Dimanche 24 Février 2013

Comment la terre d'Israël fut inventée: De la Terre sainte à la mère patrie



Nous proposons la recension par Jérôme Segal d'un ouvrage où à travers une démonstration brillante, l'auteur, Shlomo Sand, historien, dénonce la création d’un "Mytherritoire" et appelle à une relecture de l’histoire d’Israël, "de la Terre sainte à la mère patrie".
En complément, le lecteur pourra écouter l'émission répliques de France Culture "Faut-il déconstruire Israël ?" du  29 septembre 2012 ou l'auteur du livre fait face à Alain Finkielkraut animateur de l'émission et Maurice Kriegel, historien et directeur du Centre d’études juives de l’EHESS.
En partenariat avec N onfiction.fr



Auteur : Shlomo Sand
Éditeur : Flammarion
Collection : Essais
Date de publication : 17/12/12
N° ISBN : 2081278464
Prix: 15€ (Kindle)

Voir extrait ci-dessous (pdf)

Ce livre aurait pu s’intituler, très sobrement, Israël et la Palestine, mais l’ouvrage aurait alors pu être classé dans les guides de voyage, ce qui aurait été une erreur funeste. A travers une analyse rigoureuse des textes religieux, mais aussi et surtout de l’histoire sociale et politique, ce sont bien les liens entre Israël et la Palestine qui sont au cœur du dernier livre de Shlomo Sand. Plus modestement et non sans une pointe de cette provocation qui fait la marque de fabrique de l’auteur, l’historien israélien a préféré calquer le titre de son ouvrage, Comment la Terre d’Israël fut inventée, sur celui qui l’avait très largement fait connaître en 2008, Comment le peuple juif fut inventé ?. Dans ce nouveau livre, il est bien question de la terre (on regrette d’ailleurs qu’il n’y ait aucune carte) et Sand entend s’intéresser, d’une part, à ce qu’il faut bien appeler la colonisation de la Palestine par les Juifs (à la fin du XVIIIe siècle on comptait 5000 Juifs en Palestine sur une population totale de 250 000 habitants musulmans et chrétiens, p.151) et, d’autre part, dans une approche plus pragmatique, aux conditions selon lesquelles un vivre ensemble serait possible dans la région. Autant dire que cet objectif demeure, fin 2012, d’une triste actualité.

comment-la-terre-d-israel.pdf  (2.85 Mo)


Encore une invention ?!

Shlomo Sand ne met pas de majuscule au substantif ‘juif’ car il ne s’agit pas, pour lui, d’un peuple comme le "peuple français" ou le "peuple américain" (p23). Selon l’auteur, "peuple juif" a autant de sens que "peuple bouddhiste", et c’est sur ces bases, pour le moins discutables, qu’il retrace aujourd’hui l’évolution de la "Terre sainte à la mère patrie" (sous-titre du livre), tout en nous offrant une analyse lucide et sans concession de la situation actuelle. Pourtant, on pourrait rétorquer, après avoir refermé son précédent opus, que si le peuple juif a effectivement été inventé, ou plutôt socialement construit, c’est bien qu’il existe (contrairement au peuple bouddhiste). Même si Sand avait été un peu rapide dans sa critique des théories relevant de la génétique des populations, on doit lui reconnaître le mérite d’avoir à la fois explicité les dangers d’une approche biologique de la notion de peuple, forcément excluante, et d’avoir dénoncé sans ambiguïté l’instrumentalisation politique qui a été faite de la notion de "peuple juif". Aussi, toujours selon l’auteur, avant d’être un "État juif", Israël devrait d’abord être un État démocratique pour tous ses citoyens.
Partant de ce point de vue, l’historien de l’université de Tel Aviv passe de la notion de peuple à celle de patrie, qui fait l’objet du premier chapitre ("Fabriquer des patries"). Dans un exposé historique assez exhaustif, il signale "[qu’]il faut être conscient que ce n’est pas la patrie qui a engendré la nation, mais bien plutôt la nation qui a créé la patrie (…)." (p77). L’attachement à la terre est vu comme un corollaire du développement des nationalismes et Sand précise encore que "le territoire est la propriété commune de tous les ‘actionnaires’ de la nation (…) [et que] ce sentiment de propriété procure une satisfaction émotionnelle et une impression de sécurité qu’aucune utopie politique ou promesse d’avenir n’a pu concurrencer."(p.81)  Dans le cas de la "terre d’Israël", il y a, comme il l’explique dans les chapitres suivants, une conjonction de phénomènes expliquant aujourd’hui la relation des Israéliens à leur terre, sans pour autant justifier la conception actuellement dominante, bien au contraire.
 

