Dimanche 18 Mai 2014

Apprendre et enseigner : un même devoir religieux

par Hisham Nashabî




La médersa ("lieu de la leçon") était l'université du monde arabe médiéval. Le programme des études y était axé sur le Coran, sur la théologie et le droit islamiques. Mais nombre d'autres disciplines, telles la grammaire, la littérature, les mathématiques, étaient aussi, et sont aujourd'hui encore, de tradition dans certaines médersas. Dans ces instituts, l'enseignement était gratuit, comme l'étaient le logis et le couvert.


Photo © Bibliothèque Nationale, Paris. Image d'un manuscrit, du début du 13e siècle ; on y voit un élève répondre au professeur tandis qu'un autre actionne un éventail suspendu au plafond.
L'UNITÉ, tel est le caractère le plus constant de l'Islam : unité de Dieu, unité des aspects spirituels et séculiers de la vie, unité des domaines religieux et temporel. L'éducation reflète aussi cette caractéristique puisque, dans cette optique, les différentes sciences forment un tout unique et cohérent. Conception qui permit d'aborder et d'étudier la plupart des sujets dans l'enceinte de la mosquée.
     L'acquisition du savoir était considérée comme une "obligation religieuse", ce qui explique qu'au sein de la société musulmane, les oulémas aient, de tout temps, occupé une haute position.
     L'éducation, de ce point de vue, n'est plus un simple moyen destiné à accumuler les connaissances au nom du savoir ou de la vérité, à s'instruire pour être un bon citoyen, ou encore pour acquérir un moyen de subsistance, mais c'est d'abord et avant toute chose un moyen de parfaire son propre développement moral et spirituel.
     En fait, la société musulmane réprouve le "savant" qui hésite à transmettre son savoir aux autres. L'acquisition du savoir étant un devoir religieux, quiconque possède une parcelle de science doit impérativement la transmettre ce qui, d'ailleurs, en préserve la richesse et en garantit l'accroissement au fil des temps. On peut voir dans cette attitude le précédent historique de ce qu'aujourd'hui nous appelons "la démocratisation de l'éducation".
     
     En tant qu'institution éducative, la 'mosquée fut le premier instrument, et le plus efficace, qui permit à la société arabe d'accomplir sa transition entre un premier état, marqué par la tradition orale, et un second, plus élaboré puisque fondé sur la tradition écrite.
     Le prophète Muhammad (ç) avait apporté un message essentiellement représenté par un livre : le Coran, Le Livre. Son étude entraîna tout de suite une intense activité éducative. Lire, écrire, compter n'avaient à l'origine d'autres buts qu'une meilleure compréhension du texte coranique et l'appréciation des règles pratiques qu'il préconisait.
     La tradition orale, fortement enracinée dans la conscience arabe depuis les temps préislamiques, ne fut pas abandonnée pour autant, bien au contraire. La nouvelle société islamique l'institutionnalisa et l'organisa d'une manière systématique. Conteurs, poètes et narrateurs d'avant l'Islam incarnaient cette tradition orale ; il continuèrent, après l'Islam, à remplir leur fonction d'éducation générale du public, parallèlement à celle des autres éducateurs, suscités par la nouvelle société.
     Ces éducateurs acceptaient tous, unaniment, que la meilleure qualité d'un élève, c'était sa mémoire. Car il convient de rappeler que la plus haute aspiration des premiers lettrés musulmans était d'apprendre le Coran par cœur et, si possible, les hâdiths (traditions se rapportant aux faits et gestes du Prophète).
     Le prophète Mohammad est le premier à avoir rassemblé les Arabes autour de lui en un "cercle", pour leur enseigner la nouvelle foi.
     
