Sociologue des religions (Maghreb, islam), membre du CISMOC (Université de Louvain, Belgique) et… En savoir plus sur cet auteur
Samedi 30 Janvier 2016

Chasse, élevage et végétarisme en islam ; des paradigmes en concurrence




Chasse, élevage et végétarisme en islam ;  des paradigmes (1) en concurrence
 
 
Par Omero Marongiu-Perria


La relation de l'islam, dans ses aspects cultuel et culturel, à l'animal est souvent associée à la notion d' « abattage rituel », comprise comme l'égorgement de la bête devant être réalisé selon des modalités spécifiques. En contexte pluriculturel comme en situation minoritaire – pour les musulmans vivant dans des pays à majorité non musulmane – le respect des règles relatives à la mise à mort de l'animal prennent également une dimension identitaire accrue, le rapport à l'alimentation « halal » se situant dans le noyau identitaire [2] musulman fondant l'appartenance au groupe, indépendamment du respect des autres prescriptions religieuses. De leur côté, les sources scripturaires musulmanes – lesquelles englobent le Coran et les recueils de la Tradition prophétique [3], à savoir les dires et gestes de Muhammad – replacent la consommation de la nourriture carnée dans la façon plus globale d'envisager l'animal, en tant que personne, sa fonction dans l'organisation du monde, sa prédation, son élevage, ou encore sa mise à mort [4]. Pour le lecteur comme pour l'analyste, la dimension implicite véhiculée par les textes relatifs à l'abattage est parfois déconcertante, notamment par le fait que les règles d'abattage sont évoquées de façon assez évasive ; ils semblent entériner un « mode opératoire » préexistant à l'avènement de l'islam en le réorientant dans son sens théologique – centré sur l'acte accompli pour Dieu —, tout en insistant sur le respect de la personnalité animale et sur la nécessité de replacer sa prédation dans une logique de survie. Aussi, deux biais existent dans les approches contemporaines du rapport à l'animal et de sa consommation, aussi bien chez les chercheurs en sciences humaines que chez les musulmans eux-mêmes. Le premier biais réside dans la façon d'aborder la question, à travers principalement le filtre du droit musulman classique ; certes, les fuqahâ' – docteurs de la loi – ont développé des taxinomies des animaux, des interprétations de l'assujettissement de l'animal à l'Homme et des règles relatives à sa mise à mort, notamment pour déterminer les catégories d'animaux licites à la consommation et les conditions minimales d'abattage rendant leur consommation également licite. Cependant, les univers de sens et les systèmes d'attitudes spécifiques élaborés au sein des écoles juridiques musulmanes sont des productions de l'histoire qui semblent avoir figé l'interprétation des sources scripturaires, notamment dans le champ sunnite, en découplant la dimension holistique des textes – dans le sens d'une vision du monde globale qu'on peut en déduire – des modalités pratiques du culte et de la vie sociale, parfois fortement influencées par les contextes des sociétés d'islam à travers les âges [5] . Cette « fixation » de la « bonne interprétation » des textes a accentué l'approche des sources scripturaires à travers la dimension normative, donnant de l'islam l'image d'une religion fondée avant tout sur le respect de la norme. Pour contourner ce biais, il est donc nécessaire de revenir à une véritable anthropologie coranique, en partant du sens possible que les contemporains de Muhammad octroyaient aux mots et aux expressions coraniques, pour restituer l'univers de sens global dans lequel, de manière plausible, ils baignaient. Le second biais réside dans l'accès des musulmans aux biens de consommation de masse, au vingtième siècle, lequel a bouleversé considérablement leur rapport à la nourriture carnée et leur façon d'envisager la personnalité animale. De ce point de vue, le constat d'un appauvrissement de la réflexion théologique musulmane sur l'animal est indéniable, les débats tournant essentiellement sur les conditions de licité de la mise à mort à l'ère de l'abattage industriel [6]. Le présent article se propose de restituer les grands enjeux relatifs à la prise en compte de la personnalité animale, dans une perspective musulmane, à partir d'une lecture possible des sources scripturaires de l'islam et d'une critique des règles relatives à l'appréhension et à l'abattage de l'animal édictées dans le droit musulman. Enfin, nous donnerons une lecture possible des sources scripturaires dans la perspective d'une orientation végétarienne, dans le contexte de l'extension de l'abattage industriel.
 
 

1. La nécessité de replacer le Coran dans son contexte et de comprendre l'évolution de son exégèse

Le Coran est une parole entrée dans l'Histoire par le prisme de son ancrage premier, à savoir la situation de l'Arabie du 7e siècle de notre ère, correspondant à la fin de la période qualifiée,  par les spécialistes, d' « Antiquité tardive »[[7]]url:#_ftn1 . A l'instar de tout autre livre, son contenu nécessite d'être abordé à partir de l'anthropologie de l'Arabie pré-islamique et de la connaissance du contexte politique, économique, social et culturel de l'époque. Les philologues contemporains, spécialistes des corpus coraniques, divergent sur le statut et la fonction de la langue du Coran et sur les emprunts effectués au syriaque, à l'araméen et au grec [8]. Au delà de ce débat, nous formulons le postulat que les premiers musulmans possédaient certainement une compréhension du Coran immédiate et intuitive, par leur inscription au cœur de cette période et de cet environnement culturel [9]. C'est au cours du 2e s. de l'Hégire que les premières ébauches de dictionnaires voient le jour ; une majeure partie d'entre eux sont l’œuvre de musulmans non Arabes, issus de l'expansion de l'islam en Asie mineure aux 7e et 8e s. de notre ère [10]. Un fait significatif à mentionner ici est que les recueils thématiques concernaient la définition des termes relatifs aux animaux et aux plantes dans le Coran, signe d'une préoccupation à fixer la signification de termes entrant dans des thèmes coraniques récurrents [11]. L'exégèse, pour sa part, est un champ extrêmement vaste, dont le détail dépasse le cadre de cet article ; elle comporte un sous-ensemble relatif aux « circonstances de la révélation » des différents passages du Coran, lequel détaille, à l'aide des textes de la Tradition prophétique, le contexte dans lequel tel verset ou tel passage coranique auraient été révélés. Signalons simplement ici que, sur les 6236 versets [12] que comporte le Coran, moins d'un dixième font l'objet d'une explicitation claire de ces circonstances [13]. Cela aboutit, au final, à une pluralité exégétique importante [14], parfois très antagoniste au plan des univers de sens proposés par les exégètes et des interprétations de vocables et d'expressions dans un sens plus ou moins éloigné de la façon dont les contemporains du « moment coranique » [15] auraient pu les interpréter. Le but du présent cadrage est de souligner le fait que, finalement, le texte coranique comprend de nombreux passages allusifs à des pratiques de son époque, dans le domaine du culte comme dans celui des divers aspects de la vie privée et de la régulation des relations sociales dans un contexte tribal, qu'il est difficile d'interpréter sans tenter de reconstruire son epistimè [16]; c'est d'ailleurs la tâche à laquelle s'activent de nombreux spécialistes contemporains du Coran [17], tâche rendue difficile par la pauvreté des matériaux à disposition des chercheurs [18]. Pour le croyant, lire et interpréter le Coran demeure pourtant un défi constant ; il consiste à déceler les orientations théologique et ontologique que le texte lui offre. Dans cette perspective, le Coran constitue une véritable source épistémologique qui fonde une vision de Dieu et de l'univers constamment articulée avec l'évolution des sociétés humaines, et dont l'herméneutique n'est jamais définitivement close. Aussi, l'un des dangers pour le chercheur, au plan heuristique, serait de considérer que l'islam est uniquement le reflet des systèmes religieux élaborés par les différentes écoles de théologie et de droit musulman, au cours de l'histoire, sans chercher à approfondir la cohérence intrinsèque du texte coranique et en lien avec la société de son époque [19]. C'est en partie ce biais qui renforce, à notre sens, la vision de l'islam comme religion centrée sur une orthopraxie très stricte et couvrant tous les domaines de la vie.
 

