Vendredi 26 Septembre 2025

Daniel Baloup, La Reconquête. Un projet politique entre chrétienté et islam



En définitive, « la Reconquête n’était pas une reconquête… » (p. 11). Avec ce travail, l’auteur propose une synthèse claire, nuancée et particulièrement stimulante. Agrémenté de cartes et de documents iconographiques, cet ouvrage deviendra un précieux outil pour les étudiants et les lecteurs intéressés par ce sujet complexe et passionnant.
Alexandre Giunta
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans les Cahiers de civilisation médiévale  [En ligne], 266 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, sous licence Creative Commons (CC BY-NC-ND 4.0 ).
 
 

Broché: 184 pages
Editeur :
Armand Colin (25 octobre 2023)
Langue : Français
ISBN-13:
978-2200632625

Quatrième de couverture

    Le 2 janvier 1492, les Rois Catholiques pénètrent victorieux dans la cité palatiale des émirs de Grenade : l’Alhambra. Avec la disparition du dernier état musulman indépendant en péninsule Ibérique, la Reconquête s’achève. Elle avait débuté quatre cents ans plus tôt, en 1085, lorsque Alphonse VI de Castille s’était emparé de Tolède. Quatre siècles qui n’ont pas été de trop pour soustraire la totalité de l’espace péninsulaire aux successeurs des califes de Cordoue, dont la puissance a rayonné un temps sur tout l’Occident. Quatre siècles de conflits mais aussi de coexistence, de tractations, d’alliances et d’influences réciproques. Car si les rois hispaniques ont exprimé très tôt le projet de récupérer les territoires conquis par les musulmans au début du VIIIe siècle, ils n’ont pas cherché avant la fin du Moyen Âge à se débarrasser de la présence islamique. L’histoire de la Reconquête est celle d’une confrontation vécue comme une guerre sainte et engendrant pourtant une société multiconfessionnelle.

Comment expliquer ce paradoxe ? Et comment expliquer, à la fin du XVe siècle, le choix contraire de l’unité religieuse qui conduit les rois d’Espagne et de Portugal à expulser les juifs puis les musulmans ? En retraçant le fil des événements et en réfléchissant sur les expériences politiques liées à l’expansion et aux différentes formes de coexistence, ce livre tente d’apporter des réponses à ces questions.

    Daniel Baloup est Directeur de l'UMR 5136 FRAMESPA (France, Amériques, Espagne - Sociétés, pouvoirs, acteurs). Ses recherches portent sur les cultures de guerre et les idéologies du pouvoir dans les royaumes occidentaux de péninsule Ibérique entre XIIe et XVe siècles. Il reste, en outre, attentif aux questions touchant aux minorités religieuses et à la pastorale chrétienne dans les mêmes cadres géographique et chronologique.

Daniel Baloup présente son ouvrage lors d'une rencontre pour la librairie ombres-blanches de Toulouse

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Recension

    Par Alexandre Giunta
 
    Les médiévistes sont toujours très soucieux des concepts qu’ils utilisent et les catégories d’analyse font régulièrement l’objet d’une discussion sur leur conceptualisation et leur utilisation. Les recherches sur le concept de Reconquête ou Reconquista ne font pas exception : elles restent une constante dans l’historiographie ibérique du xxe siècle, mais force est de reconnaître que son usage devient controversé et sujet à débat à partir des années 1970 dans les milieux académiques. Par son utilisation, les médiévistes seraient piégés par un manque de recul critique et de neutralité, puisqu’ils se placeraient plus ou moins inconsciemment du côté des souverains chrétiens, considérant comme légitime et naturelle une entreprise destructrice. Les clivages idéologiques de ce débat paraissent difficilement surmontables car, pour beaucoup, le conflit contre les musulmans et la récupération du territoire péninsulaire sous leur domination ont été ou sont le moteur fondamental de l’histoire médiévale espagnole. Il est d’ailleurs justifié que l’auteur insiste sur les pièges d’un terme qui peut entraîner des préjugés pouvant nuire à la compréhension globale du phénomène et renforcer la perception binaire et antagoniste entre l’Islam et la Chrétienté occidentale. La Reconquête apparaît alors comme une « catégorie historiographique qui ne décrit pas une réalité historique » (p. 11).

    La Reconquête n’est en aucun cas un projet monolithique qui verrait l’ensemble de la communauté chrétienne embrasser l’idéologie de la même manière et à toutes les époques, selon des motifs identiques. Dans la documentation latine, l’entreprise est présentée comme un projet de récupération (recuperatio) des terres perdues et de restauration (restauratio) de la Chrétienté et de l’ancien ordre politique. Formulée à l’écrit pour la première fois à la fin du ixe siècle, sans doute dans les années 880, elle repose principalement sur l’idée de restaurer l’héritage wisigothique perdu lors de la conquête musulmane, dans les années 710. Bien qu’envisagée par l’ensemble des princes chrétiens de la péninsule ibérique, elle favorise toutefois le royaume des Asturies, puis le royaume de Léon-Castille. L’ambition de cet ouvrage reste de stimuler la réflexion sur ce terme et plus globalement sur les relations entre Occident et Islam dans cette partie de la mer Méditerranée. Tout cela confère au texte une actualité qui transcende la sphère strictement historiographique, ce qui ajoute incontestablement de la valeur à ce travail. Mais c’est précisément ici que l’on pourrait affiner l’analyse de certaines thématiques que le texte suggère et qu’il serait intéressant d’approfondir, comme les entreprises militaires des xie-xiie siècles dans les secteurs lusitaniens ou occidentaux de la péninsule.