De la différence entre mythe et histoire(s)

Déjà, dans son livre sur le peuple juif, l’historien avait pointé le danger qu’il y avait à considérer les textes religieux, au premier rang desquels la Thora, comme des livres d’histoire. Un point essentiel est par exemple la conséquence de la destruction du Second temple, en l’an 70 de notre ère (fait largement commenté dans le Talmud). A plusieurs reprises, Shlomo Sand insiste sur le fait qu’il n’y a pas eu « d’exil du peuple juif » après la destruction de ce temple par les Romains : "les juifs n’ont pas connu d’exil forcé de Judée au Ier siècle et (…) ils ne sont pas ‘revenus’ au XXe siècle en Palestine, et ensuite en Israël, de leur plein gré." (pp. 24 et ici 35).
Toutes ces démystifications, au sens propre du terme, font l’objet du deuxième chapitre, "Mytherritoire". Sand remonte jusqu’au 6ème siècle avant notre ère et rappelle que dans la Tossefta, compilation de la loi orale juive rédigée vers l’an 200, on lit "Pourquoi Israël fut exilé à Babylone, plutôt que dans tout autre pays, car de là était, à l’origine, la maison d’Abraham, leur père (…). On peut faire la comparaison avec une épouse qui s’est mal conduite avec son époux, et qui, de ce fait, est renvoyée à la maison de son père." L’historien conclut, non sans une pincée d’ironie : "L’analogie du ‘peuple d’Israël’ avec une épouse répudiée réintégrant le foyer de ses parents ne vient pas particulièrement à l’appui d’une image de l’exil comme une épreuve douloureuse sur une terre étrangère et inconnue !" (p. 136). La Terre d’Israël biblique se limitait d’ailleurs dans un premier temps à la Samarie, "autrement dit [précise Sand] la terre du royaume d’Israël septentrional". Jérusalem, Hébron et Bethléem n’en faisaient pas partie (p. 38).
C’est suite à des conversions massives que la Terre d’Israël s’est étendue, sous l’action des dirigeants hellénistiques de Judée. Sand signale ainsi que "les Édomites dans le Néguev et les Ituréens en Galilée furent contraints par le rouleau compresseur hasmonéen [dynastie qui a régné sur la Judée de 140 à 36 av. J.-C.] de renoncer à leur prépuce et de devenir des juifs à part entière." (p. 123). On assiste alors à une diffusion de la foi juive dans toutes les capitales du monde hellénistique.

Dans ce chapitre sur les conceptions scripturaires et historiques de "l’espace juif" aux différentes périodes de l’Antiquité, l’auteur s’intéresse également aux révoltes juives qui se sont déroulées entre 66 et 117. Il écrit à ce sujet : "Le soulèvement des communautés juives, que l’historiographie sioniste qualifie de ‘révolte de la diaspora’, afin évidemment de mettre en exergue la dimension ‘nationale’ imaginaire, n’exprima aucune aspiration d’un retour vers la terre des ancêtres, et pas davantage la moindre loyauté ou relation à une lointaine patrie d’origine." (p. 132). Enfin, pour asseoir sa démonstration, Shlomo Sand se réfère au Talmud de Babylone, rédigé au VIIe siècle de notre ère, et plus précisément aux trois serments qui y figurent. "L’un dicte aux Juifs qu’ils ne doivent pas converger vers [Sion] en un mur [par la force]" (p. 139). Il ne saurait de toute façon pas y avoir d’émigration avant la venue du Messie et Sand touche là à un point capital : l’opposition fondamentale entre le sionisme et le judaïsme rabbinique (largement développée au chapitre 4).
 