2. La personnalité animale selon le Coran et la Tradition prophétique

Il est possible, à partir de ces considérations préliminaires, de tenter de restituer la façon dont le texte coranique envisage le monde et la personnalité animale ; par « personnalité animale [20] », nous entendons ici le fait que les animaux, au-delà du souffle vital, sont des êtres dotés d'une faculté d'intelligibilité et d'interaction avec l'environnement, de communication – incluant le langage —, voire d'expression des sentiments. Le texte coranique va même plus loin en les dotant de la faculté de compréhension et de glorification du divin [21]. Le développement suivant représente la synthèse d'une réflexion théologico-philosophique, à partir d'un ancrage musulman, sur ce qui fonde la distinction entre l'Homme et le reste de la création, et dans quelle mesure il est possible de concevoir une « éthique de responsabilité [22]» de l'Homme pouvant transcender l'appartenance religieuse [23] . Le point de départ réside dans la façon dont le Coran évoque l'organisation du monde, l'accès aux ressources naturelles et l'organisation des sociétés humaines et animales. Au plan de la création stricto sensu, le texte coranique évoque la matrice commune de la création des êtres, dans deux passages, entre autres : « Lui qui de l'eau a créé l'Homme, puis l'institua par le lignage et l'alliance, car ton Seigneur en est capable [24]. » (25, 54) [25]  ; « Dieu a créé chaque animal à partir d'eau ; parmi eux, il y en a qui rampent sur le ventre, d'autres marchent sur deux pattes, d'autres sur quatre. Dieu crée ce qu'Il veut, Il est Omnipotent » (24, 45). Nous ne nous attarderons pas ici sur l'incitation du texte coranique à l'observation du monde et à la réflexion sur son organisation ; il s'agit d'un thème récurrent qui a vocation à prouver l'existence de Dieu et la cohérence de la création, mais également le nécessaire respect de la vie, sous toutes ses formes, puis la façon dont l'Homme, ayant pris conscience de sa capacité à agir dans le monde, doit entretenir une relation harmonieuse avec celui-ci [26]. On en trouve un condensé au passage coranique suivant : «  Ayant créé l'Homme, Il lui enseigna la faculté de s'exprimer clairement ; le soleil et la lune obéissent au calcul ; la pousse végétale et l'arbre se prosternent ; Il a élevé le ciel et Il a posé la balance, charge à vous de ne pas en faire un instrument d'abus, accomplissez donc la pesée de manière équitable et ne rendez pas la balance perdante ; Il a établi la terre pour les vivants, avec ses fruits et ses palmiers aux spathes abondantes, les grains riches en chaume et la plante odorante ; alors, vous deux – Hommes et Djinns – quel bienfait de votre Seigneur allez-vous démentir ? » (55, 3-13). Ce passage active probablement des références à l'environnement et aux pratiques sociales connues des contemporains du Coran mais qui nous font en grande partie défaut ; on remarquera ici l'absence de mention de nourriture animale parmi les bienfaits divins envers l'Homme, premier jalon de notre réflexion sur la cohérence globale du Coran dans le rapport de l'Homme à l'animal. Ce point est corroboré par un autre passage coranique assez explicite sur l'accès équitable aux ressources de la nature, entre Hommes et animaux : « Que l'Homme considère donc sa nourriture : très certainement, c'est Nous qui faisons tomber l'eau en averse, qui retournons la terre en sillons ; Nous y faisons croître les céréales, le raisin et le fourrage, les oliviers et les palmiers, les vergers luxuriants, les fruits et les herbes. Ce sont des provisions pour vous ainsi que pour votre bétail. » (80, 24-32) Cette  dimension relative à l'accès et à l'exploitation des ressources de la nature s'inscrit elle-même dans la façon dont le texte coranique envisage les sociétés humaines et animales. A ce plan, c'est concrètement la capacité d'action de l'Homme dans le monde qui fonde à la fois sa distinction des autres espèces et la responsabilité dont il a été investi, en qualité de « successeur » - khalîfah [27] – de Dieu pour l'administration du monde, laquelle englobe le soin à apporter à la santé physique et psychique des animaux [28]. Au plan général de la structure et de l'organisation des sociétés humaines et animales, deux passages coraniques évoquent la similitude à laquelle nous avons fait allusion précédemment, au plan de la reproduction : « Dieu est le Créateur des cieux et de la terre. Il a créé des partenaires pour vous, parmi vos semblables, de même qu'Il a créé des partenaires pour le bétail, vous multipliant ainsi » (42, 11), et au plan de l'organisation sociale : « Il n'existe pas d'animal sur terre ni d'oiseau qui vole des ses propres ailes si ce n'est qu'ils forment des communautés comme vous » (6, 38). Au-delà, le Coran évoque un aspect très spécifique de la capacité d'intelligibilité des animaux, en lien avec leur faculté à interagir avec le monde métaphysique, que le verset suivant expose de manière synthétique : « Ne vois-tu pas que quiconque habite les cieux et la terre célèbre la transcendance de Dieu, comme les oiseaux aux ailes déployées ? Chacun connaît sa prière et sa manière de célébrer sa transcendance, et Dieu est Connaissant ce qu'ils font. » (24, 41) Cette capacité d'intelligibilité du monde et d'accès aux ressources est détaillée dans plusieurs passages coraniques, à l'instar de celui-ci : « Et ton Seigneur a révélé aux abeilles, ainsi : “ Faites des ruches dans les montagnes et dans les arbres, ainsi que dans les habitations [des Hommes] “. » (16, 68). C'est à la lumière de cette cohérence coranique globale au sujet de la personnalité animale que l'on peut restituer une « approche bienveillante » de l'Homme vis-à-vis de la nécessaire cohabitation entre les humains et les animaux. A ce propos, la tradition prophétique regorge d'histoires et d'anecdotes relatives aux conseils, aux réprimandes et aux condamnations de Muhammad envers ses contemporains en matière de ce que nous qualifierions, aujourd'hui, de protection animale. Nous nous contenterons de citer, à ce stade de notre développement, la narration suivante : « Abou Hourayrah [l'un des compagnons de Muhammad] rapporte une histoire relatée par le Prophète au sujet d'un Prophète précédent. Ce dernier fut piqué par une fourmi et, dans sa colère, il ordonna que l'ensemble des nids de fourmis soient brûlés. Dieu le réprimanda pour cet ordre en ces termes : « Parce qu'une fourmi t'as piqué, tu as brûlé toute une communauté qui me glorifiait ». » [29]  ; ou encore, concernant la prise en compte de la sensibilité animale : « Nous étions en voyage avec le Messager de Dieu et il nous laissa un moment. C'est alors que nous vîmes un oiseau (hummarah) avec ses deux petits, et nous lui avons subtilisé les oisillons. La mère décrivait des cercles au dessus de nos têtes, battant des ailes de chagrin et le prophète, revenu, nous dit : “ Qui a blessé les sentiments de cet oiseau [litt. Choqué] en prenant ses petits ? Rendez-les lui “. » [30].
 
