Dimanche 19 Octobre 2014

Dynamiques régionales au Proche et au Moyen Orient et limites des influences extérieures



 Extrait de Politique étrangère N°3 - 2001 - 66e année pp. 659-672. Volker Perthes dirige le programme d'études sur le Moyen-Orient à la Stiftung Wissenschaft und Politik (Berlin). Traduction Isabelle Bonnefond, revue par Marie-Claude de Saint-Hilaire. Ce texte est sous licence creative commons.
 

Résumé

Au-delà de l'actualité tumultueuse des relations israélo-palestiniennes depuis l'échec du processus de paix et la reprise de l'intifada en octobre 2000, les changements politiques intervenus récemment au Proche et au Moyen-Orient sont d'une importance majeure pour l'avenir de cette région. Qu'il s'agisse de la création de l'Autorité palestinienne, du renouvellement des élites politiques arabes, de la guerre du Golfe ou des accords d'Oslo, les années 1990 ont vu l'émergence d'un véritable « système régional d'Etats », liés davantage par les questions de sécurité et la perception des risques que par la seule proximité géographique. Dans ce cadre, l'influence des puissances extérieures, en particulier les États-Unis et l'Europe, trouve rapidement ses limites, dès lors qu'elle ne tient pas compte des intérêts jugés vitaux par les acteurs régionaux.
 
Volker Perthes

Les changements politiques, structurels et normatifs intervenus au Proche et au Moyen-Orient depuis la fin de la deuxième guerre du Golfe et la Conférence de paix de Madrid (1991) sont plus profonds que ne le suggèrent l'actualité quotidienne et les avatars du processus de paix. Parmi les changements normatifs, on relèvera, entre autres, la volonté de dialogue - et, sous certaines conditions, de coopération —, affichée par l'ensemble des Etats de la région. Quant aux modifications structurelles, l'une des plus importantes a été l'avènement d'un quasi-État palestinien. Les forces régionales, naguère ou aujourd'hui encore, opposées aux accords d'Oslo ont dû les accepter pour ce qu'ils sont : un nouvel élément structurant du système régional. Malgré les affrontements israélo-palestiniens, qui se poursuivent depuis octobre 2000, prenant parfois les formes d'une guerre, on peut considérer que le processus de paix entre Israël et ses voisins est entré dans sa dernière phase. Sans pouvoir être en mesure d'en fixer la durée, il est aujourd'hui admis que l'ensemble des parties concernées connaît les modalités d'un règlement latéral acceptable et durable, entre Israéliens, d'une part, Palestiniens et Syriens de l'autre.
Le système régional d'États au Moyen-Orient peut être défini comme une « région de sécurité » (security complex) [2], c'est-à-dire un groupe d'États que les questions de sécurité, la perception des risques et de la sécurité nationale lient davantage que la proximité géographique. Ce groupe comprend, outre Israël et ses voisins immédiats, les États du golfe Persique et de la péninsule Arabique, ainsi que, plus marginalement, les États du Maghreb. La politique régionale est essentiellement déterminée par deux conflits centraux : le conflit territorial du Proche-Orient ou conflit israélo-arabe, et la lutte d'influence dans le golfe Persique, une sous-région qui abrite deux tiers des réserves mondiales de pétrole et suscite l'intérêt des grandes puissances. Pour rendre la situation encore plus complexe, s'ajoutent à ces deux conflits centraux nombre de conflits secondaires, liés pour l'essentiel à des ambitions hégémoniques ou au tracé des frontières entre pays arabes, comme par exemple entre l'Egypte et le Soudan ou entre l'Algérie et le Maroc. Tous ces conflits ont un caractère régional, bien que celui-ci ait pu être autrefois occulté ponctuellement par des conflits internationaux : leurs causes sont régionales, et non internationales, et ne peuvent être donc résolues sans le concours des acteurs régionaux ni à leur corps défendant.
 