Il est intéressant de constater qu’à l’issue de son analyse, Sand tend à relativiser l’importance des textes religieux. Il s’agit presque, pour lui, de prévenir toute contestation possible, en affirmant que, quand bien même un de ces textes ferait état d’une présence juive affirmée, "vouloir reconfigurer le monde tel qu’il était il y a des millénaires ou des siècles reviendrait à détraquer tout le dispositif des relations internationales." (p. 27). Si des Indiens Lenapes venaient à retrouver une trace de leur attachement à la presqu’île de Manhattan, Sand note non sans faire preuve de bon sens, que cela ne justifierait pas le départ des actuels habitants. A travers cette problématique liée au rôle des mythes dans l’appropriation affective ou réelle des territoires, ce sont aussi les processus de constructions mémorielles qu’il entend aborder, ce qui fait l’objet, comme nous le verrons ci-dessous, de la conclusion du livre et surtout de son épilogue.

Balfour et l’importance du "sionisme chrétien"

La déclaration Balfour
Un livre sur la terre d’Israël ne pourrait bien entendu pas négliger une discussion approfondie du sionisme, défini ici assez largement comme mouvement visant à réserver une terre aux Juifs. Cette terre ne devait d’ailleurs pas nécessairement se situer dans la Palestine historique et Sand raconte comment Theodor Herzl (1860-1904), le père du sionisme politique moderne, recommandait lors du sixième congrès sioniste, en 1903, l’adoption d’une motion plaçant l’État juif en Ouganda (p. 212). Déjà dans L’État des Juifs, publié par Herzl en 1896, c’est l’Argentine qui était envisagée et Sand rappelle cette citation : "Faut-il donner la préférence à la Palestine ou à l’Argentine ? La Société acceptera ce qui lui sera attribué, tout en tenant compte des manifestations de l’opinion juive à son égard." (p. 252).
 
C’est bien entendu avec le soutien des Britanniques, au premier rang desquels Arthur Balfour [1], que le sionisme connut un succès incontestable. Sand replace très opportunément ce soutien dans le temps long. Les Juifs avaient d’abord été expulsés de Grande-Bretagne en 1290 et ce n’est qu’en 1655 qu’ils purent y vivre à nouveau. Plus tard, en s’éloignant du catholicisme, les Britanniques avaient eu tendance à délaisser le latin pour s’intéresser à l’hébreu "comme une langue pure dont il fallait s’inspirer" (p.185). Les puritains prônaient une lecture libérale de la Bible et, pour eux, il n’y avait pas de doutes, "la rédemption chrétienne de toute l’humanité ne viendrait qu’après le retour dans Sion des fils d’Israël. (…) Les Juifs finiront par se convertir, après quoi, seulement, le monde assistera au retour de Jésus." (p.188). On lit même plus loin que pour le ministre des affaires étrangères, lord Palmerston (1784-1865), Israël serait "appelée à devenir anglicane à la fin des temps" (p.198).

C’est bien là un point essentiel, qui explique d’ailleurs pourquoi des évangélistes étasuniens sont aujourd’hui parmi les plus fervents soutiens d’Israël. C’est encore dans cet esprit que le septième comte de Shaftesbury, Anthony Ashley-Cooper (1801-1885), véritable "Herzl anglican", a forgé l’expression mensongère mais très répandue "une terre sans peuple pour un peuple sans terre."(p.195). Sur le terrain, en Palestine, les Britanniques arrivent à partir de 1838. En 1840, Palmerston écrit à son ambassadeur à Istanbul qu’il faudrait utiliser les Juifs à la place des Britanniques pour soutenir les Ottomans contre les Égyptiens. Il explique d’ailleurs au diplomate que pour convaincre le sultan de l’Empire ottoman, il faudrait mentionner "les richesses que [les Juifs] apporteraient avec eux" (pp. 197).
Peu après, à la fin du XIXe siècle, le soutien apporté au projet sioniste correspond à la volonté des Britanniques de limiter autant que faire se peut l’entrée dans leur pays des Juifs fuyant les pogroms en Russie. Sand explique : "Lorsqu’au début des années 1880, à la suite de terribles pogroms en Russie, les premiers colons juifs se manifestèrent, l’idée recueillit de nouveaux sympathisants en Grande-Bretagne. Jusqu’ici les visions millénaristes chrétiennes de Shaftesbury (…) étaient apparues comme des chimères, faute d’être portées par des sujets humains. Les Juifs de Grande-Bretagne , de France, d’Allemagne ou d’Italie étaient culturellement intégrés, avec des variantes, à ces pays, et l’idée d’être repoussés vers la ‘terre de leurs ancêtres’, autrement dit aux confins du monde civilisé, leur était insupportable. Mais à présent, la conjoncture nouvelle fournissait une première base d’accompagnement possible de cette vision." (p. 207)
 