     Pendant le règne des quatre premiers califes (successeurs du Prophète à la tête de la communauté musulmane), les compagnons de Muhammad (ç) suivirent l'exemple de ce dernier et se mirent à expliquer à leurs concitoyens les différents aspects de l'Islam. Toutefois on peut affirmer qu'au cours du premier siècle de l'Hégire (7e-8e siècle de l'ère chrétienne) [1], et l'apparition de la mosquée en tant que centre éducatif mise à part, les structures de l'enseignement ne connurent aucun développement important.
     Pourtant l'étude de la langue arabe attira très tôt l'attention des lettrés et on commença de l'analyser dans les mosquées où, bientôt, elle occupa une place privilégiée. Au cours de la même période, les discussions théologiques se développèrent et le premier "cercle" qui discuta de théologie se réunit dans la mosquée de Bassora (Irak).
     La période couvrant les 9e et 10e siècles coïncide avec l'apparition de grands légistes, théologiens et linguistes musulmans. Mais elle est surtout marquée par la création d'un autre centre d'enseignement : le kuttâb (mot dont la racine signifie "écrire"), qui allait devenir l'institution d'éducation "élémentaire" la plus répandue dans le monde musulman.
     Le développement du kuttâb résultait principalement des activités de la nouvelle cité ; il fallait savoir écrire en arabe pour pouvoir retenir le Coran et les hâdiths ou pour accéder à des postes gouvernementaux. En règle générale, le kuttâb avait un seul professeur. Dans quelques cas exceptionnels, la charge était divisée entre deux ou plusieurs enseignants, l'un pour le Coran, un autre pour les autres matières.
     Mais l'enseignement n'avait pas seulement lieu dans les mosquées et les kuttâbs, mais encore dans la demeure des oulémas ou les boutiques des "marchands de papier", qui jouèrent un rôle important dans la propagation du savoir.
 


Photo Sabine Weiss © Rapho, Pans. La grande mosquée Qarawiyyin à Fez est le centre de l'une des plus vieilles universités du monde, créée en 850, et où l'on enseigne toujours le droit musulman. Assis, les étudiants forment cercle autour du conférencier, suivant une tradition qui remonte aux temps les plus anciens de l'Islam.
Entre le 10e et le 12e siècles, l'éducation connut une évolution fort importante. C'est, en effet, au cours de cette période que la mosquée, sanctuaire et centre des réunions communautaires, devint une université publique, au sens propre du terme. Cela est attesté par le très haut niveau intellectuel atteint par les "cercles" formés dans les mosquées et par les ouvrages remarquables qui y ont été produits.
     Deux autres institutions apparurent au cours de cette même période : les "maisons de la sagesse" et les "maisons de la science".
     A la différence de la mosquée, ce n'était pas des sanctuaires, et leurs activités, purement académiques, n'avaient pas nécessairement trait aux sciences religieuses. Les recherches académiques conduites dans les mosquées avaient aussi sans doute un caractère temporel ; mais il faut garder présent à l'esprit que, dans la société islamique, le religieux et le temporel sont intimement liés.
     
La Maison de la sagesse de Bagdad consacrait la majeure partie de ses activités à la traduction. Bien qu'il soit difficile de préciser la date exacte de sa fondation, disons qu'elle se situe approximativement dans la seconde moitié du 8e siècle, soit sous les règnes des califes al-Mansour (754-775) et Haroun al Rachid (786-809) mais qu'elle connut assurément son âge d'or sous le règne du calife al-Ma'moûn (813-833). C'est à ce moment que des savants de très grande valeur se réunirent, à l'instigation du calife, dans la bibliothèque de ce centre et entreprirent de traduire des ouvrages grecs et indiens vers l'arabe, tout en poursuivant échanges et discussions sur différents sujets scientifiques.
     La première "maison de la science" que nous connaissons fut fondée au cours du 10e siècle en Egypte. Deux aspects la différencient des maisons de la sagesse : étudiants et enseignants y étaient plus nombreux et, d'autre part, on y accordait un intérêt prioritaire aux mathématiques et aux sciences médicales, alors que les maisons de la sagesse se "spécialisaient" dans les traductions. Notons que les mathématiques englobaient alors l'arithmétique, l'algèbre, la géométrie, l'astronomie et la musique.
     Le 12e siècle vit se développer une nouvelle institution : la médersa ou collège (mot dont la racine signifie "apprendre"). Institution patronnée et souvent contrôlée par l'Etat, on associe généralement son nom à celui du vizir Nizâm al-Moulk, fondateur de la célèbre al-Nizâmiya de Bagdad, construite entre 1065 et 1067.
     Mentionnons seulement une autre institution, celle des centres de formation propres aux ordres mystiques, ou soufisqui n'entrent pas à proprement parler dans le cadre des institutions d'enseignement.
     Considérée comme une branche de la philosophie, la médecine était enseignée à l'intérieur de la mosquée ; elle attira, en tant que telle, l'attention de nombre de philosophes musulmans : al-Farabi, par exemple, qui ne la pratiqua jamais, ou Avicenne, le célèbre philosophe et grand médecin.
     Mais c'est le bimaristân, équivalent médiéval fort proche de l'hôpital moderne, qui remplissait la fonction double mais complémentaire de soigner les malades, tout en enseignant la médecine.
     Mosquées, kuttâbs, maisons de la sagesse et de la science, médersas et hôpitaux constituaient donc les structures du système éducatif dans les villes arabes mais il ne faut pas omettre de mentionner les initiatives individuelles des oulémas ou les cours d'apprentissage donnés à l'intérieur des guildes et des ordres mystiques : les deux jouèrent un rôle non négligeable dans les processus éducatifs.
     
