Dimanche 7 Juin 2015

Comprendre la crise diplomatique turco-égyptienne (II)

Amr Bahgat, assistant du Représentant de l’IRD en Égypte, en Jordanie, au Liban, en Syrie et en Libye



Publication en partenariat avec l'Observatoire de la vie politique turque.

Quelles sont les motivations turques ?
 
La condamnation du renversement du gouvernement des Frères musulmans par la Turquie est souvent imputée aux affinités idéologiques entre cette organisation et l’AKP. Au Moyen-Orient, il y a désormais une idée répandue : le gouvernement turc est l’allié des Frères musulmans et sa politique étrangère est donc définie par des priorités partisanes et idéologiques[1].
 
S’il est vrai que les Frères musulmans ont inspiré tous les mouvements islamistes dans la région, dont la mouvance islamiste turque, cette dernière a suivi un parcours spécifique. Les islamistes turcs ont vécu, en effet, dans une société pluraliste, dès les années 1970. Ils ont même pris la tête d’un gouvernement de coalition, lorsque Necmettin Erbakan, le fondateur du mouvement islamique Milli Görüş, a été premier ministre, de juin 1996 à juin 1997. La parenté idéologique entre l’AKP et les Frères musulmans semble donc davantage historique que contemporaine. De longue date, les islamistes turcs ont commencé à se façonner une idéologie, à partir de leurs propres expériences politiques[2]. Le déroulement de la visite de Recep Tayyip Erdoğan, en Égypte, en septembre 2011, témoigne bien de cet écart idéologique. Il a été accueilli en héros par les Frères musulmans, mais dès qu’il a osé parler de laïcité, les islamistes égyptiens ont rapidement pris leur distance, en critiquant vertement le leader turc[3].
 
Certes, Mohamed Morsi a été invité au congrès de l’AKP, en septembre 2012. De même, les deux pays ont agi de concert pour résoudre la crise de Gaza, en novembre deClash2-2 la même année. Enfin, le président islamiste égyptien a reçu un appui important du gouvernement turc sur le plan intérieur, sous la forme d’un prêt de 2 milliards de dollars. Toutefois, ce rapprochement ne s’explique pas seulement par des raisons idéologiques. Il a surtout été motivé, en l’occurrence, par une convergence d’intérêts qui s’est manifestée entre les Frères et l’AKP sur plusieurs dossiers chauds (la crise syrienne et la question palestinienne, notamment), et plus généralement du fait d’une vision commune de la région et de son avenir. La réaction turque envers le nouveau pouvoir en Égypte s’explique donc principalement par des raisons géostratégiques. La chute de Mohamed Morsi a été, en fait, un nouveau déboire de la politique étrangère de la Turquie, qui a perdu un allié important parmi ses voisins[4].
 
Les relations turco-égyptiennes n’ont, toutefois, jamais été «un long fleuve tranquille», puisque c’est la troisième fois qu’un ambassadeur turc est expulsé d’Égypte dans l’histoire[5]. La courte période de rapprochement entre les deux pays n’a pas fait disparaître totalement « la méfiance existant entre deux puissances régionales susceptibles de se trouver en concurrence, et dont la culture politique et religieuse est finalement très différente »[6].
 
Pis, la façon par laquelle Morsi a été évincé du pouvoir a rappelé à la Turquie, en général, et à AKP, en particulier, de très mauvais souvenirs. Le débat en cours au sein de la société égyptienne, pour savoir si l’armée a fait un coup d’État ou si elle s’est posée en garante de la nation et d’un processus révolutionnaire, a trouvé, en réalité, un écho dans la Turquie contemporaine. Car l’immixtion de l’armée dans le processus politique est vue avec une grande méfiance, en Turquie, les militaires étant intervenus à plusieurs reprises dans le processus démocratique : notamment en 1960, 1971, 1980 et enfin en 1997.