Entre 1881 et 1914, ce ne sont pas moins de 2,5 millions de Juifs qui fuirent l’empire russe. En Allemagne, les responsables des communautés juives les orientèrent massivement vers Hambourg, pour un départ vers les États-Unis. Les sionistes tout comme les principaux gouvernements européens avaient un objectif commun : regrouper les réfugiés Juifs hors d’Europe. Sand rappelle que dès 1902, Herzl entre en contact avec les Britanniques : "Leopold Greenberg, le directeur du Jewish Chronicle, réussit à organiser une rencontre personnelle, le 23 octobre 1902, entre Theodor Herzl et le tout puissant ministre des Colonies du Royaume-Uni, Joseph Chamberlain." (pp. 210-211). Herzl donne son accord pour Chypre ou el-Arich (au Sinaï – deux lieux déjà sous l’hégémonie britannique), aidant ainsi à éviter l'arrivée massive des Juifs en Grande-Bretagne (il est intéressant au passage de constater que Sand commet un impair par rapport aux thèses défendues dans son livre précédent, mentionnant le "peuple yiddish" en détresse). (p.223).
 
Présenté dans l’histoire officielle sioniste comme le grand ami des Juifs, Balfour avait pourtant affirmé, en 1905, "que les juifs se mariaient exclusivement entre eux, et n’étaient pas capables ni désireux de s’intégrer réellement à la nation britannique" (p. 213). Le contexte même de la célèbre déclaration Balfour, en 1917, mérite aussi selon Sand d’être mentionné. Il rappelle qu’il s’agissait aussi de remercier le chimiste Chaïm Weizmann, l’un des dirigeants du mouvement sioniste au Royaume-Uni et futur premier président de l’État d'Israël. Lorsque la Grande-Bretagne avait été à cours d’acétone pour construire des explosifs, celui-ci était parvenu à la synthèse de l'acétone à partir de végétaux (p.221). Dans son mémorandum du 11 août 1919, Balfour est par ailleurs très clair sur ses positions, vis-à-vis des "habitants actuels" : "Car en Palestine, nous ne proposons pas de recourir à une forme de recueil des souhaits des habitants actuels du pays (…). Le sionisme, qu’il ait raison ou tort, qu’il soit bon ou mauvais est enraciné dans de vieilles traditions, dans des nécessités présentes, dans des espoirs futurs d’une beaucoup plus profonde importance que les désirs et les préjudices des 700 000 Arabes qui habitent maintenant sur cette terre ancienne." (p.155)
 
En somme, à la fin de la Première Guerre mondiale, dans le dépeçage de l’Empire ottoman, ce "don charitable au ‘peuple juif'" offrait "une perspective d'hégémonie à la Grande-Bretagne" (p.220). Le sionisme chrétien et la restriction drastique de l’émigration vers les États-Unis, à partir de 1924, jouent selon Shlomo Sand un rôle essentiel dans la construction de la terre d’Israël.

La réelle opposition entre judaïsme et sionisme

La structure du livre de Sand rend son argument particulièrement efficace. Après un deuxième chapitre visant à montrer que les textes sacrés ne justifient pas la présence juive en Palestine, et encore moins un prétendu "retour", le troisième aborde le sionisme, comme nous venons de le voir, d’une façon originale, en s’intéressant d’abord au sionisme chrétien. Il peut alors montrer, dans le quatrième chapitre, comment le sionisme, en tant qu’idéologie, s’oppose au judaïsme rabbinique.

Tout d’abord, la plupart des Juifs n’entendaient pas se rendre à Jérusalem avant l’arrivée du Messie. L’expression bien connue, "L’an prochain à Jérusalem", que les Juifs s’adressent entre eux, fait d’ailleurs originellement partie d’une prière pour une rédemption prochaine (p.170). Sand insiste sur le fait que la terre biblique ne peut appartenir aux Juifs : "il n’y aura pas de titre de propriété collective donné aux ‘enfants d’Israël’ sur la terre promise : elle sera toujours un bien prêté par Dieu, dans sa grande générosité." (p.113). Il rappelle d’ailleurs cette phrase tirée de la Thora : "Car toute la terre est à moi" (Exode, 19, 5). Les textes eux-mêmes furent instrumentalisés pour servir le sionisme. Sand donne l’exemple de la traditionnelle fête de Hanoukka, la fête des Lumières,  "nationalisée" selon lui par "l’entreprise sioniste", car cet extrait du premier Psaume, "qui dira les hauts faits de l’Eternel ?" a donné pour le premier vers du chant de Hanoukka "qui dira les hauts faits d’Israël ?". (p.117)
 