     Le système éducatif musulman ne connaissait que deux niveaux : élémentaire et supérieur. Entre cinq et dix ans, les enfants n'avaient d'autre choix que la fréquentation du kuttâb. Là ils apprenaient le Coran, le lisaient et en retenaient par coeur tout ou partie, selon leurs capacités. Ils se familiarisaient avec l'écriture en recopiant des passages du Coran et apprenaient un peu d'arithmétique. Des poèmes et des contes moraux étaient parfois enseignés dans quelques kuttâbs.
     Ce cycle durait approximativement cinq ans. Il n'y avait pas de cycle intermédiaire avant d'accéder à l'enseignement de la mosquée. Si l'élève sortant d'un kuttâb voulait poursuivre son éducation, il devait chercher un "cercle" dans une mosquée ou une médersa.
     C'est d'ailleurs immédiatement à la sortie d'un kuttâb que la plupart des élèves choisissait un métier. Le jeune enfant devenait apprenti auprès d'un maître artisan, qui n'était souvent autre que son père ou un membre plus âgé de sa propre famille.
     Les pédagogues distinguaient nettement les méthodes à utiliser avec des enfants de celles qui conviennent aux adolescents et aux adultes. Ainsi dans le kuttâb on faisait presque exclusivement appel à la mémoire ; à cet âge, pensait-on, la mémoire est en général fort active et doit donc être pleinement utilisée.
     Pour des matières autres que le Coran, il était généralement admis que le professeur devait "aller du plus simple au plus compliqué", tout en restant à la portée de l'enfant qui l'écoutait. Avicenne insiste d'ailleurs sur la nécessité de tenir compte du tempérament et des aptitudes naturelles de l'enfant avant de l'orienter vers une carrière ou une profession particulière.
     L'enseignement à l'intérieur de la mosquée est caractérisé par le "cercle". Il s'agit d'un groupe de jeunes étudiants formant cercle autour d'un professeur adossé à une colonne de mosquée. Cette pratique, qui sera reprise dans la médersa, était connue dès avant l'Islam et continue d'être en usage de nos jours.
     Dans un premier temps le professeur improvisait son cours de mémoire, sans l'aide de textes écrits. Mais peu à peu l'habitude se prit d'utiliser des notes écrites. Au cours des âges, les livres des premiers maîtres devinrent des manuels pour leurs successeurs et pour les étudiants. Le rôle de l'enseignant se borna alors bien souvent à lire et commenter ces anciens livres, pratique qui reçut le nom de "lecture" et fit longtemps stagner l'enseignement musulman. 
     Une autre méthode était celle dite "discussion et questions". Bien que respectueux des opinions de leur maître, les étudiants discutaient avec lui lors de séances animées, où les positions des étudiants différaient souvent de celles du maître. C'est ainsi que se développa dans la vie académique musulmane l'art du dialogue et de la discussion, art codifié par des règles d'une grande clarté.
     Une autre pratique bien établie mérite mention : le voyage "en quête de savoir". Ces voyages furent entrepris, dit-on, par les premiers musulmans pour recueillir les hâdiths que certains anciens conservaient dans leur mémoire et qui n'avaient pas encore reçu la sanction de l'écriture. Plus tard, ces voyages eurent pour but la collecte des expressions et des règles syntaxiques, rares de la langue arabe. Puis cette pratique s'étendit à tous les domaines de la vie académique.
Le principe général de la transmission du savoir et de son acquisition dans le monde musulman est que, peu ou prou, tout savoir est religieux et s'acquiert "au nom de Dieu". Cette orientation de l'intelligence humaine fournit la clause ultime selon laquelle, toute entreprise séculière étant placée sous le signe du divin, en dernière analyse, l'éducation est au service de Dieu.

HISHAM NASHABI, Libanais, est directeur du Makased (Institut d'éducation Islamique) et professeur d'histoire à l'Université Américaine de Beyrouth et à l'Université de Beyrouth.

Cet article est tiré du numéro de Décembre 1977 du Courrier de l'UNESCO .
___________________________
[1] Hégire : ère musulmane qui commence en 622 de l'ère chrétienne, date à laquelle le prophète Muhammad (ç) quitta La Mecque pour s'établir à Médine.



Dans la même rubrique :