Vendredi 24 Octobre 2025

BONTE Marie. Nuits de Beyrouth : géographie de la fête dans une ville post-conflit



L’ouvrage de Marie Bonte nous offre l’opportunité de lire autrement les rapports de domination à Beyrouth, sans pour autant se départir des questions confessionnelles. La fête la nuit, la « politique du fun », sont des « révélateurs des mécanismes sociaux et politiques » (p. 315) et de puissants moteurs de (re)production de l’espace beyrouthin (p. 319).
Assaf Dahdah
 
Cette recension a déjà fait l'objet d'une publication dans la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée , 156 (2/2024) | 2024 sous licence Creative Commons (BY NC SA).

 

Broché: 350 pages
Editeur :
Ecole Normale Supérieure (25 janvier 2024)
Langue : Français
ISBN-13:
979-1036206702

Quatrième de couverture

    Cette géographie des loisirs nocturnes à Beyrouth nous emmène au-delà du cliché des nuits enflammées et sans fin de la capitale libanaise, pour analyser les espaces de sociabilités festives, les pratiques des acteurs qui produisent et fréquentent cet univers au quotidien, et les représentations qui lui sont associées. Dans cet ouvrage, Marie Bonte croise les problématiques liées aux usages ludiques de la nuit avec les questions que posent les héritages complexes des conflits, notamment de la guerre civile libanaise. Ce faisant, elle montre comment les pratiques liées à l'alcool, la drague, la danse, constituent des manières de produire et de se réapproprier l'espace urbain, mais aussi d'énoncer un possible vivre-ensemble au-delà des assignations identitaires que le conflit a imposées et matérialisées dans la ville. Au cœur des problématiques de la géographie sociale, culturelle et politique, et intégrant des éléments de marketing territorial, l'ouvrage revisite les questions urbaines au Proche-Orient et de gestion du post-conflit.

    Il intéressera les étudiants, enseignants et chercheurs qui participent d'une réflexion générale sur l’urbain et les espaces post-conflit, sur les changements à l’œuvre dans les sociétés arabes, et sur les citadinités jeunes qui réinventent sans cesse et bruyamment les modalités d’interaction et les manières d’être à la ville.

    Marie Bonte est maîtresse de conférences en géographie à l'université de Paris 8 - Vincennes Saint-Denis, chercheuse au laboratoire LADYSS (UMR 7533), et responsable du master Mondes méditerranéens en mouvement. Ses recherches explorent les dimensions spatiales, politiques, économiques et morales des loisirs nocturnes dans les villes du Proche-Orient, en particulier à Beyrouth, incluant une géographie de la distribution et de la consommation de l’alcool.

 

Recension

    Par Assaf Dahdah
 
    Dans un ouvrage dense et bien écrit issu de sa thèse de doctorat, Marie Bonte, géographe, nous propose une plongée dans les Nuits de Beyrouth, titre principal de son opus paru en 2024 chez ENS Éditions dans la collection Sociétés, espaces, temps. Il trouve en effet toute sa place dans ce triptyque éditorial tant l’autrice nous invite à une Géographie de la fête dans une ville post-conflit (sous-titre de l’ouvrage) à travers une lecture contemporaine de la capitale libanaise par la fête, avec ses enjeux, ses territoires, ses lieux, ses acteurs, ses temporalités.

    Le livre repose sur une introduction robuste, sur sept chapitres qui structurent une réflexion en trois temps, et d’une conclusion en deux mouvements. Il est ponctué de photographies, de cartes, d’extraits d’entretiens, de carnets de terrain et d’archives, traduisant dès le premier coup d’œil l’ampleur et la qualité de l’enquête réalisée sur plusieurs années pour éclairer « le monde de la nuit ». Et pour se faire, il fallait non seulement « y être – l’observer – et en être – le pratiquer. » (p.13) L’autrice, chercheuse en immersion (cliente et serveuse), nous permet de naviguer dans des quartiers qui sont autant de centralités nocturnes et festives, de découvrir des lieux – cabarets, bars et boîtes de nuit – « éphémères », « spectaculaires » ou « ordinaires » (p.141), plus ou moins « select » ou « alternatifs » ; de rencontrer entrepreneurs, barmen, serveurs et noctambules, qui racontent un univers beyrouthin si banal et si spécifique. À partir de cet univers, la démonstration esquisse alors progressivement les contours d’une « ville en archipel », foisonnante mais « incertaine », festive mais « inquiète », révélant des rapports de pouvoir et de domination, des permanences, transformations et transgressions, des inégalités, fragmentations et tensions, une ville (dé)structurée par les guerres passées, rythmée par les mobilisations politiques récentes.

