Chercheur associé à l’Institut de Recherches et d'Etudes sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM)… En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 20 Septembre 2015

Aperçu sur les faits historiques dans Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr d’Ibn Iyās depuis la période Mamelouke jusqu’à la fin de la chronique



Ibn Iyās a écrit son récit historique [1] selon la méthode des annales, qui était très répandue parmi les historiens de cette époque. Il présentait les événements qu’il n’a pas vécu mois par mois alors qu’il les a noté jour pour jour dans les dernières parties de son ouvrage.
Cette méthode ressemble à celle adoptée par al-Ǧawzī dans son livre al-Muntaẓam fī tārīḫ al-mulūk wa-l-umam. Ce dernier était réputé par sa manière de présenter ses informations sous forme de rapports mensuels ou quotidiens, qui comportaient les plus importants événements politiques et les décrets émis par le gouvernement Abbasides. Il notait, par exemple, les nominations ou les licenciements des hauts fonctionnaires de l’Etat de différentes catégories, les informations relatives à la vie économique, sociale et culturelle, notamment les décès, les cérémonies de mariage, les fêtes, la propagation des épidémies, des famines, les périodes de prospérité, les hausses des prix, la monnaie, la construction des écoles, des mosquées. Il a également donné une importance particulière aux phénomènes naturels de l’époque telles les éclipses lunaires et solaires, les inondations, l’apparition des comètes, les vents, les précipitations et d’autres éléments qui ont trait à la vie des personnes ou à la météorologie.

La chronique des Badāʼiʽ faisait partie de ce genre d’écriture auditable, dont on pouvait vérifier l’exactitude de ses informations. Il est d’une grande utilité pour les chercheurs dans l’histoire de l’Egypte à l’époque des Mamelouks et celle des Ottomans et plus précisément dans les domaines politique, économique, sociale, administrative et culturelle. Il fournit, d’une part, un registre complet sur les dirigeants et les sultans de l’Etat Arabo-musulman jusqu’à 928 hégire et, d’autre part, un aperçu sur les dirigeant d’Egypte depuis sa conversion à l’Islam en l’an 20 hégire jusqu’à 928 hégire, tout au long de 9 siècles. Ainsi, lesdits chercheurs pourront trouver dans ce livre les noms des souverains de l’Egypte, leurs caractères, leur vie personnelle et publique, leurs activités et leurs réalisations. Ibn Iyās  a donné des informations sur l’Etat des Mamelouks, les sultans en plus des princes et califes qui ont vécu sous leurs règnes. Il a décrit les différends qui opposaient ces derniers pour la prise du pouvoir ainsi que les carnages et la destruction qui en résultaient. Il a également évoqué la corruption qui a sévit au sein de l’administration à l’époque Mamelouke, les soldats qui se sont emparés des propriétés privées et publiques et agressé, à maintes reprises, les citoyens égyptiens.

En ce qui concerne les systèmes administratifs et militaires en vigueur à l’époque des Mamelouks en Egypte, Ibn Iyās a donné des informations précieuses sur la nature de ces systèmes et sur les fonctions civiles et militaires en rapport avec le régime politique Mamelouk, qu’aucun chercheur ne peut trouver dans une autre source historique autre que la sienne. Les Badāʼiʽ comportent plusieurs fonctions administratives courantes à cette époque de l’histoire. Ibn Iyās, certes, a généralement négligé les interactions sociales au sein des classes défavorisées, mais en revanche il s’est penché profondément sur les interactions au sein des classes dirigeantes ou qui détenaient le contrôle du pouvoir. Ainsi, il nous a donné un aperçu sur le conflit inhérent à ce système et qui prévenait d’un grand danger. Chose qu’Ibn Iyās  a implicitement décrit lorsqu’il prenait note des événements de son époque.
L’importance des Badāʼiʽ réside dans l’étude des structures du ministère et de la magistrature auxquelles l’auteur a accordées un intérêt exceptionnel.

Il a effectivement présenté des statistiques sur le nombre de fois que les ministres ont occupé ce poste et les moindres détails sur le poste du Juge des Juges et celui du Juge ainsi que leurs annexes. De même qu’Ibn Iyās  a largement décrit les conditions économiques de l’Egypte durant l’ère Mamelouk. Il a fait allusion au bilan et dommages issus des phénomènes naturels. Nous constatons que le niveau des eaux du Nil occupe une place importance dans les annales de notre historien ainsi que son impact sur les prix des récoltes. Il a, également, évoqué les transactions monétaires, les différents types de monnaies et leurs valeurs respectives selon la situation économique courante du pays. Il a aussi cité les opérations de la contrefaction monétaire, ses inconvénients, la position des autorités face à ce fléau, les impôts imposés par les dirigeants et les méthodes inhumaines, employées par les fonctionnaires du gouvernement pour les obtenir.