Une réunion de la ligue de la arabe
L'interdépendance des systèmes régionaux au Proche et au Moyen-Orient
Au cours des années 1990, le modèle des relations entre systèmes politiques régionaux, demeuré longtemps plus ou moins figé, a commencé à évoluer. Les structures internes des pays arabes comme les règles du conflit israélo-palestinien ont subi des changements substantiels, dus essentiellement à deux événements : la deuxième guerre du Golfe, en 1990-1991, et le processus de paix israélo-arabe, amorcé en octobre 1991 avec la conférence de Madrid.

L'impact de l'invasion du Koweït par l'Irak s'est répercuté sur toute la région et a modifié les rapports de force régionaux dans le monde arabe : l'Irak s'est exclu du cercle des puissances régionales, tandis que se constituait un triangle assez stable entre l'Egypte, l'Arabie Saoudite et la Syrie, lequel a déterminé les priorités de la politique arabe des pays de la région. En outre, ayant conclu une alliance avec Le Caire et Damas (la « Déclaration de Damas »), les pays membres du Conseil de coopération du Golfe (CGC) ont imposé leur vision des choses et édicté des principes généraux devant gouverner les relations entre États arabes. On y relève, au premier chef, la reconnaissance des intérêts nationaux et du droit souverain de chaque pays à disposer de ses ressources à sa guise [3]. Dans le contexte arabe, de telles dispositions représentaient un net recul par rapport aux concepts de panarabisme ou de nationalisme arabe des périodes précédentes. Pendant la guerre du Golfe, ces derniers avaient resurgi dans le slogan « Le pétrole arabe doit appartenir à tous les Arabes », repris contre le Koweït et l'Arabie Saoudite, et dans l'affirmation maintes fois réitérée qu'il n'y a pas d'intérêts de sécurité nationaux mais une « sécurité arabe ». Ces changements normatifs des relations interarabes ne font que refléter une réalité intervenue dans les années 1970 : la consolidation de la structure de l’État-nation dans le monde arabe.
Le processus de paix israélo-palestinien issu de la conférence de Madrid - et, surtout, la reconnaissance mutuelle d'Israël et de l'OLP, et les accords d'Oslo — eurent un impact encore plus net, quoique encore limité, sur la structure et la dynamique d'interaction du système régional. Malgré la violence qui a régné jusqu'au retrait d'Israël du Liban - et qui perdurera dans les territoires palestiniens encore largement occupés en l'absence d'un règlement définitif -, les principaux acteurs s'accordent à penser que la fin du conflit territorial opposant Israël et les États arabes est désormais prévisible. Les négociations concrètes, menées notamment entre Israël et la Syrie, ont montré que le conflit israélo-arabe n'est plus perçu comme une lutte existentielle, mais comme un conflit territorial négociable : ainsi que les deux parties l'ont signifié - en se rejetant mutuellement la responsabilité -, l'enjeu ne porte plus que sur quelques kilomètres carrés.
Avec la création de l'Autorité palestinienne, les accords israélo-palestiniens n'ont pas seulement donné naissance à une nouvelle entité dans le système régional. Ils ont également imposé une réalité que même ceux qui, en Israël ou dans les pays arabes, étaient opposés à la naissance d'un quasi-État palestinien et à une éventuelle coexistence arabo-israélienne, ont dû accepter. Ils ont également fait d'Israël - pour le moment en théorie plus qu'en pratique - un acteur du système régional. Comme les guerres qui ont opposé naguère Israël à ses voisins arabes, le processus de paix et les débats sur un « nouvel ordre régional » ont clairement confirmé que le Proche-Orient demeure la sous-région la plus importante pour les relations interétatiques dans l'espace arabe et proche-oriental, le conflit israélo-palestinien constituant le problème majeur.
La perspective d'une fin des conflits armés et d'une nouvelle division du travail dans la région avec la participation d'Israël a également favorisé l'émergence de nouveaux rapports de compétition sur les plans politico-régional et économique [4]. Les tensions et différends apparus depuis 1995 entre Israël et l'Egypte ont ainsi montré qu'en raison des modifications intervenues dans le système régional, pour la première fois depuis 50 ans, une rivalité directe en matière de politique régionale entre ces deux pays était devenue possible. La perspective d'une intégration régionale d'Israël rend donc éventuellement envisageable une compétition directe entre l'État hébreu et les États arabes.
L'Egypte était, jusqu'en 1994, le seul pays arabe à avoir conclu la paix avec Israël, ce qui lui conférait aux yeux de ce dernier un rôle particulier. Aujourd'hui, elle n'est plus qu'un pays arabe parmi d'autres à entretenir des relations pacifiques avec l'État hébreu. Ce dernier est devenu pour l'Egypte un concurrent potentiel en termes de leadership régional, tout du moins en matière d'influence sur la Jordanie et sur la communauté palestinienne. Israël pourrait également être en compétition avec plusieurs pays arabes pour l'accès aux ressources régionales, les investissements étrangers, les marchés régionaux et une partie des recettes du pétrole des États du Golfe.
La possibilité de nouvelles rivalités a accru la complexité des relations inter-régionales : de nouvelles constellations et coalitions politiques, incluant Israël, sont à présent concevables. Le conflit du Proche-Orient et le processus de paix n'ont certes jamais constitué un facteur d'unité pour l'ensemble des États arabes, mais aucune autre question n'a autant mobilisé l'attention de la Ligue arabe et de ses membres. Lorsque l'élection de Nétanyahou en 1996 et les affrontements sanglants entre Palestiniens et Israéliens en 2000 ont paru menacer le processus de paix, deux conférences arabes extraordinaires au sommet furent convoquées (de telles conférences n'avaient pas eu lieu depuis la fin de la deuxième guerre du Golfe) ; la conférence de Amman, en mars 2001, a elle aussi été dominée par la question israélo-palestinienne. L'Egypte et l'Arabie Saoudite se sont efforcées de rallier les États arabes à un consensus le plus large possible sur ces questions ; elles y sont parvenues en grande partie. Quant à la coopération régionale interarabe, arabo-israélienne et arabo-iranienne, elle est cependant demeurée très peu développée.
 

