Vendredi 6 Octobre 2017

Avocats indigènes dans l'Alger coloniale (Les) : de l'accès à la profession aux défis de l'indépendance




Les avocats « indigènes » dans l'Alger coloniale : de l'accès à la profession aux défis de l'indépendance / Christian Phéline éd. Riveneuve, 2016

Recension de l’Académie des sciences d'outre-mer, selon les termes de la licence Creative Commons Paternité.

Par Jean Martin

Dans l'éveil et la vie des sociétés démocratiques, les hommes de loi, et notamment les avocats, ont de tout temps joué un rôle majeur. Il en fut de même dans les pays colonisés où ils ont pris la défense de leurs compatriotes et les ont aidés à secouer le joug de la domination étrangère.

Christian Phéline appartient à une famille établie en Algérie pendant quatre générations. Son arrière grand-père fut avocat au barreau d'Alger et a lui-même travaillé dans les services du gouvernement algérien au lendemain de l'indépendance. Il a tout naturellement entrepris de retracer l'histoire du groupe des avocats « indigènes musulmans » qui ont constitué un facteur d'émancipation au sein de cette population dominée. Les archives du barreau, bien conservées, notamment les dossiers personnels, lui ont fourni l'essentiel de sa documentation.

Les avocats inscrits au barreau d'Alger étaient 57 en 1894, 100 en 1912, 150 en 1925, 200 en 1934, 310 en 1953, 250 en 1961, et 150 en 1963. Dans ce total, la proportion d'indigènes musulmans fut toujours infime : si l'on dénombre au total 88 « indigènes » admis au stage ou effectivement inscrits tout au long de cette période, ils n'étaient que 13 en fonction en 1941, soit 4,3% du corps, quand le gouvernement de Vichy fit procéder à un recensement. En 1956, ils seront 29 (dont 11 stagiaires) et au début de 1962, donc à la veille de l'indépendance, 17 dont 2 stagiaires, soit 6, 5% du total (la guerre avait entraîné l'exode de plusieurs d'entre eux, ce qui explique cette régression des effectifs).

Les professions libérales attiraient les étudiants musulmans d'autant que la plupart des emplois administratifs leur étaient fermés par la législation coloniale. L'accès au barreau ne leur était pourtant pas facile, il fallait tenir compte des résistances d'un milieu corporatiste et en 1913 encore, Boussaad Aït Kaci se voyait refuser l'admission au stage au motif qu' « indigène non naturalisé », il ne jouissait pas de la citoyenneté française (ce refus fut confirmé par la Cour de Cassation). Le premier avocat d'origine indigène, Ahmed Bouderba (1868-1920) issu d'une grande famille de notables très connue à Alger dès les premiers temps de la présence française, fut inscrit au barreau en 1891. Du fait des préjugés raciaux sévissant à Alger, un bon nombre d'entre eux, plus d'une vingtaine au total, avaient étudié le droit en métropole, notamment à Paris, accessoirement à Bordeaux, Grenoble, Toulouse, Montpellier et Aix-en-Provence. Avant d'entrer à l'université, beaucoup de ces étudiants étaient issus des médersas ou de l'enseignement primaire supérieur qui ne préparait pas au baccalauréat. Il leur fallait alors entreprendre la préparation de cet examen ce qui occasionnait un retard dans leur cursus. Le conseil de l'Ordre fut toujours opposé à ce qu'une équivalence du baccalauréat fut reconnue aux diplômés des médersas.

Le nombre d'admis ne doit pas faire illusion, car les démissions au bout de quelques années d'exercice étaient nombreuses. Sur l'effectif de 88, ci-dessus mentionné, 35, soit plus du tiers, quittèrent la profession avant 5 années d'exercice, voire même en cours de stage. Ces démissions s'expliquent dans certains cas par quelques incartades et la menace de poursuites disciplinaires pouvant entraîner la radiation, par un stage professionnel (notamment chez un avoué) mais surtout par les difficultés qu'avait un avocat « indigène » à se faire une clientèle à Alger, ville à majorité européenne, les Européens ne faisaient pratiquement jamais appel à eux. Il fallait tenir compte de la concurrence des « oukils » pour les affaires civiles relevant du statut personnel et du droit musulman. Les intéressés sollicitaient souvent leur inscription dans un autre barreau, notamment dans l'est algérien. Les villes de Constantine et de Sétif où il existait une petite bourgeoisie musulmane, clientèle potentielle, étaient particulièrement recherchées. D'autres trouvaient parfois un emploi dans l'enseignement (professeur de droit dans les médersas) ou dans l'administration (notamment dans les services du protectorat marocain où les conditions de vie et de travail étaient de loin préférables. Un certain nombre de ces avocats s'étaient affiliés à des obédiences maçonniques, (notamment la loge Bélisaire du Grand Orient d'Alger.

A partir de la deuxième guerre mondiale, beaucoup optèrent pour une carrière politique et s'engagèrent dans les rangs de l'UDMA ou du MTLD puis du FLN, tel Ahmed Boumendjel (1908-1982) ancien instituteur élu conseiller municipal d'Alger puis sénateur en 1948. Il fut le défenseur des militants du PPA et de Messali lui-même. Son épouse française, Gilberte Saadia Charbonnier, était directrice de l'école normale des Batignolles à Paris. Son frère, l'avocat Ali Boumendjel, militant du FLN, fut assassiné par les parachutistes d'Aussaresses, le 23 mars 1957.

Certains tombèrent sous les balles de l'OAS en 1961 et 1962. Tel fut le sort de Hassen Aberkane, d'Abderrahman Zizine, et de Kaci Ould Aoudia. Le plus jeune et le plus brillant de ces avocats, Mohamed Seddik Benyahia, (né en 1932), docteur en droit sera un des négociateurs des accords d'Evian et deviendra ministre par la suite.

Certains autres, peu nombreux, que l'auteur appelle « francisés » avaient pris position en faveur du maintien de la souveraineté française et s'engagèrent parfois activement aux côtés des partisans de l'Algérie Française : citons le cas d'Ali Chekkal, né à Mascara en 1896, bâtonnier de sa ville natale, qui fut élu conseiller général de Mostaganem puis vice-président de l'Assemblée algérienne en 1949. Condamné à mort par le FLN, il se réfugia à Paris. Sa passion du football lui fut fatale et en dépit d'une protection policière, il fut abattu par un moudjahid, Mohammed ben Sadok, au stade de Colombes, le 29 mai 1957. Mentionnons encore le bâtonnier Robert Abdesselam, fils d'un avocat musulman et d'une mère française, qui sera surtout célèbre comme champion de tennis. Partisan d'un régime d'autonomie sous l'égide française, il sera élu député en novembre 1958, et échappera à plusieurs attentats. Il condamnera le mouvement des barricades de janvier 1960 mais se fera le défenseur les généraux ayant pris part au putsch d'avril 1961 et ira même, longtemps plus tard, jusqu'à approuver le rôle de Maurice Papon dans la répression des manifestations parisiennes d'octobre 1961.

Ce petit ouvrage est pourvu d'un index fort utile et d'une bibliographie détaillée. Les travaux de notre collègue de Lille Hervé Leuwers sur l'histoire du barreau ne sont pas oubliés.

Jean Martin



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