    La première phase de la réflexion pose tout d’abord le cadre méthodologique, théorique et contextuel qui servira de socle analytique avant de laisser la place à une démarche plus descriptive autour d’une géo-histoire sur un siècle du monde de la nuit, où se mêlent « géographie des espaces nocturnes » et « géographie de Beyrouth la nuit » (p.40).

    Alors que le mythe d’une ville qui « sait » faire la fête est entretenu à la fois au Liban et par les magazines internationaux la classant dans le haut des classements festifs, M. Bonte interroge cette histoire d’un « ethos libanais » mêlant « fête, hédonisme et insouciance » (p.80), notamment en lien avec les événements politiques et conflits militaires qui ont affecté la ville et la vie ses habitants depuis les années 1950. D’où la notion de « post-conflit » qui rythme continuellement l’ouvrage, à la fois comme cadre de réflexion pour saisir l’objet/sujet Beyrouth, et comme dimension explicative à un monde de la nuit qui subit et s’adapte aux conflits, s’en nourrit par nostalgie et/ou volonté marketing, qui est aussi l’espace-temps de démarches expiatoires, transgressives, militantes, selon les moments, les lieux et les acteurs. À l’image du reste de la ville, le monde de la nuit vit dans un « horizon d’attente », dans l’incertitude de la menace toujours latente, avec en mémoire l’expérience des guerres et des tensions « déjà toujours là ». C’est donc cette réalité « post-conflit » qui constitue la trame d’un ethos nocturne que l’autrice définit comme « devoir être » et « savoir-faire », construit autour de trois dimensions fondamentales : spatiale (« territoires dans lesquels il se forme, se vit et s’exprime »), défense de l’hédonisme (« poursuite des plaisirs […], l’affichage et l’identification à des pratiques de consommation »), politique (« appropriation ou production d’espaces de loisirs qui se veulent des espaces de rassemblement, et de mixité ») (p. 58-59).

    Une lecture chronologique dresse ensuite l’évolution d’un secteur économique florissant qui se transforme à l’image de la ville, de l’agglomération, et des tendances culturelles et esthétiques locales, régionales et internationales. Un secteur dont la géographie épouse également celle des combats, des destructions et de l’ordre milicien entre les années 1970 et 1990, avant de retrouver les centralités beyrouthines et les logiques somme toute plus ordinaires d’un développement en lien avec le marché locatif, les modes et les stratégies entrepreneuriales en contexte libéral et clientéliste. En négatif d’un Liban confessionnalisé, le monde de la nuit se veut donc espace-temps de mixité, tout en étant caractérisé par une homogénéité socio-économique flagrante. Dans un pays où avoir accès à des besoins essentiels relève de la gageure pour le plus grand nombre, où les inégalités ont toujours été prégnantes et sont aujourd’hui majeures, la question « qui peut s’offrir la nuit ? » est d’ailleurs rapidement posée par l’autrice qui évoque des pratiques consuméristes désormais réservées à une « minorité privilégiée » (p. 49).