Les limites de la coopération régionale en matière de sécurité
Le discours normatif sur la sécurité régionale repose, à juste titre, sur l'hypothèse que, pour être durable, une architecture de sécurité régionale doit d'abord avoir le soutien des acteurs régionaux [5]. Idéalement, ce système doit être la résultante de politiques régionales — et non d'influences internationales. La paix, la sécurité et la stabilité auront d'autant plus de chances d'aboutir qu'elles se fonderont sur un système de coopération régionale. Inversement, elles risquent de ne jamais voir le jour tant que les États de la région dépendront (ou miseront) des garanties des grandes puissances extérieures à la région ou de leur présence militaire.
Au cours de la dernière moitié du siècle écoulé, les acteurs concernés au Proche et au Moyen-Orient ont élaboré divers schémas de coopération en matière de sécurité régionale, ou tout au moins mis ce sujet à l'ordre du jour. Ces efforts, essentiellement interarabes, ont d'abord eu pour objectif de mettre en place un système de sécurité collective face à Israël. Ce n'est qu'à partir de 1991 (Madrid), que de nouvelles formes de coopération israélo-arabe commencèrent à être envisagées.
Depuis la fondation de la Ligue arabe, en 1945, de nombreuses voix se sont élevées pour que la principale institution de « Travail arabe commun6 » exerce également une fonction de sécurité ou contribue au moins à résoudre les conflits entre Etats, et constitue finalement un cadre de sécurité collective. Ces aspirations trouvèrent un écho, en 1950, dans l'« Accord sur la défense commune et la coopération économique », qui prévoit une politique de défense commune des pays arabes et une assistance mutuelle en cas d'agression. En pratique, il ne s'agissait en aucun cas d'un dispositif commun, ni d'une politique commune de défense arabe : ni les acteurs étatiques, ni l'OLP, acteur non étatique, n'étaient disposés à déléguer des compétences militaires et de sécurité à la Ligue arabe ou à d'autres institutions regroupant ses États-membres.
Le seul instrument arabe collectif de politique de sécurité et de défense réellement efficace fut le boycott d'Israël par les pays arabes. Depuis la fondation d'Israël jusque dans les années 1990, ceux-ci n'y dérogèrent pas. Durant cette période, il ne leur fut pas seulement strictement interdit d'entretenir des relations économiques directes avec l'État hébreu. Leurs efforts concertés visaient à empêcher les entreprises d'États tiers d'investir ou de s'implanter en Israël en menaçant de leur fermer les marchés arabes. Avec le processus de paix, cette politique de boycott a été abandonnée en 1994 ; mais, depuis la reprise des affrontements israélo-palestiniens, à l'automne 2000, des voix se sont à nouveau élevées pour que soit rétablie toute la panoplie des mesures de boycott.
L'absence d'une structure de sécurité arabe ou régionale a encouragé certains États et groupes d'États à rechercher des formes de sécurité commune au niveau subrégional. À cet égard, l'expérience la plus achevée est le Conseil de coopération du Golfe (CCG), qui regroupe, depuis 1981, les monarchies arabes du Golfe. Cette initiative répondait à une double préoccupation : préserver la stabilité régionale et consolider leur régime, deux enjeux qui semblaient alors directement menacés par la révolution iranienne et le début de la guerre entre l'Irak et l'Iran. La coopération en matière de sécurité du CCG s'est limitée dans les faits à la mise sur pied d'une force de 8 000 à 12 000 hommes, et au vote des grandes orientations stratégiques. L'objectif affiché de constituer une armée commune susceptible de défendre les pays-membres contre des agresseurs éventuels était donc loin d'avoir été atteint. L'alternative a été, jusqu'en 1990, de soutenir l'Irak érigé en rempart contre l'Iran, principal adversaire régional des monarchies, et, pour le reste, de s'en remettre aux garanties de sécurité vagues et non écrites des États-Unis.
La crise du Koweït et la guerre du Golfe ont mis en évidence les failles de ce concept de sécurité. En mars 1991, les États membres du CCG ont formé une alliance avec leurs principaux partenaires arabes de la guerre du Golfe, l'Egypte et la Syrie, laquelle a été scellée par la « Déclaration de Damas ». La composante militaire et sécuritaire de cette alliance, qui se veut avant tout politique, fut toutefois rapidement réduite à sa plus simple expression : les États membres du CCG pouvaient, le cas échéant, demander l'aide de l'Egypte et de la Syrie. Au lieu de mettre sur pied une défense collective dans le cadre régional, ils ont misé sur le développement de leurs propres capacités de défense, sur les accords bilatéraux avec les États occidentaux, et, en premier lieu, sur la protection des États-Unis.
 

