Sociologue des religions (Maghreb, islam), membre du CISMOC (Université de Louvain, Belgique) et… En savoir plus sur cet auteur
Mardi 8 Décembre 2020

Avicenne ou l’éclectisme par excellence



Il est difficile de résumer en quelques pages la vie et l’œuvre d’un personnage hors du commun tel qu’Abû ‘Alî Ibn Sînâ, plus connu en Occident sous le nom d’Avicenne. À la fois médecin, philosophe, mathématicien, métaphysicien, musicologue, théologien et mystique, il s’est appuyé sur la somme des savoirs de son époque pour produire une pensée originale qui a marqué inexorablement les mondes musulman et chrétien. C’est peu dire qu’Avicenne représentait, à lui seul, un éclectisme digne des plus grands, de ceux qui échappent aux classifications disciplinaires simplistes. Aujourd’hui encore, des recherches académiques sont conduites à son sujet, sur sa pensée philosophique et sur son approche de la théologie musulmane. Focus sur l’un des grands personnages de l’histoire du monde.

Une vie mouvementée

C’est en grande partie grâce à son autobiographie, achevée par son contemporain, disciple et biographe Abû ‘Ubayd al-Juzjânî (980-1037) que l’on connaît la vie d’Abû ‘Alî Husayn Ibn Sînâ. Ce dernier naît en 980 dans un village proche de Boukhara, en Transoxiane – l’actuel Ouzbékistan -, au sein d’une famille musulmane. Son père, collecteur d’impôt sous la dynastie iranienne samanide – État vassal de l’empire abbasside – se convertit au chiisme ismaélien. À l’époque, les ismaéliens développent une forte activité de prédication et ils se distinguent, entre autres, par leur éclectisme théologique et philosophique. Après la naissance des deux fils, la famille s’installe à Boukhara et accueille un missionnaire et philosophe ismaélien, Abu ‘Abdallah al-Nâtilî qui devient, pendant quelques années, précepteur du jeune Avicenne. À l’âge de dix ans, ce dernier a déjà mémorisé le Coran et il a été initié à l’arithmétique, à la géométrie euclidienne et aux grandes bases philosophiques. Doté d’une forte capacité mémorielle et d’analyse, il poursuit seul ses lectures en philosophie – il s’attaque à l’Almageste de Ptolémée – et en médecine, grâce à un médecin proche de sa famille qui lui apporte des livres. La Métaphysique d’Aristote lui demeure cependant quasiment incompréhensible jusqu’à ce qu’il acquière, chez un libraire, un ouvrage d’Al-Fârâbî commentant l’ouvrage d’Aristote. Les portes de l’éclectisme scientifique lui étaient désormais ouvertes.

À l’âge de seize ans, Avicenne intègre en qualité de médecin la célèbre académie de Gondishapur, située au sud-ouest de l’Iran, dans l’actuelle province du Khuzestan. Un an plus tard, il guérit l’émir samanide Nûh Ibn Mançûr qui le récompense en l’intégrant parmi ses proches et en lui permettant de consulter les ouvrages de son importante bibliothèque. C’est à partir de là que la vie d’Ibn Sînâ devient assez mouvementée ; en quelques années, il doit faire face à l’incendie qui consume la bibliothèque samanide et dont il est accusé par ses détracteurs, puis à la mort successive de l’émir, qui préfigure la fin imminente de l’empire samanide, et celle de son propre père. Avicenne, tombé en disgrâce auprès du nouvel émir, part pour la région de Khwarizm – située aux confins du Turkménistan et de l’Ouzbékistan – dont le prince place les savants sous sa protection. Il y intègre le cercle animé par le mathématicien Abû Naçr Mançur Ibn ‘Irâq et son élève, le célèbre al-Bîrûnî. Mais l’instabilité politique de la région et les guerres incessantes entre Turcs et Perses conduisent Avicenne à chercher refuge successivement à Jurjân – appelée Gorgan en persan – au nord-est de l’Iran, en bordure de la mer Caspienne, puis à Rayy, ville natale de Rhazès, l’illustre médecin, située à proximité de l’actuelle Téhéran. En 1014, à l’âge de 34 ans, il s’installe dans la célèbre cité de Hamadân, au nord-ouest de l’Iran. Après avoir soigné l’émir bouyide Chams al-Dawlah, ce dernier le nomme vizir. Cette charge durera sept ans. En 1021, l’émir décède et Avicenne, victime de ses détracteurs, est contraint une nouvelle fois à prendre le chemin de l’exil après avoir passé quelques mois en prison. En 1023, il arrive à Ispahan et il se met sous la protection de ‘Alâ’ al-Dawlah Muhammad Ibn Kâkâwî, le fondateur de la puissante mais éphémère dynastie kakouyide. Durant près de 15 ans le savant, dont la popularité est énorme, continue à écrire et à se rendre au chevet des princes de l’Irak jusqu’au Turkestan pour les soigner, tout en pratiquant la médecine auprès des gens du commun. Au cours du mois d’août 1037, alors qu’il accompagne l’émir dans une expédition dans la province du Kermanshah, à la frontière actuelle de l’Irak, Abû ‘Alî Ibn Sînâ est pris une nouvelle fois d’une crise intestinale, maladie dont il souffrait depuis plusieurs années, dont il ne réchappera pas. Sa dépouille est acheminée à Hamadan où il est enterré et, au début des années 1950, un immense mausolée est érigé sur sa tombe, en plein centre-ville, pour marquer l’empreinte majeure que le personnage a laissé dans l’histoire du monde médiéval. Lui fait face une statue à son effigie, réalisée à partir de photographies de son crâne.