    Il n’est pas utile de décrire en détail le corps de cet ouvrage, bien organisé et clairement présenté, mais il convient de souligner que l’auteur a pris en compte de multiples éléments qui ont contribué de manière décisive à enrichir son travail. Les trois premiers chapitres s’efforcent de situer le contexte en dressant un récit chronologique afin de montrer comment les changements politiques intervenus au cours de la période étudiée ont pu conditionner le récit. À travers une série d’éléments choisis – la conquête musulmane, la caractérisation du califat omeyyade de Cordoue et des puissances chrétiennes au xe siècle, les différentes étapes de l’expansion chrétienne et les transformations politiques inhérentes à ce processus –, l’auteur met à jour la structure fondamentale qui se trouve à l’origine de cette histoire et montre comment elle s’est progressivement transformée au cours des xie-xve siècles.

    Au début du xie siècle, les puissances chrétiennes n’ont pas encore les moyens de conquérir ou de menacer les territoires musulmans mais elles bénéficient d’une conjoncture de croissance économique et démographique favorable, prélude à l’expansion territoriale de la fin du siècle. Après une période de guerre civile connue sous le nom de fitna, l’effondrement du califat de Cordoue en 1031 ouvre assurément de nouvelles perspectives vers le sud : l’apparition d’une trentaine de taïfas à la place de l’État omeyyade réduit indéniablement leur capacité de projection militaire, tandis que les rivalités et les guerres qu’elles se mènent offrent un nouveau rôle et des opportunités aux principautés chrétiennes. Par l’intermédiaire d’accords et le versement de tributs appelés parias, ces dernières s’engagent à protéger les émirs des attaques de leurs rivaux musulmans, mais aussi des incursions chrétiennes. Ce régime de protectorats qui se met en place affaiblit considérablement les taïfas musulmanes et contribue à discréditer les émirs auprès des populations. Un basculement des forces s’opère donc progressivement dans la péninsule, et il est le résultat d’un ensemble de facteurs endogènes et exogènes. L’auteur rappelle d’ailleurs – et à juste titre – qu’il n’était pas irréversible, comme le montre la reprise de la ville de Barbastro au printemps 1065 par l’émir de Saragosse.

    Malgré plusieurs victoires retentissantes et hautement symboliques, à l’image de la conquête de Tolède en 1085 par le roi Alphonse VI de León et de Castille, les chrétiens progressent lentement et de manière saccadée en direction des terres d’al-Andalus. Durant cette période, la péninsule subit les répercussions des transformations politiques à l’œuvre dans le Maghreb avec les dynasties des Almoravides (1040-1147), puis des Almohades (1120-1269) qui freinent l’avancée territoriale chrétienne. Il convient également de porter un regard vers le nord des Pyrénées pour appréhender les liens tissés par les royaumes hispaniques avec ce territoire. Des relations plus ou moins étroites peuvent être observées avec les grandes familles aristocratiques de l’Occident – Bourgogne, Aquitaine, Normandie… – ainsi qu’avec la Papauté, en fonction des royaumes et de la situation géopolitique de la péninsule. C’est finalement la victoire de Las Navas de Tolosa en 1212 qui annonce la décomposition du califat almohade et la grande expansion du xiiie siècle, avec les conquêtes du royaume musulman de Valence en 1245, de Cordoue en 1246, ou encore de Séville en 1248. Facilitée par les divisions internes des musulmans, l’impulsion guerrière des chrétiens doit être appréhendée à la lumière de la matrice d’un nouvel ordre politique, marqué par la consolidation de l’institution monarchique – consolidation qui ne se fait pas sans heurts, ni sans résistances.

    Si le milieu du xiiie siècle voit une stabilisation des frontières dans la péninsule Ibérique entre le Portugal, la Castille, la Navarre, l’Aragon-Catalogne et l’émirat nasride de Grenade (dernier vestige d’al-Andalus), la confrontation entre chrétiens et musulmans ne concerne plus que le royaume castillan et l’émirat de Grenade et se concentre sur un territoire réduit autour du détroit de Gibraltar. Contrairement aux récits généraux de la Reconquête, qui présentent cette dernière période médiévale comme le résultat d’un dénouement inévitable favorable aux chrétiens, l’auteur souligne au contraire la capacité de résistance de l’émirat nasride soutenu par le sultanat mérinide, qui finit malgré tout par disparaître en 1492 après une campagne militaire longue d’une dizaine d’années. Cet évènement s’expliquerait davantage par les changements politiques au sein du royaume de Castille, où émerge un nouvel ordre politique porté par la reine Isabelle Ire et le roi Ferdinand d’Aragon, plutôt que par un affaiblissement du dernier bastion musulman de la péninsule. L’appartenance confessionnelle apparaît finalement tel un élément insurmontable dans les relations transfrontalières du territoire ibérique : elle légitime la guerre et constitue un des fondements du pouvoir. La prise de Grenade, accompagnée de l’expulsion des juifs et des musulmans quelques années plus tard, marque de façon certaine la fin du Moyen Âge hispanique : la coexistence entre les trois religions cesse. Selon l’auteur, l’unité religieuse imposée par les rois chrétiens en Espagne et au Portugal ne serait pas un « achèvement, mais plutôt un renoncement » (p. 93) lié à l’établissement d’un nouveau modèle de gouvernance et de monarchie chrétienne.