Les relations économiques régionales : modèles et problèmes
Les relations économiques constituent la dimension la moins développée du système régional. Certes, la combinaison des flux migratoires et des flux de marchandises et de capitaux constitue un remarquable réseau d'échanges régionaux. Celui-ci manque cependant de densité et n'englobe pas toute la région. Non seulement Israël et l'Iran n'en font pour ainsi dire pas partie, mais la coupure est assez nette entre les parties Ouest et Est du monde arabe. Tandis que les États du Machrek (Egypte, Jordanie, Territoires palestiniens, Syrie, Irak) et de la péninsule Arabique entretiennent des relations économiques et socioéconomiques relativement intensives, les États du Maghreb sont surtout tournés vers l'Europe. Les échanges intra-régionaux revêtent généralement une grande importance aux yeux de chaque pays et au niveau des relations bilatérales mais restent peu développés [7]. Les flux d'investissement entre pays arabes sont encore plus modestes, la plupart des investisseurs privés arabes préférant investir dans les pays industrialisés occidentaux. La migration intra-régionale de la main-d'œuvre constitue cependant un élément persistant et important de l'interdépendance et de l'intégration régionales.
De nombreuses tentatives ont visé à renforcer l'intégration économique régionale et subrégionale entre États arabes : on citera, entre autres, les projets de Marché arabe commun (1964), puis plus tard d'Union du Maghreb (1989) mais aussi le CCG (1980). Aucun de ces projets n'a répondu aux attentes qui présidèrent à leur conception ; la coopération se révéla presque toujours exclusivement bilatérale, la coopération multilatérale restant exceptionnelle et laborieuse. L'accord des Etats membres de la Ligue arabe, entré en vigueur en 1998, et visant à établir une zone de libre-échange arabe d'ici 2008, semble bénéficier de prémisses plus favorables : ce projet n'est pas trop ambitieux et sa dimension politique n'est pas excessive. Pour la première fois, des opérateurs du secteur privé ont été associés aux travaux préparatoires, et le caractère progressif de ce projet laisse du temps aux États pour entreprendre les réformes nécessaires.
Les facteurs économiques et structurels, tels que l'étroitesse des marchés, la faible diversification de la production industrielle arabe, le niveau peu élevé des échanges et des investissements entre pays arabes et dans la région, ainsi que le manque de structures de coopération opérationnelles, ne sont que partiellement responsables de la situation présente. Les institutions financières internationales et les observateurs libéraux de la région pointent du doigt les politiques économiques suivies par de nombreux États, et notamment la multiplication des mesures protectionnistes. Cette critique est fondée, mais elle ne tient pas compte des facteurs politico-économiques ou liés à la politique de sécurité, au sens large, qui dissuadent les élites politiques de la région d'entreprendre des réformes nécessaires et souvent reconnues comme telles.
Toute réforme économique visant à promouvoir les échanges régionaux et d'autres formes de coopération économique régionale se heurte à ce problème : la rationalité économique n'est pas une priorité politique pour les décideurs. Les processus de prise de décision restent par ailleurs hautement centralisés. Les questions économiques ne prennent de l'importance pour les dirigeants de la région que lorsqu'ils sont confrontés à de graves problèmes ou à une crise des finances publiques faisant planer une menace sur la sécurité du pays ou du régime. Autrement, les décisions de politique économique demeurent généralement en suspens.
Par ailleurs, la culture de sécurité régionale, hostile à la coopération, a globalement une incidence sur les perspectives de coopération économique. Les acteurs régionaux privilégient en effet les considérations de sécurité par rapport aux considérations économiques, lesquelles commanderaient une ouverture réciproque et un renforcement de la coopération régionale. La plupart des États arabes et des pays du Proche et du Moyen-Orient conçoivent les relations économiques régionales comme faisant partie de la politique étrangère et de sécurité : ils sont non seulement prêts à les intégrer dans leur politique régionale, mais aussi à supporter les coûts d'une telle démarche. Cette culture de sécurité entretient chez les décideurs politiques de la région, notamment, une vive appréhension à l'égard de toute dépendance économique susceptible de rendre leur pays vulnérable ou sensible à des pressions. Ce facteur est manifeste dans les relations arabo-israéliennes : confrontés à l'énorme différence entre la puissance économique d'Israël et la leur, ses voisins craignent que l'État hébreu ne soit le grand gagnant des projets d'intégration économique régionale, et qu'il n'en profite pour creuser cet écart, consolidant ainsi sa position de force.

