminante pour expliquer le profil discret de l'Islam en Suisse.
Toutefois, certains changements pourraient amener à terme des transformations notables. Tout d'abord la récession et le chômage qui frappent le pays avec une ampleur sans précédent : autant les immigrés que les couches défavorisées de la société globale sont atteintes de plein fouet. Les attitudes racistes se manifestent plus ouvertement qu'auparavant, et les immigrés en sont conscients. Leur précari- sation économique et l'hostilité environnante à leur égard augmentent. Double mouvement qui ne fait que renforcer les dispositions à un recentrement culturel et communautaire en réponse à leur situation de marginalisation sociale croissante. Il est fort probable que cette tendance se fasse au bénéfice d'un Islam plus revendicateur, plus à même que les premières organisations quiétistes du début des années 80 de donner des réponses aux nouveaux enjeux que suscite ce contexte inédit pour les musulmans en Suisse.
Certes articulée sur la référence à un vieux patrimoine, l'expansion de l'Islam ne correspond pas à la reviviscence d'un passé perdu. Elle correspond à une tentative collective et individuelle de répondre aux difficultés spécifiques du contexte de l'immigration en Suisse et ne peut à cet égard être considérée comme un pur « produit d'importation ».

Production de sens qui s'élabore par opposition aux représentations du dominant, le discours islamique correspond à la recherche d'un système d'interprétation autre du vécu quotidien, perçu comme un monde refusé et de ce fait étranger, élaboré contre les représentations dominantes : la religion, en créant un rituel, tisse la toile de relations entre les hommes, produit ce faisant une conscience collective spécifique qui cherche à répondre aux carences de sens et aux déficiences de sociabilité au sein de la société d'accueil. L'Islam en Suisse, comme ailleurs en Europe, ne constitue donc pas un avatar d'une religiosité aux formes figées, mais un processus dynamique directement relié aux expériences vécues de l'ici et maintenant, plus précisément aux vicissitudes du monde de la migration. Produit en somme d'un contexte de modernité déficiente, les communautés construites sur la référence à l'Islam ne sont nullement la transposition à l'identique des appartenances, solidarités et identités antérieures ; leur fonction est moins la conservation d'un patrimoine, que celle d'agent d'intégration : elles permettent à une certaine catégorie d'exclus de retrouver les traces de leur ancienne culture, et surtout de s'approprier, de « repositiver » en quelque sorte, par le recours à l'Islam et à ses institutions, une situation symbolique et matérielle précaire. L'Islam, réfèrent palliatif à leur marginalisation et à l'image qu'ils s'en font, est en fait le seul dénominateur commun de personnes qui se trouvent unies non en fonction de leurs affinités culturelles antérieures, mais qui trouvent une proximité « en amont » de l'appartenance, qu'ils s'inventent, somme toute, en réponse à un contexte inédit, à savoir le partage d'un statut symbolique relativement similaire, et d'un idiome partagé capable de faire sens à cette nouvelle situation.
Pour la Suisse, l'enjeu se situe dans la redéfinition du poids respectif à attribuer aux deux conceptions — l'optique culturelle et la vision politique — de la nationalité. La visibilité croissante des « poches d'altérité », et l'accentuation-diver- sification des flux migratoires, pourraient consacrer à terme un reflux du concept de nationalité ethnique en faveur de la définition politique du lien national plus ouverte (dans son idéal) à l'immigration, et aux flux de population en général, qu'ils se fassent à l'intérieur ou entre les nations.

En définitive, en Suisse comme ailleurs en Europe, la présence islamique introduit l'altérité et pose une question cruciale : cohésion et diversité sont-ils conciliates dans le cadre de vécu collectif qu'offre l'État-nation moderne ? Assurément, la réponse à cette question ne sera pas universelle, mais relève de l'histoire spécifique et de la mémoire collective propre à chaque société, à chaque nation. En d'autres termes, c'est autant le sociologue et l'homme politique que le philosophe qui se trouvent interpellés par cet enjeu. Et assurément, seules des analyses et des études factuelles seront à même d'apporter des réponses, toujours partielles et non closes.