 
 

3. Elevage et prédation : l'animal au service de l'Homme

A la lumière de ces considérations générales, lesquelles ne semblent pas avoir fait l'objet d'une approche holistique chez les commentateurs musulmans [31], la question de l'alimentation carnée est envisagée, dans le texte coranique, sous deux angles principaux : l'élevage et la prédation. Deux passages spécifiques aux animaux d'élevage méritent une attention particulière, dans le sens où la polysémie de certains termes en complexifie l'exégèse et où nous disposons finalement de très peu de données anthropologiques pour en restituer le contexte. Le premier passage évoque l'assujettissement de l'animal à l'Homme, dans la perspective d'un ordre cosmique où Dieu a mis la création au service d'Adam et de sa descendance : « Et Il a créé le bétail pour vous, vous en tirez vos vêtements chauds et d'autres avantages, et vous mangez de ce qu'ils produisent ; Et vous êtes fiers de leur beauté lorsque vous les conduisez à l'étable, le soir, et lorsque vous les menez aux pâturages, le matin ; Et ils portent vos charges lourdes en des lieux que vous ne pourriez pas atteindre si ce n'est au prix de laborieux efforts. Véritablement, votre Nourricier est de la plus grande bonté, Il est un Dispensateur de grâce ; Et [Il a créé pour vous] les chevaux, les mulets et les ânes pour que vous puissiez les monter ainsi que pour l'ornement. Et Il créera encore des choses que vous ignorez aujourd'hui. » (16, 5-8). Les termes que nous avons surlignés ont fait l'objet d'interprétations larges et parfois contradictoires, dues notamment à l'absence d'éléments de compréhension complémentaires issus de la Tradition prophétique et d'autres sources contemporaines. Le terme « bétail » - an'âm, pluriel de na'âm –, chez les Arabes, désignait spécifiquement le chameau, c'est par la suite que son emploi a été entendu pour désigner les camélidés, les bovins et les ovins ; la notion de tiédeur – dif' – a été prise dans le sens de la fabrication de vêtements issus de la laine mais également de la consommation du lait pour réchauffer le corps ; la notion d' « avantages » fait partie des termes génériques du Coran qui devaient certainement être compris dans leur sens général par les contemporains de Muhammad ; quant à l'expression « vous mangez de ce qu'ils produisent », il s'agit là d'un choix de traduction de notre part [32], sur la base de l'expression coranique « et vous en mangez » - wa minhâ ta'kulûn -, laquelle a été interprétée par les exégètes dans le sens spécifique, et discutable, de consommation de la viande de ces animaux, ou de leur progéniture, après les avoir abattus. L'exégète Al Qurtubî va même plus loin en écrivant : « Le texte a ici spécifié la mention du fait de manger [la viande] car c'est là le plus grand avantage [qu'on tire de l'animal]. Certains exégètes interprètent ce passage de la façon suivante : « et vous mangez leur viande lorsque vous les avez égorgés » [33], sans autre forme d'explicitation du propos. Le second passage coranique est assez long, il comprend les versets 136 à 146 de la sourate n°6 du Coran, nommée Les bestiaux [34], et il se décline en plusieurs thèmes relatifs aux superstitions et aux sacrifices d'animaux pratiqués par les polythéistes mecquois, mais également du meurtre d'enfants par crainte de la pauvreté ou en situation d'indigence. Il se conclut par une condamnation des interdits mosaïques en matière de consommation de certains animaux. Il s'agit là d'un passage extrêmement intéressant, d'un point de vue anthropologique, mais qui suit l'argumentation coranique allusive à des pratiques pour lesquelles il n'existe quasiment aucune donnée de compréhension complémentaire. Par exemple les Arabes semblaient pratiquer une sorte de ségrégation d'accès à l'alimentation carnée, si l'on s'en tient au contenu du verset suivant : « Ils disent enfin : “ Ce que ces bêtes de troupeau ont dans le ventre est voué à nos mâles, interdit à nos femmes. Si c'est un mort-né, il y aura dessus une association “. Dieu les rétribuera de leurs élucubrations. Il est le Sage, le Connaissant. » (6, 139). On retrouve ici un aspect de la différenciation des tâches et de la ségrégation dans l'accès à la nourriture carnée entre hommes et femmes qui relève, si l'on tient compte du statut de la femme dans le contexte pré-islamique, de la valence différentielle des sexes [35] telle que l'a développée Françoise Héritier. De manière plus globale, la pratique de l'élevage et de la consommation de viande, telle que relatée dans le Coran, semble correspondre à une économie de subsistance, en contexte tribal notamment, et le texte coranique entérine et condamne les pratiques en vigueur chez ses contemporains plus qu'il n'incite à développer un style de consommation particulier. Dans le passage précité, les versets 141 et 142 mentionnent de façon synthétique les bienfaits divins : « Et pourtant c'est lui qui fait croître les jardins, en cultures étagées ou non étagées, les palmiers, les céréales aux mangers différents, les oliviers, les grenadiers similaires , et jamais ressemblants… Mangez-en le fruit dès qu'il fructifie, donnez-en, le jour de la récolte, ce qui en est de droit, mais sans prodigalité, car Dieu n'aime pas les prodigues… Et d'entre les bêtes  des troupeaux celles qui [servent] à porter et celles [dont la toison fournit] la literie… Mangez de l'attribution de Dieu, ne vous attachez point aux pas de Satan, car il est pour vous un ennemi déclaré. » ; ici, l'incitation à « manger de l'attribution de Dieu » est suffisamment évasive pour supporter différentes interprétations. Il en va de même pour le verset 145 de ce passage, qui évoque l'absence d'interdiction de consommer certains animaux, contrairement aux stipulations de la loi mosaïque, sans en faire une condition sine qua non de l'alimentation. L'ensemble des données que nous avons mises en évidence indique que le Coran accorde une valeur importante à la valeur utilitaire de l'animal, au service de l'Homme, avec l'acceptation de la consommation de viande comme contre-partie de l'effort de l'Homme pour l'élevage, mais également pour la chasse [36]. Cela est à corréler avec les pratiques d'élevage, de chasse et d'agriculture en vigueur à l'époque, que le Coran semble aborder sous un angle pragmatique et réaliste. A ce sujet, Muhammad Hamidullah [37] indique que, dans l'Arabie du 7e s., l'agriculture se limitait aux zones environnant les principaux centres urbains de la péninsule, comprenant avant tout la culture des dattes, des légumes, et de certains fruits. L'élevage du bétail était privilégié par les tribus bédouines qui en tiraient de la nourriture et des produits en échange de la vente d'animaux. Le reste de l'élevage était avant tout tourné vers l'exploitation des capacités de charge des camélidés pour le transport des marchandises.
 