Si l'on recense les difficultés et les obstacles à la coopération régionale, la stratégie des acteurs régionaux semble répondre à six modèles caractéristiques et récurrents. Ceux-ci détermineront pendant encore un certain temps l'interaction entre politique régionale et coopération économique dans le système arabe et proche-oriental : comme le démontrent clairement les relations israélo-arabes, les rapports économiques sont perçus comme un moyen de sanction vis-à-vis d'autres acteurs. Les Etats arabes ont ainsi tendance à considérer l'établissement de relations commerciales avec Israël comme une récompense pour la bonne conduite israélienne, et ils ne les jugent pas en premier lieu, à l'aune de critères économiques rationnels ; la revalorisation des relations économiques est souvent utilisée comme prélude à un rapprochement politique : les dirigeants politiques définissent l'économie comme un secteur de négociations « mou » permettant de tester l'amélioration de relations difficiles ; les projets de coopération régionale servent à étayer les prétentions de leadership politique. Il n'est pas fortuit que Le Caire soit le principal avocat d'une zone de libre-échange arabe ; les puissances régionales grandes et moyennes usent de leurs relations économiques comme d'un instrument politique d'équilibre régional. Alors que le processus de paix était enlisé et que la coopération militaire entre Israël et la Turquie était perçue par Damas comme une menace de premier plan, l'ouverture économique de la Syrie à l'égard de l'Irak avait par exemple vocation à rétablir un équilibre politique; les petits États sont les plus intéressés par l'instauration d'un équilibre économique proche-oriental. En effet, le plus important n'est pas d'établir un équilibre régional des forces, mais de se positionner dans le système de façon à éviter toute dépendance. La Jordanie, qui s'est efforcée d'entretenir simultanément de bonnes relations avec l'Irak et avec Israël, en est un bon exemple ;  certains États renoncent parfois volontairement à des possibilités de coopération régionale pour des raisons de sécurité. Il était ainsi prévisible que les États du CCG rejettent la proposition d'un « pipe-line de la paix » qui aurait acheminé l'eau de Turquie vers le Proche-Orient et la péninsule Arabique ; Israël n'a pas non plus manifesté beaucoup d'enthousiasme pour ce projet. Si celui-ci avait été réalisé, les États bénéficiaires n'auraient pas seulement été tributaires du bon vouloir d'Ankara mais aussi de celui des autres États traversés par le pipe-line. Dans les circonstances actuelles, les projets d'infrastructure régionaux au Proche et au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord ne semblent avoir une chance d'aboutir que s'ils affectent le moins possible la souveraineté des États et limitent la dépendance des autres.  