L’historien israélien prend également soin de se référer aux grands auteurs du judaïsme, comme Philon d’Alexandrie (premier siècle de notre ère), considéré comme le premier philosophe juif, qui, selon Sand, "ne relie aucunement la précieuse ‘Terre sainte’ avec sa patrie terrestre." (pp.124-5). Sand rappelle également que Maïmonide (1138-1204), sans doute le philosophe juif le plus important du Moyen Âge, n’était pas non plus, dans son Epître au Yemen, pour une émigration en terre sainte. Enfin, pour Moses Mendelssohn, le père de la Haskalah (mouvement des Lumières propre au judaïsme), la terre sainte n’est pas la patrie des Juifs (p.234-235). Sand conclut alors que jusqu’au sionisme, "l’âme juive puisait ses forces dans la prière et dans l’étude assidue de la Loi, beaucoup plus que dans une randonnée vers une destination inconnue."(pp.170-171).
 
On a aujourd’hui du mal à imaginer comment la plupart des Juifs se sont d’abord opposés au sionisme. Dans tout l’espace germanophone, par exemple, l’idée consistant à établir un territoire national éloigné, destiné aux juifs, n’était que l’apanage des antisémites (p.234). Découvrant les thèses sionistes, les juifs réformés les ont rapprochées de celles des "judéophobes" (p.237). En conséquence, lorsque Herzl a demandé aux 90 représentants des rabbins allemands de tenir dans ce pays son premier congrès sioniste, 88 d’entre eux refusèrent et c’est la raison pour laquelle le congrès se tint à Bâle (p.239) . En France, la réaction du Grand Rabbin, Zadoc Kahn, fut la même. Sand explique que pour Kahn, "la loyauté des Juifs de France envers leur patrie était infiniment plus importante (…) que le nouvel ‘aventurisme’ national juif" (p.240). Il en va de même pour Moritz Güdemann, le grand rabbin de Vienne, par ailleurs spécialiste de l'histoire du judaïsme. Ce dernier était étonné que Herzl installe chez lui un grand sapin de Noël et refuse de faire circoncire son fils (un fait souvent négligé dans l’historiographie habituelle, et qui prend en 2012 un sens particulier).
Sand qui se définit lui-même comme post-sioniste termine avec des propos très durs envers le projet sioniste : "Dans le sionisme, la terre remplace la Bible, et la prosternation devant le futur État prend la place de la ferveur envers Dieu." (p.248). Partant de là, sa description des effets du sionisme en Palestine est bien entendu on ne peut plus critique…

Les effets du sionisme en Palestine

Apartheid wall will fall
C’est sans doute dans cette partie du livre que les propos de Sand risquent de polariser son lectorat. Insistant au départ sur le fait que les premiers colons juifs attachaient une importance particulière au fait que ce soit des mains juives qui travaillent la terre (sous peine de perdre tout espoir de rédemption), l’historien s’interroge sur le type de colonisation qui correspond le mieux pour rattacher ce qui s’est déroulé à des catégories connues. Il considère qu’il s’agit à la fois d’une colonisation de type ethnique (comme en Australie) et d’une colonisation de minorité (il cite alors l’Afrique du Sud, p.285). Jusqu’au début de la première Intifada (1987-1993), de nombreux travailleurs palestiniens travaillaient en Israël et Sand croit voir là un autre type de colonie :
"    Par inadvertance et par pur intérêt économique, Israël tendait à devenir une colonie de planteurs typique où des sujets dépourvus de citoyenneté et de souveraineté, paisibles et soumis, travaillaient au service des maîtres qui, eux, étaient des citoyens souverains, animés d’une sensibilité paternaliste protectrice." (p. 313-314).
 