Quant à la vie sociale, Ibn Iyās n’a pas traité amplement le thème de la classe roturière, ce qui ne nous laisse pas le choix de dire que les informations présentées à ce propos par Ibn Iyās  sont moins importantes que celles des autres historiens Mamelouks. Il n’a abordé ce sujet que spontanément, quand il évoquait les manifestations des gens du peuple à l’accueil des sultans ou quand ils dépouillaient les demeures des princes maudits par le Sultan ou bien quand ils sont victimes des catastrophes, notamment les épidémies, les tremblements de terre et les famines.

Cependant, il a donné une grande importance aux événements sociaux, citant par exemple les fêtes religieuses, les célébrations des saisons, les cérémonies populaires, les cortèges des califes, des sultans et des princes, l’accueil des ambassadeurs et pertinemment les présents et les correspondances. Parfois, Ibn Iyās établit la relation entre la rébellion de la classe roturière et les conditions économiques dans laquelle elle vivait. Nous constatons également les aspects économiques et sociaux à travers les dommages issus des incendies, des inondations et des épidémies. Ibn Iyās interagissait avec les événements quand il donnait l’image de l’Egypte dans son environnement politique, économique et sociale de l’époque. Il écrivait et prenait note en tant que membre participant dans l’événement. Dans sa description des confrontations, il se rangeait du côté des opprimés et non de celui de l’injuste.

Tout au long de son parcours d’historien de l’Egypte Islamique, il n’a jamais manqué à son devoir de transmettre toutes les informations relatives aux incidents et aux phénomènes naturels qui se sont produits dans cette partie du monde pendant neuf siècles durant. Citant par exemple : la sécheresse, les vents, les pluies, les changements de température, les éclipses solaires et lunaires, les tremblements de terre, l’apparition de comète… etc. Il a également écrit sur les incidents étranges et drôles, les réalisations dans le domaine de la construction des bâtiments, mosquées, écoles, dômes et cimetières. Comme il a fait allusion aux nouvelles relatives aux savants, écrivains, poètes et notables et rédigé des biographies des défunts parmi eux, en plus du nombre important de poèmes composés par lui et par ses homologues.

Ibn Iyās  s’est vivement intéressé à mettre en relief l’ensemble des activités des Khalifes, des Souverains et des Princes dans le but de faire répandre la religion et en prendre soin, abolir la corruption, faire construire et rénover les mosquées. Il a cité les travaux que ces derniers ont réalisé dans les limites de la loi islamique ou ceux où ils ont transgressé cette loi comme par exemple quand ils ont imposé puis annulé par la suite la taxe d’accise. Par contre, Ibn Iyās  a accordé une grande considération aux mandats religieux des Juges, leurs nominations ou congédiements, l’attestation des témoins, leur renvoi ainsi que les princes du ḥaǧ. Il a donné cette même importance aux intérêts mondains et religieux des musulmans comme la citation de la période du pèlerinage, les actes de pillage auxquels étaient exposés les pèlerins sur leur chemin, les épidémies qui affectaient la nation, les années stériles, les famines, les inondations, les tempêtes dévastatrices, la hausse des prix ou la pénurie des produits alimentaires. Il en a présenté un grand nombre d’exemples.

Dans la dernière partie de son livre, Ibn Iyās a mentionné l’instauration des écoles et la nomination des enseignants ou leur licenciement. Il paraissait tellement intéressé par ce volet qu’il n’a cessé de l’évoquer à chaque fois qu’il citait les événements annuels dans son récit. L’espace de son œuvre s’est tant élargi à tel point qu’il a enveloppé d’autres régions que l’Egypte. Ibn Iyās nous a transmis des nouvelles sur les zones sous l’influence de l’Egypte au sein de la Péninsule Arabique, al-Šām et l'Irak. Il a même rapporté des incidents qui se sont produits en Asie Mineure, en prévision de ce qu’ils pourraient représenter comme menace pour l'Etat Mamelouk. D’autre part, le livre a acquis plus d’importance par le fait que son auteur occupe une position sociale particulière, qui lui permet de côtoyer les sultans et les plus hauts fonctionnaires d’Etat, qu’ils soient hommes de guerre ou de lettres. Grâce à cette position de proximité, il a pu être au courant des fonds des événements et décrire ainsi les recoins de la société Mamelouke pour nous donner une image réelle et vivante de cette classe sociale de cette époque, qui complotait secrètement en vue d’acquérir le pouvoir.

En bref, tout ce qui précède est d’une valeur inestimable et d’une importance considérable pour les chercheurs dans l’histoire des Mamelouks. Cependant, cette valeur diminue en comparaison avec les sources historiques d’autres historiens tels que Maqrīzī, al-ʽAynī, Ibn Taġrī Burdī, Suyūṭī, Saḫāwī, etc. La chronique des Badāʼiʽ n’est qu’une image rétrécie des efforts de ses prédécesseurs qui manque parfois certes de précision, de solidité et de profondeur dans la recherche. L’originalité de son œuvre sur l’histoire de l’Egypte réside dans son récit sur son époque et plus précisément sur la conquête ottomane et des événements qui lui précèdent et qui lui succèdent.              