Les limites de l'influence internationale
Les efforts déployés par les acteurs extérieurs à la région pour inciter les États du Proche et du Moyen-Orient à coopérer sur le plan économique ne se comptent plus. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, fer de lance en la matière, ont souvent essayé d'instaurer un nouvel ordre dans la région et de le structurer. Ils ont toujours échoué dans leur entreprise, à commencer par le pacte de Bagdad conclu dans les années 1950 jusqu'à la tentative de rallier les États arabes à la politique américaine vis-à-vis de l'Iran ou de l'Irak dans les années 1990. Que ce soit à l'égard du processus de paix au Proche-Orient ou à d'éventuels arrangements de sécurité dans la région du Golfe, il est apparu dans les années 1990 que, loin d'épouser les thèses de Washington, les États de la région ont leur propre programme, déterminé par le contexte régional, notamment par le conflit israélo-arabe, et non par les conflits et les questions de sécurité à l'échelle internationale, comme le contrôle global des armements. Ces États tentent en même temps d'instrumentaliser les relations qu'ils entretiennent avec des acteurs extérieurs pour défendre leurs intérêts régionaux.
La dépendance extérieure, militaire et économique, des États du Proche et du Moyen-Orient limite naturellement la marge de manœuvre de leurs élites dirigeantes. Les acteurs régionaux n'en sont cependant pas entièrement prisonniers, dans la mesure où ils sont disposés à payer un certain prix et à supporter certaines pressions, s'ils estiment que s'aligner sur les priorités et les souhaits de leurs alliés internationaux pourrait compromettre leur position dans la région. Certes, le système régional peut « casser » la puissance projetée de l'extérieur, comme l'a constaté le politologue américain Léonard Binder dans les années 1950 : l'influence exercée par les puissances extérieures n'est jamais à la hauteur de leur toute-puissance. Elles peuvent soutenir ou sanctionner des États de la région, jouer un rôle de médiateur dans les conflits ou les exacerber ; mais elles ne peuvent pas contrôler la région.
On comprend mieux la réserve et le scepticisme affichés par les États du Proche et du Moyen-Orient à l'égard des projets occidentaux en matière de sécurité et d'alliances, en se plaçant dans la perspective des décideurs politiques. Une adhésion trop étroite à des projets occidentaux et en particulier à ceux qui comportent un volet militaire et de sécurité peut en effet menacer les régimes. La chute en 1979 du shah d'Iran, dont le régime passait pour être le pilier des États-Unis dans la région, mais qui ne fut pas soutenu par l'Amérique contre la révolution islamique, résonne encore comme un signal d'alarme pour de nombreux dirigeants du Golfe.
Enfin, le scepticisme des acteurs régionaux vis-à-vis des initiatives internationales est renforcé par l'expérience : les acteurs extérieurs ne tiennent pas suffisamment compte des intérêts en matière de sécurité et des objectifs politiques des acteurs régionaux. La politique américaine du « double endiguement » en est l'illustration : très critiquée au Moyen-Orient, elle a été rejetée non seulement par l'Egypte et la Syrie, mais aussi précisément par les États membres du CCG. En effet, l'Iran et l'Irak sont des voisins beaucoup trop puissants pour qu'un pays contracte une alliance avec un partenaire extérieur à la région ; les petits États riverains du Golfe feraient sans doute les frais - certes non pas en termes territoriaux - de tout démêlé entre les États-Unis et l'Iran. De même, les élites régionales ont-elles affiché leur préoccupation à l'annonce d'un durcissement de la politique du gouvernement de George W. Bush vis-à-vis de l'Irak : bien qu'elles soient elles-mêmes très réservées à l'égard du régime de Saddam Hussein, elles craignent qu'une telle politique ne remette en cause la stabilité régionale.