Un contexte culturel et scientifique florissant

Ce panorama concis de la vie d’Ibn Sînâ laisse entrevoir l’amplitude de son savoir mais également de sa mise en pratique concrète, auprès de puissants comme des humbles, et dans des contextes parfois tumultueux. Les régions s’étendant de la Perse à L’Ouzbékistan, à son époque, comportent d’importants foyers civilisationnels dont certains datent de l’époque sassanide, bien avant la venue de l’islam. L’académie de Gondishapur en est un exemple particulièrement vivant. Bien que déjà partiellement tombée en désuétude à la fin du Xe s., elle représente encore un carrefour culturel, religieux et scientifique d’ampleur. Son histoire remonte aux Ve et VIe s. de notre ère ; après la fermeture par Zénon – empereur romain d’Orient – de l’école théologique d’Édesse, en 489 et celle de l’école philosophique néo-platonicienne d’Athènes par Justinien, en 529, beaucoup de leurs membres s’installent en Perse, emmenant avec eux leurs textes et leur savoir. Lorsque l’islam gagne Gondishapur, en 638, l’académie accueille déjà des savants et des théologiens venus depuis la Grèce jusque l’Inde et de différentes confessions religieuses. La ville est également connue pour les générations de familles de médecins qui s’y sont succédées, ce qui a permis une vaste transmission et un grand développement de la discipline. Un événement particulier va d’ailleurs influencer le cours de l’histoire des sciences en islam au début du VIIIe s. ; en l’an 765, alors qu’il est malade, le calife abbasside Al-Mançûr fait venir à son chevet Georges Bar Gabriel Bokhticho – Jurjîs ibn Jibrîl Bukhtîchû –, médecin en chef de Gondishapur et chrétien nestorien, qui s’adresse d’ailleurs à lui en langue arabe. Son petit-fils, Gabriel Bar Bokhticho, demeure au service des califes Hârûn al-Rachîd, al-Amîn et al-Ma’mûn durant près de 25 ans, de 803 à 828, date de sa mort. C’est lui qui incite Hârûn al-Rachîd à fonder le premier hôpital de Bagdad, dont il sera médecin en chef.

Le Calife al-Ma’mûn, dont la mère était iranienne, fait de son côté construire la fameuse Maison de la sagessebayt al-hikmah – sur le modèle de l’académie de Gondishapur. C’est également lui qui impulse un vaste mouvement de traduction vers l’arabe des textes philosophiques et scientifiques de l’Antiquité. Il confie cette tâche à l’érudit chrétien nestorien Hunayn Ibn Is’hâq al-‘Ibâdî (808-873) qui, outre d’être un médecin patenté auprès de Gabriel Bar Bokhticho, maitrise parfaitement l’arabe, sa langue d’origine, le syriaque, sa langue cultuelle, le grec et le persan. Hunayn développe une entreprise familiale de traduction qui devient très florissante, pour le compte des médecins, des érudits et des chefs politiques de son époque. La contribution de Hunayn à la diffusion du savoir est immense et c’est peu dire qu’il représente l’un des personnages centraux du IXe s. ; outre ses propres ouvrages, il traduit et il révise également les précédentes traductions des œuvres des philosophes, des mathématiciens et des médecins grecs. Ces traductions, enrichies des œuvres des savants de l’Inde, de Perse et des ouvrages de philosophes et de médecins musulmans tel qu’Abû Bakr al-Râzi, connu en Occident sous le nom de Rhazès, vont parcourir l’ensemble des mondes musulman et chrétien et bouleverser le rapport aux savoirs anciens et nouveaux.