______________ (1) On se gardera toutefois d'établir une corrélation trop étroite, dans la mesure où on ne saurait sous-estimer la différence importante en termes de droits, de devoirs et de statuts légaux, qui sépare minorités autochtones et groupes allogènes. Toutefois, il est indéniable que l'idéologie pluraliste agit de manière prescriptive et indirecte sur l'établissement, ainsi que sur les discours de légitimation des politiques d'immigration.
(2) La population musulmane en Suisse est très hétérogène et ne présente pas de véritable unité, ni sur le plan institutionnel, ni sur les plans des identifications. Les groupes les plus nombreux proviennent du Nord de la Méditerranée (Turcs et musulmans d'ex-Yougoslavie), suivis des ressortissants d'Afrique noire, déjà beaucoup moins nombreux, et de quelques asiatiques (Afghans, Iraniens essentiellement). Les ressortissants du Golfe, contrairement aux images reçues, ne sont qu'une très faible minorité (voir annexe statistique).
(3) Si l'on se réfère aux recensements fédéraux, en 1970, la Suisse ne comptait encore officiellement que 16 353 musulmans. En 1980, cette population passe à 56 625 pour tourner actuellement autour de 1 50 000 à 200 000 suivant les estimations. Elle a donc plus que décuplé en vingt ans et quadruplé lors de la dernière décennie, et atteint 2,2 % de la population totale, soit 12 % de la population étrangère.
(4) Dernière illustration en date de cette dualité : le 8 octobre 1993, lors de la réunion de Vienne du Conseil de l'Europe, la Suisse a joué les médiateurs, dans le conflit entre la France et l'Allemagne, concernant la question des minorités ; alors que les Allemands étaient favorables à la reconnaissance de droits politiques étendus aux minorités nationales et que la France s'opposait à toute concession devant les poussées autonomistes, la Suisse, à cheval entre les deux registres, adopta une position à mi-distance.
(5) Denis-Constant Martin, p. 586.
(6) Ainsi, environ la moitié des personnes interrogées perçoivent la Suisse à travers le prisme de la différence de religion, par rapport au fait qu'ils soient musulmans. A la question « la Suisse correspond-elle à ce que vous attendiez ? », la déclaration suivante condense à peu près l'ensemble des représentations développées dans cette perspective : « je suis un peu déçu : le racisme... Peu de chances de travail, les Suisses en priorité, et les gens ont peu de respect pour les musulmans. C est différent d'un pays musulman, le foulard, le sport à l'école, les cours bibliques et la prière, ça donne des problèmes ». Dans la même veine, cet ingénieur tunisien affirme que « les mythes ont la vie dure, et les clichés sur l'islam sont toujours présents. La guerre du Golfe n 'a pas changé les choses, et les campagnes médiatiques contre l'islam désinforment plus qu 'elles n 'informent » (notons que ce sera une des très rares fois où la question sera articulée en termes généraux, au-delà des expériences individuelles communes qu'il n'oublie toutefois pas : « En plus, ajoute-t-il, on remarque que les gens regardent les femmes munies d'un voile de manière très bizarre, et parfois négative ».
(7) Bastenier, Dassetto, Hypothèses pour une analyse des stratégies religieuses au sein du monde migratoire en Europe, Social Compass, 1979/I, p. 156.
(8) Bastenier Albert, Dassetto Felice, op. cit., p. 151.
(9) Compte tenu du nombre encore relativement restreint d'associations islamiques (140 officiellement recensées).
(10) Cette citation, ainsi que celles qui suivent sont extraites d'un débat organisé le 12 octobre 1993 par la « Radio Suisse Romande » sur cette affaire.
(11) C'est-à-dire qui sont parties d'individus indépendants au départs, même s'il est indéniable qu'ils furent par la suite relayés par les institutions islamiques, et qu'effectivement, en suivant des revendications qu'elles n'avaient pas elles-mêmes lancées, elles ont pu se présenter en médiateurs de revendications communautaires.
( 1 2) Notons qu'elles étaient dévoilées sur leurs papiers turcs. On y verra la confirmation que le « réveil de l'Islam » constitue moins la reviviscence d'une tradition, que la réactivation modernisée de stocks symboliques anciens, dans une situation, elle, bien « moderne » : le contexte symbolique et matériel constitué par le monde de la migration.
(13) Ce qui en réalité n'est pas tout à fait exact, car l'ordonnance sur les passeports — invoquée faute de directives spécifiques — prévoit l'exception « des personnes appartenant à une religion exigeant le port d'une coiffe en public ». Notons au passage que l'on voit ici que cet amendement exprime bien l'esprit résolument moins laïc du législateur suisse comparé à son collègue français.
(14) C'est le champ associatif, sévèrement codifié par les articles 60 et suivant, qui fournit aux autorités helvétiques cet espace de neutralisation : les lois qui réglementent l'activité associative octroient, en effet, un large pouvoir au législateur et permettent un fort contrôle des associations.
( 1 5) Peu de temps après, une affaire du même ordre a eut lieu en Argovie, à proximité de Bâle portant sur les photos des permis de conduire. Et cette fois-ci le cas a bien été transmis à la justice. Deux affaires à suivre...
(16) Ainsi un des leaders islamiques de complimenter le tribunal fédéral pour son attitude lors de l'affaire de Zurich : « Je suis étonné de la souplesse du Tribunal Fédéral, qui est toute à son honneur ».
Les sources bibliographiques sont encore quasiment inexistantes. La liste suivante est exhaustive.
BAMBA (A.). L'Islam en Suisse et à Genève, mémoire de 3e cycle, Institut Universitaire d'Études en Développement, Genève, 1992.
BASSET (J.-Cl.). « Le croissant islamique au pays de la Croix fédérale », Islamo-Christiana.
BAL) MANN (C.P.) et JÀGGI (C). Muslime unter uns - Islam in der Schweiz, Rex Verlag, Lucerne, 1991.
CARITAS, collectif. Musulmans turcs en Suisse, défi de la rencontre culturelle et religieuse, Caritas documentation, Lucerne, 1991.



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