Avec une véhémence qui tranche peut-être avec le reste de l’ouvrage, l’historien aborde un parallèle pour le moins délicat lorsqu’il explique qu’au même moment où les Juifs de Palestine boycottaient le travail des Arabes – tenant à préserver la pureté ethnique des kibboutzim – les nazis se mettaient à boycotter les Juifs (p.288). On aurait tout de même pu attendre ici quelques lignes sur la différence de nature entre les objectifs des deux groupes de boycotteurs… A l’époque, la gauche sioniste a soutenu le développement de ces kibboutzim et mochavim (regroupement de plusieurs fermes individuelles). Sand y voit l’explication de l’incapacité actuelle du parti travailliste (qui n'est pas né d'un affrontement entre le capital et le travail), de s’affirmer comme parti de gauche : "En vérité, cette gauche n'avait jamais été porteuse de traditions universelles bien ancrées, d'où entre autres, la rapidité avec laquelle elle s'est délestée de toute valeur d'égalité sociale, alors que s'achevait son hégémonie historique, à la fin du XXe siècle." (p.289).
 
Sur le sort réservé aux Arabes, les données qu’il livre sont impressionnantes : en 1947 on comptait 630 000 Juifs et 1 250 000 Palestiniens et lors de la création de l’État d’Israël plus de 400 villages arabes furent détruits, ce qui a engendré 700 000 réfugiés [2]. Sur ce point précis, on peut regretter que Sand ne s’interroge pas sur le statut des enfants, petits-enfants et même arrière-petits-enfants de ces réfugiés, répartis en Jordanie, au Liban ou même en Syrie, qui ont toujours le statut de réfugiés. Pourquoi ces pays ne les ont-ils pas intégrés à leur population ? Ne s’agit-il pas de préparer un argument démographique dans d’éventuelles négociations avec Israël, concernant le droit au retour des réfugiés ? Sand rappelle seulement que si une loi du retour a été votée en Israël en 1950, celle-ci ne concerne que le retour des Juifs du monde entier (p.293).

A deux reprises, l’historien se risque à la comparaison avec le régime d’apartheid. Dans le prologue de son livre, relatant son expérience de soldat pendant la Guerre des Six Jours pendant laquelle où il fut témoin de tortures exercées par d’autres soldats israéliens, il écrit : "je ne savais pas que je vivrais la majeure partie de mon existence à l’ombre d’un régime d’apartheid, alors que le monde ‘civilisé’, du fait notamment de sa mauvaise conscience, se sentirait obligé de transiger avec lui, et même de lui apporter son soutien." (p.20). Vers la fin de l’ouvrage, on lit encore, toujours à propos de la période postérieure à 1967 :
"Ainsi, avec le soutien financier et politique des ‘juifs de la diaspora’, fiers de leur patrimoine d’outre-mer mais peu désireux de s’y établir véritablement, l’État d’Israël a commencé à s’enliser durablement dans la boue de l’occupation et de l’oppression. Des colonies en expansion et un régime militaire qui applique un type d’apartheid n’osant pas dire son nom, et dont il est difficile de décrypter la logique historique, sont devenus partie intégrante de la trame du vécu israélien." (p.306).
 
Très logiquement, Sand s’en prend à l’interdiction du mariage interethnique et plus généralement à l’obsession de la "colonisation ‘ethnique’ pure" qui explique pourquoi, aujourd’hui encore, 80% des terres israéliennes ne peuvent être achetées par des non-Juifs (pp.295-296). Cette obsession est bien réelle et l’historien aurait pu mentionner la justification apportée il y a quelques mois par le ministre de l’intérieur israélien, Eli Yishai, au sujet de l’expulsion groupée de demandeurs d’asile africains : ce serait selon lui "la fin du rêve sioniste" [3] .