Avicenne, un homme éclectique

C’est à la lumière de ce contexte qu’il faut apprécier l’étendue du travail accompli par Avicenne. Son époque, en effet, est celle d’une évolution extrêmement importante des sciences. Les mathématiques voient apparaître de nouvelles subdivisions disciplinaires telles que l’algèbre, l’analyse indéterminée, la géométrie sphérique, etc. Cette évolution conduit à l’introduction des mathématiques dans toutes les sciences traditionnelles comme l’astronomie.
La médecine clinique s’est également considérablement développée sous l’impulsion, entre autres, d’Abû Bakr al-Râzî. Du côté philosophique, beaucoup d’ouvrages de l’Antiquité ont été traduits et Avicenne bénéficie de l’apport de ses prédécesseurs directs, en particulier al-Fârâbî qui lui a ouvert les portes de la compréhension des écrits d’Aristote. Déjà, au cours de l’année 997, le jeune Ibn Sînâ avait déjà entretenu une correspondance avec al-Bîrûnî sur des questions aussi ardues que la définition du « vide », la dilatation des corps ou la réfraction de la lumière. On sait également qu’Avicenne a eu l’opportunité de consulter plusieurs grandes bibliothèques et de consulter une somme incommensurable d’ouvrages, tout en échangeant avec les savants, les chefs politiques et en exerçant son art de prédilection, la médecine.
 
Avicenne a pour sa part, été l’auteur d’une œuvre prolifique. Le dominicain Georges Chehata Anawati en a établi une bibliographie comptant 276 titres et le Pr. Yahyâ Mahdavi, de l’université de Téhéran, a établi une liste de 242 titres. Certains de ses livres, qui représentent le fruit d’un travail colossal, ont malheureusement disparu à jamais. C’est le cas du kitâb al-Inçâf – le Livre de l’arbitrage équitable – dans lequel l’auteur répond à vingt-huit mille questions de philosophie et qui a été détruit lors de la mise à sac d’Ispahan en 1034. Tout au long de ses activités et de ses pérégrinations Avicenne n’a, en effet, jamais cessé d’écrire et la plupart de ses ouvrages étaient rédigés en langue arabe, parfois en persan. En médecine, il est connu avant tout pour son Kitâb al-Qânûn fî-l-tibb, plus connu sous le titre de Canon, qui sera utilisé pendant plusieurs siècles en Orient et en Occident et fera l’objet de traductions en latin. L’ouvrage se divise en cinq grands chapitres dans lesquels le savant expose les principes généraux de la médecine, la subdivision des sciences médicales, les différents types de maladies, la fabrication des médicaments et les médications. Il serait trop long d’exposer plus en détail tous les apports d’Avicenne aux sciences médicales, aussi bien sur le plan théorique que dans la description de la physiologie humaine ou des maladies. Avicenne utilise également les avancées mathématiques pour les intégrer en tant que connaissance préliminaire nécessaire – ou propédeutique – à toutes les sciences. Plusieurs chapitres leur sont ainsi consacrées dans sa somme philosophique, le Kitâb al-Chifâ’. On lui doit aussi, entre autres exemples, le Kitâb al-Mantiq al-mûjâz – le Précis de logique – et la Risâlah fî ahwâl al-nafs – le Livre des états de l’âme.