 

4. Des règles de la chasse et de l'abattage

Sur la prédation elle-même et les règles à observer durant la chasse le Coran demeure, là aussi, assez évasif. Le verset suivant entérine les pratiques des Arabes liées à la chasse : « Ils te questionnent au sujet de la nourriture qu'il leur est licite. Dis-leur : “Toutes les choses bonnes et pures vous sont licites, de même que ce que vos animaux et oiseaux de proie dressés attrapent de la façon dont vous les dirigez par Dieu. Ainsi, mangez de ce qu'ils attrapent pour vous et prononcez le nom de Dieu sur cela, et Dieu est Prompt dans le Jugement “. » (5, 5). Un second verset de la même sourate étend cette autorisation à la prédation des animaux aquatiques : « Et il vous est permis de chasser le gibier aquatique ; son utilisation comme nourriture est une provision à la fois pour ceux d'entre vous qui sont chez eux et pour ceux qui sont en voyage » (5, 99). Ces autorisations sont à restituer dans un contexte de contrainte plus ou moins forte, voire extrême, dans la pratique de la chasse. La Tradition prophétique est, quant à elle, plus prolixe sur ces contraintes, en facilitant les conditions de mise à mort de l'animal et sa consommation, dans la même logique de contre-partie de l'effort de l'Homme pour assurer sa survie par l'élevage et par la prédation. On en trouve un exemple dans les deux Traditions suivantes, liées à la chasse : « 'Adî ibn Hâtim rapporte que le Messager de Dieu lui a dit : « Quand vous lancez votre chien, mentionnez le nom de Dieu ; s'il attrape une proie quelconque et que vous vous approchez d'elle alors qu'elle est vivante, tranchez-lui la gorge, si par contre le chien l'a tuée mais n'a pas commencé à la manger, mangez-là. » [38] ; « 'Adî ibn Hâtim rapporte qu'il a questionné le Messager de Dieu en ces termes : « Je tire sur du gibier et je le trouve mort, le lendemain, avec ma flèche plantée en lui. » Le Messager de Dieu lui a répondu : « Si tu sais que ta flèche l'a tué et tu ne vois aucune marque d'une bête de proie sur l'animal, tu peux alors le manger ». » [39]. Ces prescriptions indiquent la marge de manœuvre laissée au chasseur dans l'appréciation de la situation et de la licité de la consommation de l'animal, notamment lorsque les conditions de prédation sont précaires ou difficiles [40], ce qui accentue la difficulté à appréhender l'animal blessé dans un laps de temps court. Au plan de l'abattage de l'animal d'élevage, la Tradition prophétique suit le même principe de facilitation en tenant compte du contexte de précarité d'accès à la nourriture. Deux narrations, parmi d'autres, explicitent ces situations : « Une bergère, qui faisait paître le troupeau de K'ab ibn Mâlik, trouva une chèvre agonisant dans la douleur. Pour mettre fin à ses souffrances, elle l'abattit avec une pierre tranchante. On demanda au Prophète ce qu'il fallait faire de la viande et il répondit : « Mangez-la ». » [41]; « On demanda au Prophète : “ L'abattage dans l'urgence doit-il être pratiqué uniquement en sectionnant la gorge et la partie supérieure de la poitrine ? “ Il répondit : “ Si vous transpercez la cuisse de l'animal, cela vous sera profitable “ [42]. » Nous sommes bien loin, ici, du caractère « rituel » de l'abattage dans le sens d'une pratique extrêmement codifiée et qui contribuerait à affirmer l'appartenance à un groupe spécifique et comprenant une dimension métaphysique consistant à consommer uniquement les animaux qui ne concourent pas à la déshumanisation de l'Homme [43]. D'ailleurs les juristes musulmans ne lui ont pas octroyé ce caractère, leur approche étant beaucoup plus pragmatique, comme nous le verrons plus bas. Ceux-ci ont tout de même conféré une dimension rituelle à deux contextes d'abattage ; le premier consiste en l'immolation d'une bête lors de la fête du sacrifice – 'îd al adhâ, plus communément connu sous la dénomination d'Aïd el Kébir – et le second – appelé 'aqîqah – lors de la naissance d'un enfant. Ces deux pratiques rituelles n'ont pas de fondement coranique direct ; la première nécessiterait, à elle seule, un article dédié, dans la mesure où la Tradition prophétique a réinvesti un épisode lié à l'hagiographie abrahamique. Par la suite, les différentes écoles juridiques musulmanes, sur la base d'une exégèse particulière du rêve d'Abraham et de la substitution du sacrifice de son fils par un animal [44], ont dépassé la motivation originelle de Muhammad centrée sur la distribution de nourriture aux plus démunis [45]. Quant à la seconde, elle a fait l'objet d'un débat au sein des écoles juridiques musulmanes par le fait, notamment, qu'il s'agissait d'une pratique du paganisme pré-islamique que Muhammad aurait réinvestie puis abrogée [46]. Le seul abattage rituel obligatoire, finalement, est celui que doivent effectuer les pèlerins après la station d'Arafat [47], lors du pèlerinage à la Mecque, au moment de l'Aïd el Kébir. L'une des trois modalités d'accomplissement du pèlerinage n'exige cependant pas ce sacrifice [48]. A ce plan, on peut légitimement poser un regard critique sur cet abattage dès lors que le pèlerinage à la Mecque, qui concernait jusqu'au début du 20e s. quelques milliers de personnes, accueille désormais plusieurs millions de pèlerins [49] ne pouvant pas tous opter pour la modalité d'accomplissement du pèlerinage dispensant l'immolation d'une bête. D'un autre côté, on peut considérer que le musulman est potentiellement en capacité de vivre sans jamais consommer ni immoler une quelconque bête. l'immolation d'une bête. 