Ce pays a connu un ensemble d’interventions militaires sophistiquées. D’abord, il a vécu de vrais coups d’État en 1960 et 1980 avec, dans ces derniers cas, l’interdiction Clash2-3d’une partie, voire de tous les partis politiques. En 1971, l’immixtion de l’armée n’était pas à proprement parler un coup d’État, car celle-ci s’est contentée de chasser le premier ministre et d’installer un gouvernement de techniciens. En 1997, enfin, on a parlé d’un “coup d’État postmoderne”, car l’autorité militaire n’est pas sortie de ses casernes et s’est contentée faire pression sur la majorité parlementaire qui soutenait le gouvernement de l’islamiste Necmettin Erbakan, en orchestrant une campagne médiatique. Du fait de cette histoire, les Turcs sont a priori très méfiants à l’égard des manœuvres que l’armée peut déployer pour interférer dans le processus politique. Le 10 juillet 2013, le président turc, qui était à l’époque le chef du gouvernement, déclarait ainsi : «Un coup d’État a bien été conduit en Égypte, bien qu’ils ne l’admettent pas. Nous avons suffisamment souffert des coups d’État en Turquie et nous n’en voulons pas pour l’Égypte». L’histoire des rapports entre le pouvoir civil et le pouvoir militaire en Turquie influe donc indiscutablement sur les positions du gouvernement turc au sujet de l’Égypte.
 
En dernier lieu, la politique étrangère étant en rapport avec la politique intérieure, on peut penser que la position d’Ankara, vis-à-vis des changements survenus en Égypte, a pu être influencée par les polémiques ambiantes de la vie politique turque. On observe, en effet, que la dimension domestique est constamment présente dans la critique par le gouvernement turc de la situation égyptienne. En 2013, Recep Tayyip ErdoğanClash2-4 compare les manifestations qui ont précédé le renversement de Mohamed Morsi, en Égypte, à celles qui ont agité la Turquie, en juin-juillet de la même année, à l’occasion des événements de Gezi. Lors d’un meeting à Trabzon, le 23 novembre, il s’écrie ainsi : «Heureusement, les places de notre pays ne seront pas d’autres Tahrir. Ce seront des Rabaa el-Adawiya où la démocratie est souveraine.» A la même époque, il fustige également l’usage des réseaux sociaux et de l’internet pour contester l’action de gouvernements en place, en y voyant de nouveaux moyens utilisés par des «putschistes» pour remettre en cause «la souveraineté du peuple»[8]. D’ailleurs, cette contamination de la politique étrangère par les rivalités politiciennes intérieures est aussi visible du côté des adversaires politiques de l’AKP, en particulier du CHP, qui envoie, en septembre 2013, une délégation en Égypte, pour rencontrer des représentants du gouvernement intérimaire. Recep Tayyip Erdoğan ne manquera pas bien sûr de riposter en mettant en cause la légitimité d’un parti de l’opposition à prendre l’initiative d’une telle démarche.
 
L’avenir des relations égypto-turques
 
Aujourd’hui, les espoirs d’une normalisation des relations entre l’Égypte et la Turquie s’éloignent de jour en jour, puisqu’aux différends ici évoqués, qui sont toujours d’actualité, s’ajoutent désormais d’autres sujets de conflits.
 
Les deux pays, par exemple, ne sont plus d’accord sur la stratégie à suivre pour le règlement des crises syrienne et libyenne. En ce qui concerne la Syrie, alors que la Turquie fait du départ de Bachar el Assad la Clash2-5condition préalable à la recherche d’un règlement, le nouveau pouvoir en Égypte est convaincu que leader syrien doit faire partie de la solution politique qui sera trouvée pour sortir du conflit. Il voit surtout en Damas un allié potentiel dans la “lutte antiterroriste” qu’il a entrepris dans la région. Il met en œuvre ses convictions, en jouant un rôle actif de médiateur entre les différentes forces d’oppositions syriennes et le régime. Or, cette médiation est vue avec beaucoup de suspicion par Ankara. Quant à la crise politique en Libye, elle vient s’ajouter aux sujets de controverses entre les deux pays. En effet, pour des raisons différentes, l’un et l’autre soutiennent des camps opposés, l’Egypte apportant notamment son appui au chef de l’Armée nationale libyenne, le général Haftar (photo à gauche).
 