Ainsi les élites de la région refusent-elles souvent simplement les projets en matière de paix et de sécurité proposés par les acteurs extérieurs, car ils ne prennent pas en considération les intérêts nationaux de leurs États dans ce domaine, ceux-ci étant définis dans un cadre arabe et proche-oriental. Dernièrement, en 2000, l'Union européenne n'a pu que constater que ses efforts pour convaincre les États méditerranéens riverains du Sud et du Proche-Orient de signer la « Charte de sécurité euro-méditerranéenne » étaient pour le moins prématurés, tant qu'Israël était encore dans la logique de guerre avec une partie de ses voisins.
Perspectives
Le conflit arabo-israélien n'est pas encore résolu, tant s'en faut, mais les conditions sont aujourd'hui mûres pour un règlement. Les parties impliquées connaissent désormais les paramètres d'un accord susceptible d'être conclu entre Tel-Aviv et Damas, ainsi que les principes d'une solution de la question israélo-palestinienne. Quand et comment les protagonistes parviendront-ils à mettre en œuvre une solution de paix durable sur de telles bases dépend en premier lieu, des rapports de majorités politiques et d'autres évolutions internes au sein des États ou entités politiques concernés. Les acteurs extérieurs peuvent apporter une aide importante ; mais, comme l'ont illustré les gouvernements Nétanyahou et Barak, les acteurs régionaux eux-mêmes n'ont qu'une faible marge de manœuvre en termes de compromis sur les questions et les intérêts qu'ils jugent vitaux pour la sécurité nationale ou leur maintien au pouvoir.
Jusqu'à présent, la coexistence de conflits au Proche-Orient - territoriaux ou de souveraineté -, certes arrivés à un stade de maturation, mais toujours non résolus, couplée à l'extrême autoritarisme du pouvoir dans la plupart des États de la région, constitue le principal obstacle à une coopération économique et politique. Ces réalités remettent en question la logique fonctionnelle de nombreux acteurs occidentaux, selon laquelle la mise en œuvre d'une coopération économique régionale, avant même de résoudre les problèmes « durs » en matière de souveraineté et de sécurité, serait possible et encouragerait les compromis politiques. Elles montrent aussi que les systèmes autoritaires ont de grandes difficultés à accepter une coopération multilatérale institutionnalisée (qui impliquerait une délégation en matière de souveraineté). Reste à savoir ce que feront les nouvelles élites dirigeantes du monde arabe qui remplacent progressivement la génération qui a marqué de son empreinte les années 1970 et 1980 : l'aboutissement de cette transition politique, à l'ère de la « mondialisation » et du processus de paix (qui se substituerait au conflit Est-Ouest et aux grandes guerres entre Israël et les États arabes), ne signifie pas forcément une plus grande capacité à coopérer [8].
Dans les années à venir, il est raisonnable d'envisager un renforcement de la participation des acteurs extérieurs, et notamment de l'Union européenne, à des projets de coopération économique et politique impliquant les États et les sociétés arabes du Proche-Orient. L'introduction progressive des programmes méditerranéens de partenariat et de libre-échange, ainsi que le projet de zone de libre-échange de l'UE et du CCG, pourraient y contribuer. Mais la finalité de tous ces projets reste d'abord de promouvoir la coopération entre les pays partenaires de l'Europe. La coopération économique avec l'Union européenne est non seulement indispensable pour la plupart des États de la région ; elle est aussi moins politisée que les relations économiques intra-régionales.