    Décrire les affrontements entre chrétiens et musulmans par l’unique prisme de la différence confessionnelle représente assurément une erreur d’analyse et d’interprétation, comme le montrent tout au long de la période les pratiques d’alliances justifiées par les intérêts politiques et personnels des protagonistes. Les lignes de conflit ne correspondent d’ailleurs pas nécessairement à des frontières religieuses. C’est dans cette perspective que l’auteur examine les cadres idéologiques et culturels de l’expansion territoriale des royaumes chrétiens hispaniques au Moyen Âge (chapitre 4). À travers notamment le récit de l’épisode de Covadonga autour de 720 et l’étude d’autres textes du ixe siècle, il explore les origines et les motivations de l’idée de Reconquête, ainsi que la manière dont les royautés hispaniques, en particulier le León et la Castille, l’utilisent pour consolider leur autorité. La démarche ne peut laisser de côté les notions de guerre sainte et de croisade, tant celles-ci se sont influencées, renforcées, voire superposées les unes aux autres à partir des xie-xiie siècles. Afin de mieux les appréhender, il convient d’examiner les sources textuelles qui en font la promotion, en s’interrogeant sur leurs origines et les circonstances ayant mené à leur production, tout en enquêtant sur les différents foyers ou acteurs ayant participé à leur diffusion. Sans être nécessairement antagonique et sans forcément s’exclure, la promotion de l’une ou de l’autre exprime une préférence dans l’adhésion à une communauté : celle de l’Hispanie chrétienne menée par son roi pour la Reconquête, ou celle d’un universalisme chrétien piloté par la Papauté pour la guerre sainte et la croisade. Dans la royauté de Castille-Léon, les discours du pouvoir tendent à revendiquer la primauté de la lutte contre l’Islam sur le sol ibérique et le rôle du souverain dans celle-ci, tandis que le royaume de Navarre et la Couronne d’Aragon s’accommodent plus facilement de l’influence et de l’intervention pontificale.

    L’antagonisme confessionnel et armé ne récuse toutefois pas la coexistence entre chrétiens et musulmans et c’est là tout le paradoxe que l’auteur entreprend d’expliquer dans son dernier chapitre. Au sein de la péninsule ibérique, des minorités juives et chrétiennes vivent sous domination musulmane et inversement pour des communautés juives et musulmanes sous domination chrétienne. Ce dernier cas devient plus fréquent à mesure que l’expansion chrétienne remporte des succès. L’expression de « minorités » est d’ailleurs à comprendre dans le sens de « sujétion politique » puisque, dans certaines régions nouvelles conquises, les communautés musulmanes sont démographiquement plus importantes que les chrétiennes. Des différences structurelles déterminent le traitement juridique de ces populations : si dans le monde islamique, celles-ci sont liées au pouvoir de manière contractuelle avec le pacte d’Umar ou la dhimma, l’Occident latin définit un cadre entre les pouvoirs, fondé sur un rapport de soumission et de protection. Le droit établit in fine une hiérarchie et chacun cherche à affirmer la supériorité de sa foi. Ces minorités subissent quelquefois des persécutions de la part des autorités mais la réalité est parfois plus complexe, avec des stratégies d'isolation volontaire mises en place par ces communautés, animées par une volonté de préservation de leur identité. Sur la zone frontalière, la réalité paraît plus indécise et plus fluctuante, car c’est un « entre-deux mondes » où les figures d’intermédiaires, les transfuges et les convertis nourrissent l’ambiguïté et la complexité de cette cohabitation.

    En définitive, « la Reconquête n’était pas une reconquête… » (p. 11). Avec ce travail, l’auteur propose une synthèse claire, nuancée et particulièrement stimulante. Agrémenté de cartes et de documents iconographiques, cet ouvrage deviendra un précieux outil pour les étudiants et les lecteurs intéressés par ce sujet complexe et passionnant.



     Alexandre Giunta, « Daniel Baloup, La Reconquête. Un projet politique entre chrétienté et islam », Cahiers de civilisation médiévale [En ligne], 266 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 07 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org.janus.bis-sorbonne.fr/ccm/17540 ; DOI : https://doi-org.janus.bis-sorbonne.fr/10.4000/11v11





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