    La deuxième phase de l’ouvrage s’intéresse d’ailleurs aux acteurs qui composent le « champ » : à ceux qui « orchestrent » cette « cité du spectacle », à ceux qui en sont les animateurs et les employés, à celles et ceux qui, faisant partie de la classe privilégiée, peuvent en profiter. En effet, les entrepreneurs de la nuit sont exclusivement des hommes qui, s’ils ne sont pas déjà dotés en capital et en réseau pour investir seuls et/ou être partie prenante d’une initiative entrepreneuriale entre associés bien pourvus, sont d’anciens barmen issus du milieu, connus pour leurs cocktails dans les bars et clubs ayant pignon sur rue. Leur trajectoire traduit certes des possibilités de mobilités ascendantes, car désormais dotés d’un certain capital de reconnaissance et réseau de connaissances dans le champ nocturne, ils tentent l’aventure entrepreneuriale. Mais ces figures dominent un univers festif qui repose pour l’essentiel sur une hiérarchie sociale, ethnique et de genre bien marquée, sinon figée. Si quelques femmes prennent maintenant place parmi les DJs, les autres actrices du champ sont presque toutes cantonnées au rôle de serveuses pour les Libanaises et à celui de « runners » pour les travailleurs étrangers précarisés. À ces derniers, s’ajoutent ceux qui travaillent pour les entreprises de « valets parking » et les agents de sécurité, figures ordinaires de la régulation des espaces publics beyrouthins, où se négocient les empiétements et les privatisations de la rue. L’industrie des valets parking, qui repose sur des liens clientélaires et des réseaux partisans supposés, est d’ailleurs la première garante d’un monde de la nuit marqué par les attitudes et pratiques ostentatoires des riches clients. Quiconque pratique le monde de la nuit à Beyrouth ne peut qu’être interpelé par le ballet des voitures de luxe et la manière qu’ont les valets parking de les ordonner pour les exposer selon leur prestige. Cette ostentation se retrouve également par les pratiques alcoolisées que M. Bonte décrit dans des soirées où l’on affiche le prix mirobolant des bouteilles consommées. C’est donc l’analyse d’une économie de la consommation et d’une économie des relations sociales par la boisson que l’autrice propose ; pour in fine la résumer dans un ethos nocturne qui s’apparente une « politique du fun » reprise à Asef Bayat (p. 202) à la fois en contradiction avec les normes sociales, morales et religieuses d’une partie du pays (p. 225), mais qui participe aussi à la reproduction de rapports de classes et de genre bien établis. Néanmoins, le monde de la nuit est également celui des transgressions et revendications, celui d’un espace-temps de négociation des libertés individuelles. Emerge un champ « alternatif », qui revendique au premier chef un respect des conditions de travail des salariés, qui met en avant un ancrage libanais sinon arabe en opposition à la globalisation des pratiques et des représentations consuméristes et culturelles. Et qui s’inscrit dans un univers de militance affiché, publicisé, voire même détourné. Il existe donc selon l’autrice un « ethos nocturne politisé » (p. 250), dont l’un des critères est notamment la place de l’altérité à l’image des personnes gays. La ville la nuit rejoint en cela la question plus vaste du droit à la ville et de ce que l’autrice nomme « les possibilités de ville » (p. 271).

    Le dernier chapitre conclusif intitulé « La nuit pour habiter la ville post-conflit » revient sur l’articulation entre fête et conflit, sur un ethos nocturne comme transgression, comme espace-temps du « défoulement cathartique » face à l’incertitude de l’avenir. En somme, la guerre constitue un puissant moteur de la fête, d’un « capital cosmopolite » (p. 296) avec ses discours, ses performances et ses procédés de distinction. Cependant, la fête et le monde de la nuit, avec ses repères, se révèlent être aussi un cadre de normalité et de permanence face à l’incertitude et à la déliquescence, dont l’explosion du port en août 2020 n’est qu’un exemple. L’ouvrage se termine ainsi sur un paysage ravagé en guise d’épilogue, où des habitants tentent malgré tout de reconstruire des lieux de la nuit qui sont finalement ces rares repères dans un pays effondré.

    L’ouvrage de Marie Bonte nous offre l’opportunité de lire autrement les rapports de domination à Beyrouth, sans pour autant se départir des questions confessionnelles. La fête la nuit, la « politique du fun », sont des « révélateurs des mécanismes sociaux et politiques » (p. 315) et de puissants moteurs de (re)production de l’espace beyrouthin (p. 319). Et à ce titre, une dimension pourrait venir enrichir ce travail déjà abouti, celle d’un hors-champ de l’univers nocturne qui n’est pas que l’apanage des privilégiés, bien que moins visible. Car l’agglomération beyrouthine compte également ces espaces-temps nocturnes où se retrouvent les marginalisés – travailleurs étrangers, Libanais et Syriens précarisés – qui contribuent aussi à cette géographie de la fête.


    Assaf Dahdah, « BONTE Marie. Nuits de Beyrouth : géographie de la fête dans une ville post-conflit », Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 156 (2/2024) | 2024, mis en ligne le 24 juillet 2024, consulté le 15 juillet 2025. URL : http://journals.openedition.org.janus.bis-sorbonne.fr/remmm/21382 ; DOI : https://doi-org.janus.bis-sorbonne.fr/10.4000/123l0
   

 





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