5. Penser la doctrine musulmane à l'ère de l'abattage industriel

Le développement précédent avait pour objectif de restituer la question de l'élevage et de la prédation dans une cohérence possible du texte coranique concernant l'approche du statut, de la fonction et de l'utilisation de l'animal par l'Homme. A partir du contenu des sources scripturaires, les ouvrages de droit musulman détaillent, pour leur part, les catégories d'animaux licites à la consommation et les règles d'abattage au chapitre intitulé généralement « Des règles de l'abattage et de la chasse ». Il est important, ici, d'aborder le droit musulman comme une production humaine qui ne surgit pas ex nihilo ; la somme de la production juridique, dans le champ musulman, renvoie à des univers de sens qui se situent au carrefour de la principologie – discipline qui mêle à la fois les éléments de la théorie et de la philosophie du droit, de la science des finalités du droit et de la théologie [50]. Le but du propos n'est pas d'exposer le détail des enchevêtrements du droit et de la théologie, mais de souligner le biais qui consisterait à aborder le rapport de l'homme à animal uniquement à partir des normes liées à la « technicité » de l'acte d'abattage et en le déconnectant du statut de la « personnalité animale » telle que nous l'avons exposée précédemment. Présenté de manière synthétique, les juristes musulmans ont accolé les deux termes – chasse et abattage – à partir d'une vision du monde dans laquelle manger de la viande ou du poisson est une nécessité liée à la survie de l'Homme, mais qui n'est généralement pas présentée de manière explicite. A ce plan, les ouvrages de droit musulman soulèvent des questions, comme par exemple la possibilité de consommer un animal marin trouvé mort à la surface de l'eau [51], qui seraient considérées aujourd'hui comme relevant d'un problème de salubrité publique mais devant être restituées dans leur contexte. D'un autre côté, les juristes musulmans ont été préoccupés de la licité ou non des animaux abattus par les non musulmans – majoritairement juifs, chrétiens et zoroastriens – avec des considérations implicites sur l'affirmation d'une l'identité culturelle musulmane forte au sein des empires [52]. Au delà de la nécessité de l'acte d'égorgement pour vider l'animal de son sang, les ouvrages des différentes écoles juridiques musulmanes suivent un cheminement similaire ; ils se penchent, en premier lieu, sur la typologie des animaux pouvant être abattus et consommés, à partir de différents paramètres. Le régime alimentaire de l'animal – herbivore, omnivore, carnivore – semble servir de critère discriminant fort pour déterminer la licité de sa consommation, ainsi que sa nature et son mode de vie – domestique, sauvage, prédateur ou non. A ces deux paramètres s'ajoutent la fonction et l'utilité générale de l'animal pour l'Homme – comme le cheval et l'âne par exemple – et, enfin, la façon dont ils peuvent être appréhendés – par l'élevage ou la chasse. D'autres considérations sont également prises en compte pour déterminer la licité de la viande issue de l'abattage ; il s'agit des techniques propres à la façon de tuer l'animal puis de le vider de son sang, dont les considérations éthiques liées au traitement avant, pendant et après l'abattage, l'identité de la personne habilitée à tuer l'animal – musulman ou non, exclusivement un homme ou non – et l'intention – formulée par la basmala, la mention du nom de Dieu, ou non – qui doit être strictement liée à la nécessité de se nourrir pour ne pas tomber dans la transgression (i'tidâ') ni dans l'exagération (isrâf). En croisant tous ces aspects, il est impossible de parvenir à dégager une tendance univoque ou majoritaire chez les juristes des différentes écoles musulmanes ; chaque critère sus-mentionné a fait l'objet de débats et de divergences d'interprétations, avec des avis juridiques parfois très divergents. Cependant, de manière générale, une trame de fond a toujours perduré ; au plan philosophique, elle consiste à prendre soin de l'animal, dans le cadre de l'élevage et, au plan technique, elle consiste à ôter la vie de l'animal de la façon la plus rapide en générant le moins de souffrance.
 
C'est dans le contexte du développement de l'abattage industriel et d'affirmation d'une identité musulmane basée sur certains éléments d'orthopraxie [53] que la technicité du geste va prendre le dessus sur la réflexion de fond concernant la personnalité animale. Selon l'Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture (FAO), la production mondiale de viande devrait atteindre près de 319 millions de tonnes pour l'année 2015, soit une très légère croissance par rapport aux années précédentes [54]. Cela représente, a minima, 60 milliards d'animaux tués chaque année. Si l'on s'en tient à la France, chaque année, ce ne sont pas moins d'un milliard d'animaux domestiques qui partent sur les chaînes d'abattage, dont plus de 900 millions de volailles. Le sous-ensemble « musulman » de ce marché est à la fois considérable et en constante progression ; selon certains cabinets, la filière halal concernerait potentiellement 10 % de la population française, pour un marché estimé à plus de 5 milliards d'euros en 2012 et en progression constante de plus de 10 % par an durant la décennie 2000 [55]. La façon dont ces chiffres ont été élaborés fait débat, mais il est probable que ce marché atteigne une partie de la population non musulmane française, pour des raisons d'ordre privé – lorsque des membres de la famille ou des amis sont des musulmans respectant les prescriptions religieuses en matière de viande halal – ou liées à l'activité économique. Plusieurs associations communautaires musulmanes et de défense du consommateur musulman participent au débat relatif au contrôle de la filière de production de viande halal [56]. Sans entrer dans des digressions inutiles, mentionnons simplement le fait que, actuellement, les débats sur la licité de la viande issue de la filière halal tournent essentiellement sur le respect de la technicité de l'acte d'égorgement, sans étourdissement préalable, et sur la qualification – au plan religieux – des sacrificateurs, avec une volonté de développer la traçabilité du processus, depuis l'arrivée des animaux à l'abattoir jusqu'à la commercialisation du produit fini. Les médias se sont d'ailleurs fait l'écho des débats relatifs à la diminution de la souffrance de l'animal avant et pendant l'abattage [57]. Au début de l'année 2015, les établissements Doux, qui emploient l'électronarcose et le disque mécanique sur leurs chaînes d'abattage, se sont vus une nouvelle fois accusés, par des réseaux communautaires musulmans, de ne pas respecter les règles de l'abattage halal. La polémique, qui dure depuis plus de cinq ans maintenant, tourne essentiellement autour de la technicité de l'acte, sans aucune réflexion sur le statut de la volaille et de son élevage industriel, ni même sur les conditions du transport des bêtes [58]. Si le droit musulman traditionnel s'inscrivait, donc, dans un paradigme spécifique, qui englobait l'élevage et la prédation dans une économie de subsistance où l'accès à la nourriture était la contrepartie de l'effort spécifique de l'Homme pour, entre autres, l'élevage et la chasse, les débats actuels sur le halal poseraient questions. En effet, le surinvestissement des acteurs musulmans dans le technicité de l'abattage halal, déconnecté d'une réflexion profonde sur la personnalité animale et sur le mode de consommation de la nourriture carnée, nous fait entrer dans un rapport de prédation complètement démultiplié et sans aucune contrepartie en terme d'effort, de la part du consommateur, au sens où nous l'avons exposé précédemment.
 

Conclusion : un paradigme musulman fondé sur le végétarisme ?