Les relations commerciales turco-égyptienne, déjà atteintes par le non renouvellement de l’accord de libre échange en 2014, pourraient subir un nouveau coup sévèreClash2-6 dans les prochaines jours. En effet, il n’est pas sûr que soit renouvelé « l’accord roll-on/roll-off », qui permet aux camions turcs de contourner le conflit syrien, via la Méditerranée orientale, en débarquant en Egypte, pour poursuivre, via la mer Rouge, et atteindre la péninsule arabique. Ainsi, on a même vu, après l’accord survenu récemment sur le dossier nucléaire iranien, un représentant turc des transports internationaux routiers (TIR) envisager que l’itinéraire des camions turcs en question puisse passer par la République islamique pour rallier les pays du Golfe.
 
La récente convergence objective des deux pays derrière la coalition saoudienne anti-Houthis au Yémen ne peut pas d’avantage être interprétée comme un début de réconciliation. En effet, l’appui de la Turquie à la coalition sunnite formée par l’Arabie Saoudite est accueilli avec méfiance par les pays arabes qui en sont les fers de lance. Certes, les chefs d’Etats turc et égyptien avaient effectués une visite à Riyad au même moment, le 1er mars dernier. Mais ils ont tenu, tous les deux, à préciser qu’ils ne s’étaient pas rencontrés[9]. Il semble qu’à cette occasion, les efforts saoudiens se soient limités à demander, à l’un et à l’autre, de ne pas inviter leurs différends dans la crise du Yémen.
 
Au bilan, la crise entre l’Egypte et la Turquie s’annonce durable. Il semble bien que les rapports entre les deux pays devraient être marqués, à l’avenir, par un approfondissement de leurs antagonismes, plutôt que par une normalisation de leurs relations.

________________
[1] Propos de Fadi Hakura expert du think-tank Chatham House dans un interview à CNN in« Crise diplomatique entre l’Egypte et la Turquie ».slate.fr, 23 novembre 2013.
http://www.slate.fr/monde/80351/egypte-turquie-crise-diplomatique
 
[2] “La chute de Morsi est un nouveau déboire pour la Turquie », Hélène Sallon. Le monde.fr, Le 08.07.2013
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/07/08/la-situation-en-egypte-rappelle-a-la-turquie-de-mauvais-souvenirs_3444406_3212.html#Hf4TWsSroToZlleg.99
 
[3] L’Egypte et le « modèle turc », Hicham Mourad. Ahram Hebdo. 10-10-2014
http://hebdo.ahram.org.eg/NewsContent/0/4/132/386/L%E2%80%99Egypte-et-le-%C2%AB-mod%C3%A8le-turc-%C2%BB.aspx
 
[4] “La chute de Morsi est un nouveau déboire pour la Turquie ». Op. cit.
 
[5] Quel avenir pour les relations turco-égyptiennes ? », Jean Marcou, Observatoire de la vie politique turque. 9 décembre 2013. http://ovipot.hypotheses.org/9610
 
[6] ibidem
 
[7] ibidem
 
[8] « L’Egypte réduit le niveau de ses relations diplomatiques avec la Turquie », Jean Marcou, Observatoire de la vie politique turque. 24 novembre 2013. http://ovipot.hypotheses.org/9570
 
[9] “Pas de rencontre avec Sissi lors de ma visite en Arabie Saoudite », Anadolu Agency, 28 Février 2015. (http://www.aa.com.tr/fr/turquie/472162–quot-pas-de-rencontre-avec-sissi-lors-de-ma-visite-en-arabie-saoudite-quot) et Najet Belhatem, « Quelles options pour l’Egypte ? », Ahram Hebdo du 04-03-2015
http://hebdo.ahram.org.eg/News/9717.aspx



Dans la même rubrique :