Les constructions mémorielles comme soft power

Le dernier point important à mentionner est sans doute l’usage qui est fait de la mémoire, en rapport avec la terre d’Israël. L’histoire, par exemple, du site de Massada qu’Hérode avait fait construire au Ier siècle avant notre ère, est avant tout connue grâce aux écrits du premier historien de cette époque, Flavius Josèphe. Un groupe de sicaires, des dissidents juifs extrémistes qui tentaient de lutter contre les Romains, se serait suicidé en l’an 73 dans les fortifications après avoir tué leurs femmes et enfants, tout cela afin d’échapper à l’agresseur romain qui les assiégeait [4]. Sand signale que Flavius Josèphe "n’omet pas de raconter que cette même compagnie de sicaires, avant de monter à Massada, n’a pas hésité à tuer de sang froid sept cents juifs, y compris des femmes et des enfants, dans la localité d’Ein Guedi." (pp.127-129). Pourtant, ces Juifs de Massada sont vénérés comme des héros du peuple juif. Sand signale "[qu’]en Israël, les enfants des écoles récitent, pendant des années, que ‘Massada ne tombera pas une seconde fois’" et que c’est le lieu où, "lors de leur incorporation dans l’armée, les soldats prêtent serment à l’État d’Israël, sur la Bible". Il résume ainsi son analyse : "Massada constitue un exemple extrême de construction mémorielle nationale sans aucun rapport avec un souvenir collectif traditionnel." (note p.128).

 
La mémoire est parfois instrumentalisée pour servir des desseins politiques. C’est ainsi que le culte des morts a pu justifier à partir de 1967, pour beaucoup, la colonisation de la Cisjordanie. Dans un long épilogue, Sand traite en détail d’une histoire méconnue, celle du village d’al-Sheikh Muwannis. Ce village a été repéré en 1799 par le cartographe de Napoléon mais c’est aujourd’hui un village fantôme puisque l’université de Tel Aviv, où travaille Shlomo Sand, a été construite sur cet emplacement. Alors qu’aujourd’hui 60 historiens sont employés dans cette université et qu’autant y ont déjà été nommés, pas un n’a écrit d’article sur ce village, ni même encadré un travail universitaire à ce sujet. Environ 2000 Palestiniens vivaient là en 1948. Suite à des rumeurs d’attaque savamment diffusées par les Israéliens, tous les habitants ont dû fuir et les Israéliens ont aussitôt pris possessions des lieux, effaçant le nom de ce village, comme celui de 400 autres, des cartes officielles de la ‘Terre d’Israël’. Dans d’autres cas, les habitants ont pu rester et Sand mentionne le cas du village d’Ein Houd… qui ne fut raccordé au réseau d’électricité qu’en 2006 . Les Israéliens autour de l’université se sont appropriés les lieux en créant des lieux de mémoire, pas moins de quatre musées – Musée d’Eretz Israël, Musée du Palmakh, Musée israélien du centre Rabin et Maison de la diaspora –, véritables "temples de la mémoire" juive, signalant implicitement que "le ‘temps court’ palestinien ne saurait peser du même poids que le ‘temps long’ juif".
 
Au terme de cet ouvrage, le propos se fait clairement plus politique. Depuis les accords d’Oslo de 1993 (suite à la première Intifada de 1987), le nombre de colons a selon l’auteur "doublé et même presque triplé". Il ajoute : "La deuxième intifada [en 2000] a abouti, en revanche, au démantèlement des colonies dans la bande de Gaza. C’est toutefois un secret de Polichinelle : en créant une ‘réserve indienne’ hostile et à laquelle tout contact direct avec le monde extérieur est interdit, l’initiative du premier ministre Ariel Sharon visait essentiellement à se soustraire à un compromis global avec la direction palestinienne. (…) [Jusqu’à présent tous les dirigeants israéliens] étaient tout au plus disposés à entériner la création de deux ou trois bantoustans soumis, devant recevoir les diktats de ‘l’État juif’." (p.316). Sand prône un retour aux frontières d’avant 1967, avec la création d’un État palestinien partageant sa capitale, Jérusalem, avec l’état hébreu, prélude à la fondation d’une confédération entre deux républiques souveraines (p.318) .
 
Pour conclure, il ne reste qu’à citer cette lettre d’Albert Einstein du 19 juin 1930, que Sand place en exergue de sa conclusion : "Seule une coopération directe avec les Arabes peut créer une existence valable et sûre […]. Que les Juifs ne soient pas assez intelligents pour le comprendre m’attriste moins que le fait qu’ils n’aient pas un sens suffisant de la justice pour le vouloir."

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[1] premier ministre de 1902 à 1905 et secrétaire d’État des Affaires étrangères de 1916 à 1919
[2] pp. 291-292. Deux pages plus loin Sand écrit que 100 000 Palestiniens ont pu rester et que 40 000 ont réussi à revenir.
[3] Haaretz, 31 mai 2012
[4] "on ne sait pas si cet acte de folie a réellement eu lieu", écrit Sand p. 128



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