Il serait utopique, aujourd'hui, d'envisager une orientation alimentaire végétarienne chez la masse des musulmans. Cependant les tensions, au cœur de la société contemporaine, sur la qualité globale de l'alimentation, amènent progressivement les acteurs musulmans impliqués dans la filière halal à interroger les conditions d'élevage des animaux destinés à la consommation. A titre d'exemple, plusieurs associations de défense du consommateur musulman se positionnent désormais plus fermement, en France, sur la surconsommation de viande et sur la qualité de l'alimentation. L'association ASIDCOM a édité récemment un ouvrage qui retrace l'histoire et les enjeux de l'abattage halal en France [59]. Deux autres associations ont édité des guides et publient sur leurs sites des recommandations en matière d'alimentation licite, en lien avec une dimension spirituelle musulmane clairement affichée [60]. Aucune, pourtant, ne se positionne jusqu'à présent de manière détaillée sur une approche paradigmatique globale quant à la personnalité animale et la nécessité d'une bienveillance envers la condition animale à toutes les étapes de la vie de l'animal, jusqu'à son abattage. Un  cas spécifique mérite cependant d'être cité, il s'agit de l'association belge Green Halal [61], laquelle promeut une éthique du halal qui revendique ouvertement le traitement bienveillant de l'animal, dans le circuit le plus court depuis l'élevage jusqu'à l'abattage, en cherchant à éliminer les sources de stress pour l'animal. Il s'agit, à notre connaissance, de la seule association dans le champ francophone qui développe une telle approche holistique de l'animal, doublée d'une éducation à la consommation éthique. Cette interrogation, dans tous les cas, se fait également dans un contexte de réappropriation des sources scripturaires musulmanes, à l'instar de l'exercice présenté dans cet article, qui interrogent les aspects de la vision du monde qui s'est orientée, au cours du temps, dans le champ musulman, vers une « dépersonnalisation » de l'animal [62]. Nous adoptons, à titre personnel, une approche radicale consistant à poser l'incompatibilité totale de la vision de la personnalité animale, dans les sources scripturaires musulmanes, avec les règles de l'élevage et de l'abattage industriels. Nous suivons en cela l'approche du théologien A.B. Masri, en insistant sur le « végétarisme consenti » comme orientation possible, voire nécessaire, pour le respect de l'équilibre des espèces dans l'accès et l'exploitation des ressources terrestres. La critique croissante d'une partie de la société civile vis-à-vis de l'exploitation agressive des ressources naturelles, de l'agriculture intensive à destination de la production de viande et de l'élevage industriel ne peut qu'influencer positivement les populations musulmanes, de manière générale, et les musulmans vivant en Occident de façon particulière, sur la nécessité de repenser le rapport à l'alimentation carnée. Dans cet ordre d'idées, l'option du végétarisme consenti trouve une assise solide, dans le champ musulman, qui peut se développer rapidement comme mode de vie à la fois alternatif et inscrit dans la Tradition religieuse primitive.
 
Cet article a également été publié dans la Revue Semestrielle de Droit Animalier (RSDA).

[1]   Nous employons le terme de paradigme dans son sens étymologique de « modèle » pour faire référence à un modèle de pensée ou à une vision du monde. Nous l'utilisons cependant en lien avec la définition qu'en donne Thomas Khun pour rendre compte d'une conception théorique dominante ayant cours à une certaine époque dans une communauté scientifique donnée, qui fonde les types d'explication envisageables, et les types de faits à découvrir dans une science donnée.
[2]   Sur la notion de « noyau identitaire » cf, entre autres, Carmel Camilleri & alii, Stratégies identitaires, Puf, 1990 et Alex Mucchielli, L’identité, Puf, coll. « Que sais-je ? », 2013.
[3]   Il existe 9 principaux recueils de la Tradition prophétique qui sont classés, selon les traditionnistes musulmans, en fonction du degré d'authenticité des narrations compilées par leurs auteurs. Le débat sur l'authenticité des textes de la Tradition prophétique ne fait partie de l'objet de cet article ; les textes sont ici mobilisés dans le but d'illustrer l'argumentation théologico-juridique musulmane.
[4]   Il existe de nombreux textes de la Tradition prophétique relatifs à ces aspects, et leur recension dépasserait de loin le cadre de cet article. Nous donnerons quelques textes que nous considérons comme suffisamment illustratifs des questions soulevées dans cet article.
[5]  Les ouvrages de droit musulman ne comportent pas de réflexion sur la mise en cohérence globale des versets du Coran sur ce thème, entre autres. Au-delà, cette carence a touché l'exégèse elle-même puisque c'est au 20e s. que certains auteurs musulmans vont développer la notion d' « exégèse thématique » du Coran – at-tafsîr al-maudû'î – consistant à mettre en corrélation tous les versets du Coran traitant d'une thématique spécifique. Dans tous les cas, ce découplage a été fortement accentué dans le contexte de l'industrialisation de l'abattage des animaux, au 20e s. 