En outre, pour de nombreux pays arabes, le projet euro-méditerranéen, qui fait des États arabes et d'Israël des partenaires égaux en droits, sans exclure pour autant les projets interarabes de libre-échange, privilégie la perspective d'un ordre régional « néo-proche-oriental », structuré autour d'un « noyau d'intégration » dominé par Israël. La relation euro-méditerranéenne, qui n'est pas hypothéquée par des problèmes de sécurité « durs », pourrait aussi aider les États arabes du Proche-Orient à s'exercer à la coopération et aux relations multilatérales. En revanche, si les projets tels que le partenariat euro-méditerranéen ne servent que des impératifs de sécurité européens, ils auraient des conséquences paralysantes pour les structures et les conflits régionaux. La coopération avec les pays arabes et les autres États du Proche-Orient devra donc nécessairement tenir compte de leurs intérêts légitimes.
 

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1. Cet article est une synthèse actualisée des principales évaluations et des conclusions d'une étude de l'auteur parue sous le titre Vom Krieg zur Konkurrenz : Régionale Politik und die Suche nach einer neuen arabisch-nahôstlichen Ordnung (Nomos-Verlag, Baden-Baden, 2000).
2. Les régions de sécurité (dites aussi security complexes) sont des groupes d'États dont les « members are so interrelated in terms of their security that actions by any member, and significant security-related deve-lopments inside any member, hâve a major impact on the others ». Voir David A. Lake et Patrick M. Morgan, « The New Regionalism in Security Affairs », dans idem, (dir.), Régional Orders : Building Security in a New World, University Park, PA, 1997, p. 3-19.
3. Voir la « Déclaration d'Amman » du sommet arabe d'Amman, 28 mars 2001 : www.petranews.gov. jo/2001/187/en8738.htm.
4. On peut exprimer la même idée en faisant preuve de moins d'optimisme : « The resuit of the peace pro-cess is not peace, but new forms of conflict and compétition that in some cases transcend military affairs. », dans Eliot A. Cohen, Michael J. Eisenstadt et Andrew J. Bacevich, Knives, Tanks & Missiles. Israël's Security Révolution, Washington 1998, S. 100. C'est de la Realpolitik.
5. Shahram Chubin, « Post-War Gulf Security », Survival, n° 33, mars-avril 1991, p. 140-157.
6. Le concept de « travail » ou d'« action » arabe commune (al-'amal al-'arabi al-mushtarak) veut soutenir la comparaison avec la « coopération politique européenne » ; ses buts sont toutefois plus ambitieux et englobent toutes les formes de coopération intergouvernementale et interétatique dans le cadre de la Ligue arabe.
7. Les échanges entre les États du système « arabo-proche-oriental » représentaient, dans les années 1980 et 1990, 7 à 9 % en moyenne de tous les échanges.
8. La fondation Stiftung Wissenschaft und Politik (German Institute for International Affairs) mène actuellement à Berlin un vaste projet de recherche sur la thématique « Elite Change in the Arab World ». Voir : www.swp-berlin.org/programme/arabelit.html.
 



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