Il est clair qu’Ibn Iyās n’a pas voulu développer toute l’histoire de l’Egypte contrairement à ce qu’il a fait pour la dernière partie de son ouvrage. Il écrit brièvement sur la conquête islamique et les pays musulmans, alors qu’il disserte, plus ou moins, quand il traite l’histoire de la première Etat des Mamelouks. Plus encore, il expose avec plus de détails, dans un registre quotidien, les événements depuis le 9ème siècle hégire, à la fin duquel il a vécu. Donc, il développe, plus, ce qu’il a vu, entendu et vécu. Mais, il déploie la majeure partie de ses efforts à écrire les deux plus gros volumes de son œuvre autour des événements qui se sont déroulés durant, avant et après la conquête Ottomane.    Dans cette même partie où les efforts d’Ibn Iyās  sont nets et claires à enregistrer pour l’histoire les événements de son époque et plus particulièrement ceux de la conquête Ottomane, nous découvrons un document unique qui complète la série des documents successifs qui nous ont été légués par Maqrīzī, Ibn Taġrī Burdī et ensuite Saḫāwī. Chacun d’eux a écrit sur sa période respective. Ainsi, nous disposons d’un témoignage oculaire sous forme de rapport sur tout un siècle de l’histoire de l’Egypte. C’était une étape importante qui marquait une ligne de démarcation entre une Egypte victorieuse indépendante et une Egypte vaincue, soumise, réduite à l’esclavage.

C’était une étape dont les événements renfermaient un grand nombre de facteurs et de phénomènes politiques, sociaux et éthiques qui ont entrainé la déchéance de ce pays à tel point de devenir une proie facile entre les mains des Ottomans. Ibn Iyās nous révèle, dans cette dernière partie de son récit qui comporte presque la moitié d’un siècle (s’étendant du 9ème siècle hégire jusqu’à 928 hégire), son caractère amusant et son don de maîtriser, d’observer avec précision, et sa capacité d’analyser les émotions et les sentiments humains. Cela peut être dû, à certains égards, au déroulement des incidents eux-mêmes et aux surprises et aux faits étranges que l'historien devait inévitablement vivre à la fin de sa vie et en même temps les décrire. Ce sont, donc, ses commentaires et ses observations qui ont alimenté et nourrit les structures de son récit. La valeur du récit d’Ibn Iyās sur les événements qui étaient liés à la conquête Ottomane, malgré la faiblesse du style, résidait dans la chance qu’avait l’auteur de réellement vivre ces incidents et d’en être témoin oculaire.

Cependant, il ne faut pas exagérer, car, Ibn Iyās n’a été ni un des soldats qui ont participé aux combats ni un des hommes d’Etat ou des dirigeants du pays. En plus il semble qu’il ne se déplaçait pas souvent à travers le pays surtout durant les premiers mois de l’invasion Ottomane, dont il a noté les événements. Il n’a même pas pris la peine de sortir pour voir le sultan Salīm Premier bien qu’il résidait au Caire pendant plusieurs mois. Pour le décrire il a eu recours au récit d’un ami à lui, sachant qu’Ibn Iyās, à cette date, était âgé de plus de soixante-dix ans et peut être qu’il était atteint d’une maladie ou avait intentionnellement disparu, à l’instar de ses contemporains. Il a lui-même affirmé : « dont un grand nombre a disparu et ont réapparu après le départ de Salīm Šāh [2] » (kaṯīrīn iḫtafū wa ẓaharū baʽd muġādarat Salīm Šāh). Sauf qu’Ibn Iyās avait l’avantage de ses contacts bien placés et bien informés qui le renseignaient. Il pouvait, donc, examiner de plus près les conséquences matérielles des événements, d’où l’importance de son récit et sa valeur inestimable. Ibn Iyās, lui-même, affirme que cette période de la conquête ottomane est ce qu’il y a de plus précieux dans l’ensemble de son ouvrage en déclarant à la fin de son livre : « qu’il a eu plus de faveurs et de chance que le reste des historiens » (annahu waqaʽa lahu min al-maḥāsin mā lam yaqaʽ liġayrihi min al-muʼarriḫīn).

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[1] Ibn Iyās, 1982, Badāʼiʽ al-zuhūr fī waqāʼiʽ al-duhūr, éd. Muḥammad Muṣṭafā, le Caire : al-Hayʼa al-miṣriyya al-ʽāmma li-l-kitāb, 5 tomes. 
[2] Ibn Iyās, 1982, t. 5, p. 210.



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