[6]    Citons ici le cas de Al-Hafiz Basheer Ahmad Masri (1914-1992), qui représente l'un des rares théologiens musulmans contemporains à avoir traité du sujet. A notre connaissance, son ouvrage intitulé Animals in Islam, paru aux éditions Trust en 1989, est le seul ouvrage exhaustif rédigé par un théologien musulman sur la personnalité animale. L'auteur prend une position ferme vers l'orientation possible d'un végétarisme musulman consenti, sur la base d'une mise en cohérence des passages du Coran et de la Tradition prophétique. L'ouvrage est paru en français sous le titre Les animaux en islam, aux éditions Droits des animaux, en 2015.
[7]    Le concept d' « antiquité tardive » en lien avec les débuts de l'islam est un cadre de référence qui fait l'unanimité des spécialistes contemporains en codicologie coranique et des spécialistes de l'histoire de la genèse et du développement de l'islam. Pour plus de précisions cf, entre autres, Françoise Michaud, Les débuts de l'Islam, jalons pour une nouvelle histoire, Téraèdre, 2012 ; Rachid Benzine, Le Coran expliqué aux jeunes, Seuil, 2013.
[8]    Françoise Michaud, op. cit., pp 51-73.
[9]    Il s'agit là d'un point qui fait débat chez les exégètes musulmans comme chez les philologues contemporains, qui est relatif au statut accordé à la langue du Coran.
[10]    Pour plus de détails cf Sa'îd Hasan Bhirî, al madkhal ilâ maçâdir al-lughâh al-'arabiyyah (Introduction aux sources de la langue arabe), Le Caire, Editions de l'Institut al Mukhtâr, 2001, en arabe.
[11]    Ibid., p 12.
[12]    Dix « Lectures » coraniques, comportant des variantes syntaxiques mineures, sont reconnues comme canoniques par la majorité des théologiens musulmans. La comptabilisation des versets coraniques diffère dans chacune de ces versions. Cependant, la plus répandue aujourd'hui de par le monde musulman est celle appelée Coran de Hafs selon la version de 'âçim, qui comporte 6236 versets.
[13]   Quelques ouvrages majeurs traitant des « circonstances » de la révélation coranique ont été rédigés par des théologiens musulmans, sur la base de narrations dont la fiabilité fait débat chez les spécialistes de la discipline. Deux auteurs musulmans sont particulièrement connus pour leurs compilations de ces narrations ; le premier est Abû al Hasan al Wâhidî al-Nîsâbûrî (mort en 1076), connu pour son ouvrage intitulé asbâb an-nuzûl – les circonstances de la révélation -, publié par les éditions dâr al-kitâb al-'arabî, au Caire, en langue arabe et plusieurs fois réédité ; le second est Djalâl ad-dîn as-Suyûtî, (mort en 1505) connu à la fois pour son très célèbre ouvrage al-itqân fî 'ulîm al-qur'ân – La perfection dans les sciences du Coran – éditépar plusieurs maisons d'éditions dans les pays d'islam, et pour son ouvrage plus spécifique lubâb an-nuqûl fî asbâb an-nuzûl – La quintessence des narrations relatives aux circonstances de la révélation – également édité chez plusieurs maisons d'édition en arabe. De manière générale, tous les ouvrages de la discipline suivent à peu près le même plan, consistant à répertorier, sourate par sourate, les versets faisant l'objet de narrations sur ces circonstances et à discuter de leur degré de fiabilité.
[14]    Il existe des recensions des principales exégèses du Coran, elles ont été classifiées à la fois selon les périodes de leur production et selon le champ exégétique – canonique, historique, linguistique, soufi, thématique, etc. - dans lequel elles se situent. Pour plus de détails cf Muhammad Husayn adh-Dhahabî, at-tafsîr wal-mufassirûn – L'exégèse et les exégètes -, Beyrouth, éditions dâr al qalam, en arabe et 'Abdal-Qâdir Muhammad çâlih, at-tafsîr wal-mufassirûn fîl-'açr al-hadîth – L'exégèse et les exégètes à l'époque contemporaine -, Beyrouth, éditions dâr al-ma'rifah, 2003, en arabe.
[15]    Pour la notion de « moment coranique » cf Tareq Oubrou, Profession imam, entretiens avec Cédric baylocq et Michael Privot, Albin Michel, 2009.
[16]    Au sens où Michel Foucault le définit. Pour son application dans le champ musulman, cf Mohamed Arkoun, La construction humaine de l'islam, entretiens avec Rachid benzine et jean-Louis Schlegel, Albin Michel, 2012.
[17]    Au-delà des travaux du philosophe et islamologue Mohamed Arkoun, deux auteurs majeurs doivent être mentionnés, cf Jacqueline Chabbi, Le Seigneur des tribus. L'islam de Mahomet, CNRS éditions, 2013 (1e éd. , 1997) et Mohamed-Chérif Ferjani, Le politique et le religieux dans le champ islamique, Fayard, 2005.
[18]    Plusieurs missions archéologiques françaises et internationales travaillent dans le Nord de l'Arabie Saoudite, dans la région s'étalant de Tabuk à Pétra (cf les travaux de la mission Madâ'in Sâlih et les rapports publiés, CNRS UMR 8167 et UMR 7041), et dans le sud de la péninsule (cf les travaux de la Mission Najrân, CNRS UMR 8167 et les rapports annuels publiés). Cependant, la doctrine religieuse des autorités saoudiennes qui condamne la vénération de tout objet et l'urbanisation croissante des deux principaux lieux saints musulmans, La Mecque et Médine, contribuent à éradiquer progressivement tous les vestiges archéologiques excavés lors de la construction des fondations. Les médias s'en sont fait l'écho à plusieurs reprises au cours des quinze dernières années. Cf, en autres, Abdoh Khal, « Arabie Saoudite, patrimoine archéologique en danger », in Courrier International, 18 octobre 2010.
[19]   C'est l'un des principaux reproches que l'on peut faire à l'endroit de l'ouvrage de Mohammed Hocine Benkheira, Islam et interdits alimentaires. Juguler l'animalité, Puf, 2000.
[20]    Plusieurs auteurs contemporains emploient le terme de « personnalité juridique » des animaux, lequel consiste, notamment, à inscrire dans le droit le fait que les animaux, au-delà de la douleur physique, sont des êtres en capacité de ressentir la détresse et la souffrance psychique, et à prendre les mesures légales permettant de sanctionner ce type de souffrances infligées à l'animal. Pour plus de détail cf les travaux de Jean-Pierre Marguénaud et de Florence-Burgat.
[21]    C'est la thèse développée par A.B. Ahmed Masri et qui a largement inspiré notre approche de la question. Cf A.B. Ahmed Masri, op. cit.
[22]    Au sens défini par Paul Ricoeur, cf son ouvrage Soi-même comme un autre, Seuil, 1990.
[23]    Cf Omero Marongiu-Perria, « Les religions nous rendent-elles plus humains ? Une réflexion à partir de l'islam », in Les cahiers de l'Islam, 11 octobre 2014.
[24]    Les différents passages coraniques cités dans le présent article sont issus de l'ouvrage de Jacques Berque, Le Coran. Essai de traduction, Albin Michel, 2002 (1e éd., 1990). Nous avons adapté, le cas échéant, la syntaxe afin d'en faciliter la lecture et la compréhension pour le lecteur néophyte.
[25]    Les passages coraniques mentionnés dans le présent article sont référencés de la façon suivante : (sourate, verset).
[26]    On trouve dans le Coran plusieurs centaines de déclinaisons des verbes observer, écouter, réfléchir, méditer, etc. qui pourraient faire l'objet d'une mise en cohérence en lien avec le propos de l'article, mais cela alourdirait considérablement sa lecture.
[27]    Il s'agit de l'étymologie première du terme, mais qui a été interprétée généralement par les théologiens musulmans dans le sens de « vicariat » consistant, pour l'Homme, à octroyer la primauté à Dieu – à travers le texte révélé – dans l'établissement de la loi. Abdennour Bidar, dans différents ouvrages, ouvre une piste d'interprétation intéressante dans laquelle il interprète le fait que Dieu, par l'acte de « succession », place l'Homme au cœur du monde et lui octroie la pleine capacité à agir et à dire la loi. Cf Abdennour Bidar, L'islam sans soumission : pour un existentialisme musulman, Albin Michel, 2012.
[28]    Les textes de la Tradition prophétique comprennent de nombreuses narrations à ce sujet, que nous n'avons pas détaillées dans le présent article. Pour plus de détails, cf A.B. Masri, op. cit.
[29]  Cette narration est rapportée dans les deux recueils de Traditions prophétiques de Bukhârî et Muslim.
[30]  Cette narration est rapportée dans les deux recueils de Traditions prophétiques de Muslim et Abû Dâwûd.
[31]  Cf note 4.
[32]  C'est l'interprétation qu'en donne A.B. Masri dans son ouvrage. Cf A.B. Masri, op. cit.