Avicenne entre philosophie et mystique

Parallèlement à ses travaux en médecine, c’est surtout pour son commentaire des écrits d’Aristote et sa philosophie qu’Avicenne est mondialement connu. De son Kitâb al-Inçâf, il nous est parvenu un fragment intitulé Commentaire sur le Livre Lambda de la Métaphysique d’Aristote, qui a fait l’objet de plusieurs traductions et publications contemporaines en langue française. Nous disposons également de son Kitâb al-Ichârât wa-l-tanbîhât – le Livre des directives et remarques – qu’il a rédigé à la fin de sa vie. C’est donc un ouvrage important pour la compréhension de l’aboutissement de la pensée philosophique avicennienne, qui se compose de trois grandes parties : la logique, la physique et la métaphysique. Mais sa grande œuvre, dans ce domaine, demeure le Kitâb al-Chifâ’ – le Livre de la guérison [de l’âme] – dans lequel le savant traite à la fois de la formation et de la structure de l’univers, de la physique, de la métaphysique et de la logique. Il y mobilise un immense corpus de savoir qui deviendra par la suite une source d’inspiration majeure pour l’illustre philosophe Mullâ Çadrâ al-Chîrâzî (1572-1640) – l’un des grands élèves du philosophe et gnostique iranien Muhammad Bâqir Mîr Dâmâd (1561-1631) -, dont le commentaire du Chifâ’a fait l’objet d’une édition contemporaine en Iran. Nous pouvons compléter ce tableau, dessiné à grands traits, en citant le Hayy Ibn YaqzhânLe vivant, fils de l’éveillé, à ne pas confondre avec l’ouvrage d’Abû Bakr Muhammad Ibn Tufayl (env. 1105-1185) -, dans lequel Avicenne, à la demande de deux de ses disciples, décrit en trois récits, de façon allégorique, la rencontre entre l’âme humaine qui aspire à la perfection et l’intellect agental-‘aql al-fa’’âl – chargée de lui enseigner les modalités pour y parvenir.
 
Cela nous conduit à évoquer quelques aspects succincts de la philosophie orientaleal-falsafah al-mashrîqiyyah – avicennienne, qui sera poursuivie par la philosophie ishrâqiyyah en Orient islamique. Les nombreuses questions qu’ont soulevées les philosophes, à travers les âges, sont souvent des prolongements, des explicitations et des critiques des approches qu’avaient développées leurs prédécesseurs de l’Antiquité, en particulier Platon et Aristote. Parmi la multitude des questions que ceux-ci ont soulevées, nous en citons quelques-unes à titre purement illustratif : Dieu est unique et il est en même temps la cause efficiente de chaque chose, comment alors penser l’articulation entre unité et pluralité ? En d’autres termes, si l’on part du principe que « l’unique ne peut engendrer que l’unique », la pluralité des choses composant ce monde renvoie-t-elle à une unité première ? Si oui, quelle en est sa nature et comment s’opère le passage de l’un au multiple ? Et quel est le statut de l’« être », de l’existant ? Peut-on caractériser ce qui constitue l’« essence » des choses existantes au-delà de ce que nous percevons du monde avec nos sens ? Et qu’est-ce qui donne « corps », alors, à ce qui est existant ?
 
Sur toutes ces questions les platoniciens, les néoplatoniciens et les péripatéticiens – école philosophique d’Aristote – apporteront des réponses diversifiées qui impacteront fortement les philosophies et les théologies juives, chrétiennes et musulmanes. Platon développe une vision dualiste : ce que nous percevons des choses n’est qu’une illusion car nos sens ne peuvent rendre compte de leur réalité ; seul l’intellect, s’il y est correctement préparé, peut saisir les archétypes qui constituent les véritables formes et modèles des choses que nous percevons, qui gardent toujours la même identité dans le temps et sont indépendantes de la contingence de ce que nous en voyons. C’est dans ce sens qu’on parle de l’idéalisme de Platon, car il considère que c’est dans ces « formes » - idea, en grec – que réside la vraie réalité. Cela pose la question de la nature de l’âme ; pour Platon celle-ci relève du divin et du monde des idées, alors que le corps relève de la contingence par son caractère mortel. C’est parce que l’âme tend naturellement vers le monde des idées – puisqu’elle en vient et qu’elle ne change jamais de nature – que le philosophe, par l’acte de « réminiscence », peut s’acheminer progressivement du monde des choses sensibles à celui des idées intelligibles. Pour donner un exemple concret, on peut distinguer le fait de considérer une fleur comme étant « belle » et être capable de qualifier ce qui constitue « l’essence » de la beauté des choses. C’est cette essence de la beauté qui est la seule vraie réalité à atteindre. Aristote, pour sa part, adopte un point de vue opposé ; pour lui, l’essence des choses ne peut exister qu’en étant incarnée dans une matière, c’est la théorie de l’hylémorphisme. Partant de là, tout être humain, comme tout objet, n’existe que par la conjonction, en son sein, d’une essence – ou forme – et d’une matière. Les êtres humains sont vivants tant que l’âme, le principe de la vie, actualise dans le corps cette vie qu’il possède en possibilité. Les deux philosophes font une distinction entre l’âme et le noûs - l’intellect ou l’esprit - ; ce dernier représente la partie la plus divine de l’âme, comme une émanation directe de l’intellect agent lui-même directement issu de Dieu. Ce dernier est le principe premier du monde ; il est à la fois être immuable et agissant, ou encore essence et existence, dotée d’une « auto-intelligence » ou capacité à penser sa propre pensée. Aristote, dans sa philosophie basée sur une forte description de la nature, des animaux et de l’univers, développera une théorie « atomistique » de la formation et du fonctionnement du monde qui influencera fortement les scientifiques et les philosophes jusqu’aux découvertes de Galilée puis de Newton.
 