[33]  Cf Abû 'abdillah al-Qurtubî (mort en 1273), al-jâmi' li-ahkâm al-qur'ân – La somme des canons du Coran -,  Tome 9, p 64, en arabe. Il s'agit d'une des exégèses classiques les plus autorisées dans le monde musulman sunnite, qui discute, entre autres, de la portée normative des versets coraniques. 
[34]  Ou « Les troupeaux », selon la traduction de Jacques Berque.
[35]  Cf Françoise Héritier (dir.), Hommes, femmes : la construction de la différence, Editions Universcience et le Pommier, 2010.
[36]  C'est le parti-pris de A.B. Masri, lequel y voit une piste pour repenser le mode d'alimentation dans la société contemporaine au sein de laquelle, pour la majorité des gens, l'accès à l'alimentation ne repose plus sur ce principe, et où l'accès aux richesses a bouleversé le rapport à la nourriture carnée.
[37]  Muhammad Hamidullah, Le Prophète de l'islam, sa vie, son œuvre, 2 tomes, Paris, AEIF, 1989. Il s'agit du seul auteur ayant entrepris une recension complète des livres historiques, pour la plupart des hagiographies de Muhammad et des ouvrages de recension des batailles conduites sous son commandement où à son initiative. On reprochera à l'auteur, malgré son érudition indéniable, son manque de recul critique dans l'analyse de ces sources.
[38]  Cette narration est rapportée dans le recueil de Traditions prophétiques de Bukhârî.
[39]  Cette narration est rapportée dans le recueil de Traditions prophétiques de Abû Dâwûd
[40]  Muhammad Hamidullah, op. cit.
[41]  Cette narration est rapportée dans le recueil de Traditions prophétiques de Bukhârî.
[42]  Cette narration est rapportée dans plusieurs recueils de Traditions prophétiques.
[43]  C'est en substance la thèse de Mohammed Hocine Benkheira, précédemment citée. Cf note 18.
[44]  On trouvera une analyse détaillée du biais interprétatif dans l'ouvrage de Tareq Oubrou, L'unicité de Dieu, Editions Bayane, 2006, p 165 et suiv.
[45]  Il s'agit d'un parti pris de notre part, qui repose sur l'analyse des approches implicites et explicites de la question au sein des corpus juridiques musulmans, mais également des narrations de la tradition musulmane qui sont assez explicites sur la dimension sociale de cet abattage rituel précis, dimension qui a perduré dans le droit musulman.
[46]  C'est l'avis spécifique existant au sein de l'école juridique Hanafite, l'une des quatre principales écoles de droit musulman, et la plus répandue de par le monde.
[47]  La station d'Arafat, durant le pèlerinage à la Mecque, est effectuée la veille de l'Aïd el Kébir.
[48]  Cette modalité – appelée ifrâd en arabe – consiste, pour le pèlerin, à formuler l'intention de n'accomplir que le grand pèlerinage durant tout son séjour, en qualité de pèlerin, à la Mecque. Cette intention se traduit par un état de sacralisation permanent, comprenant certaines obligations et interdits spécifiques, jusqu'à la fin de la période du pèlerinage. D'un autre côté, le pèlerin est dispensé de l'abattage rituel.
[49]  La prévision de l'accueil des pèlerins fait l'objet de débats récurrents, chez les musulmans, sur les quotas attribués aux pays d'islam et aux pays accueillants des minorités musulmanes, pour accomplir le pèlerinage. Un point nous intéresse ici : alors que les autorités saoudiennes étaient intransigeantes sur le respect strict des modalités d'accomplissement de certains rites – par exemple le périmètre de la station de Minâ et le laps de temps dédié à la lapidation des stèles – elles ont, de facto, pris des mesures d'assouplissement au regard du nombre croissant de pèlerin. La question des conditions désastreuses de l'abattage de plusieurs millions d'animaux, sur une période de trois jours, commence timidement à faire débat.
[50]  Il s'agit ici de trois disciplines qui ont fait l'objet d'une élaboration progressive, dans le champ musulman sunnite et chiite, l'islam chiite ayant, de son côté, poursuivi l'orientation rationnelle développée au sein de l'école théologique rationaliste mu'tazilite, combattue par les théologiens sunnites au 10e s. Pour une approche globale du droit musulman cf Joseph Schacht, Introduction au droit musulman, Maisonneuve & Larose, 1999 (1e éd. 1964). Pour une compréhension des enjeux contemporains relatifs à l'évolution de la discipline des fondements du droit musulman cf Taha Jabir al-Alwani, Fondements du droit musulman, Paris, Institut International de la Pensée Islamique, 2005.
[51] Entre autres questions, liées aux conditions de déplacement, de prédation, etc. que nous avons évoquées dans l'article. Cf, à titre d'exemple, 'alâ ad-dîn abû bakr al-kâsânî, badâi' aç-çanâi' fî tartîb ach-charâi' – L'artisanat le plus noble dans l'organisation des voies [de la connaissance] – l'un des ouvrages majeurs du de l'école juridique hanafite, datant du 12e s.
[52] Ce point mériterait à lui seul un long approfondissement ; il renvoie à la façon dont les exégètes et les juristes ont perçu l'identité musulmane et sa préservation au cours des âges, en lien notamment avec la prédominance progressive du droit au détriment de la philosophie. Marcel Gauchet s'en est fait l'écho dans un entretien récent. Cf « Les sociétés sorties de la religion sont travaillées par une inquiétude spirituelle », entretien avec Marcel Gauchet, réalisé par Martin Legros et Sven Ortoli, in Philosophie Magazine, Retour ou sortie du religieux ?, mars-avril 2015.
[53]  Le phénomène de regain de religiosité, chez les nouvelles générations musulmanes, a fait l'objet de nombreux travaux en sciences sociales, avec une prédominance très forte des recherches en politologie. Nous avons nous même conduit notre thèse de doctorat sur le thème, intitulée L'islam au pluriel. Etude du rapport au religieux chez les jeunes musulmans, soutenue en 2002 à l'université de Lille I. Au-delà des divergences des chercheurs sur l'interprétation de ce fait social, la dimension identitaire du rapport à l'islam tend à exacerber certains aspects de l'orthopraxie religieuse. Le rapport à l'alimentation « halal », relative au respect strict de l'acte d'égorgement de l'animal sans étourdissement préalable, entre dans ce rapport.
[54]  Organisation des Nations Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture, Perspectives de l'alimentation. Les marchés en bref, octobre 2015.
[55]  Deux cabinets privés ont produit des études sur la situation prévisionnelle et l'évolution du marché halal, ce sont le cabinet Xerfi, qui a publié Le marché des produits halal à l’horizon 2012, et le cabinet Solis, qui a publié Horizons Shoppers. Ces études sont parues en 2010.
[56]  Sur cet aspect on pourra se reporter aux travaux très fouillés de Florence Bergeaud-Blacker, l'une des spécialistes françaises, sans conteste, des questions relatives à l'abattage halal. Cf Florence Bergeaud-Blacker et Bruno Bernard, Comprendre la halal, Edipro, 2010 et Florence Bergeaud-Blacker (dir.), Le sens du halal, Editions CNRS, 2015.
[57]  Cf Catherine Vincent, « Comment réduire la souffrance animale lors de l'abattage rituel ou conventionnel », in Le Monde, 28 mars 2012.
[58]  Le site communautaire www.al-kanz.org a été le principal relais médiatique de l'affaire. Cf http://www.al-kanz.org/2015/04/03/abattoir-doux/
[59]  Association de Sensibilisation d'Information et de Défense du Consommateur Musulman, cf Hanène Rezgui Pizette, La République et le Halal. Histoire de l'abattage religieux musulman en France, Paris, Editions Al Qalam, 2015.
[60]    Il s'agit de l'association AVS – A Votre Service – qui a développé sur son site Web une série de recommandation en matière de consommation éthique musulmane, cf http://avs.fr/category/ethique-et-consommation/ et l'association UFCM – Union Française du Consommateur Musulman – qui développe également sur son site une série de recommandation dans une approche éthique plus militante, cf      http://ufcm.fr/comprendre-le-halal/halal-et-consommer-islamique/.
[61]  L'association Green Halal est récente, elle dispose d'un site Web et d'un blog. Cf http://greenhalal.be/.
[62]  C'est dans le monde anglo-saxon que les acteurs musulmans en faveur du végétarisme sont les plus actifs. Le site Web Islamic Concern, pour sa part, s'est fait le relais de différents avis de théologiens musulmans contemporains rendant licite ou promouvant le végétarisme. Cf http://www.islamicconcern.com/fatwas.asp.



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