Avicenne accomplit une synthèse des philosophes de l’Antiquité. Ayant lu une bonne partie d’entre eux, il développe une métaphysique à partir des écrits péripatéticiens, de l’approche d’Al-Fârâbî et de sa propre démarche mystique. C’est dans ce sens qu’on parle de la création d’une philosophie orientale chez Ibn Sînâ. Celui-ci reprend les grands traits de la relation entre Unité et multiplicité telle que les Anciens l’avaient évoquée ; Dieu représente ainsi l’« être nécessaire » duquel, par « émanation » ou « débordement » de l’intelligence divine est créée l’Intelligence première.  Cette première intelligence, en contemplant Celui qui l’a engendrée et en se contemplant elle-même, engendre alors la pluralité du monde. Partant de là, le monde est composé d’une succession de sphères – on retrouve ici le système forgé par Ptolémée – situés dans une relation hiérarchique, avec pour chacune une âme motrice qui aspire à accéder à l’Intelligence dont elles émanent. Les êtres humains se situent au sein de la dixième et dernière sphère qui correspond à l’« intelligence active » - al-‘aql al-fa’’âl – qui correspond, chez les avicenniens, à l’Ange Gabriel dont la « vertu émanatrice » engendre la pluralité des âmes humaines. C’est par l’« acte contemplatif » que l’intellect humain, qui participe quelque part de celui de l’Ange, pourra lui aussi être « illuminé » par l’Intelligence dont il émane. On retrouve ici un aspect du néo-platonisme, qui est complété par l’idée selon laquelle l’âme, en son essence, étant immortelle, l’immortalité sera conférée à tous ceux qui auront accédé à un état d’illumination constant.

Actualité de la pensée d’Avicenne

Il serait trop long de détailler ici la pensée avicennienne à la lumière du Coran, mais soulignons que, contrairement à une idée parfois répandue, aucun contemporain du philosophe n’a remis en cause sa qualité de musulman. Ses écrits philosophiques ont soulevé des commentaires mais aussi des critiques, parfois acerbes, de la part de philosophes et de théologiens musulmans. La charge portée par Abû Hâmid al-Ghazâlî (1058-1111), dans son Tahâfut al-falâsifahL’incohérence des philosophes – est bien connue. Son objectif était, entre autres, de réfuter les thèses néoplatoniciennes considérées par trop hétérodoxes. Un autre illustre savant musulman, Fakhr al-Dîn al-Râzî (1149-1209), connu pour sa Somme exégétique, n’hésitera pas à puiser dans cet héritage philosophique pour l’intégrer dans une réflexion théologique qui abolit, chez lui, les frontières entre philosophie et théologie. Il est en tout cas indéniable que si Averroès est plus connu dans l’Occident musulman, même si l’impact de ses écrits y a été finalement assez restreint, l’impact de la philosophie d’Avicenne est demeuré considérable jusqu’à nos jours dans l’Orient musulman. Au-delà des frontières entre sunnisme et chiisme, entre théologie et philosophie, l’immensité de la pensée avicennienne devrait nous inciter à renouer avec une vision transdisciplinaire et complexe, au sens noble du terme, de l’islam pour relever les défis d’un monde lui aussi complexe.



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