L’auteur a donc tracé, à travers l’histoire de la Khaldounia, les espoirs et défis du réformisme musulman, tunisien en particulier.
Stéphane Valter
Une recension de l’Académie des sciences d'outre-mer, sous licence Creative Commons (BY NC ND).
Broché: 268 pages
Éditeur : Éditions Arabesques (2022)
Langue : Français
ISBN-13: 978-9938771442
Éditeur : Éditions Arabesques (2022)
Langue : Français
ISBN-13: 978-9938771442
Quatrième de couverture
Association culturelle, bibliothèque, institution d’enseignement supérieur et académie des sciences, la Khaldounia fut créée à Tunis en 1896-1897, à l’ombre de la Grande Mosquée et de la Résidence générale. Il y a 125 ans. Ses origines plongent dans l’histoire du réformisme musulman au Maghreb en liaison avec l’espace ottoman et méditerranéen de la Nahda, et des relations entre la Tunisie et la France en contexte colonial, à la jonction de l’Islam et de l’Europe. Héritage des réformateurs du XIXe siècle et pépinière de la génération des Jeunes Tunisiens, entre savoir traditionnel et sciences modernes, avec la création de la Khaldounia, le moment 1900 marque un chapitre important de l’histoire connectée des idées, des transferts culturels, de la diplomatie scientifique, et de l’émergence de la notion de souveraineté intellectuelle — un épisode déterminant de la geste des Lumières arabes.
Préface
Selon mon point de vue d’enseignante et de chercheure en histoire contemporaine de la Tunisie, cet ouvrage [1] conjugue deux qualités : il déroule d’une façon méthodique les études existant sur une institution qui a structuré la culture politique sur/de la Tunisie contemporaine. Il permet également de faire le point sur les premières étapes d’une évolution qui a fait passer la Khaldounia d’un foyer intellectuel vivant à une référence politique et historiographique.
Articulé sur trois parties (Récits/Régence/Réseaux), l’ouvrage inscrit la naissance de l’association -ressentie comme une nécessité par plusieurs intellectuels du « monde musulman » - dans une histoire tunisienne qui lui donne ses colorations, ses formes comme ses contenus sur plus d’un siècle.
Antoine Hatzenberger est allé à la recherche des sources permettant de mieux connaître les conditions de lancement d’une institution à cheval entre l’académique et le culturel, devenue « naturellement » un lieu politique. Créé et soutenu par la Résidence Générale de Tunisie en 1896, ce regroupement d’intellectuels tunisiens conscients du « retard » scientifique et politique de la région arabe, se structure autour d’activités à but culturel, éducatif et scientifique. La Khaldounia est voulue, pensée, animée et dirigée par des animateurs qui espèrent et travaillent à sortir des cadres usuels du système éducatif zaytounien, sans porter atteinte à l’aspect religieux des cursus.
Les investigations de l’auteur à la Bibliothèque nationale de Tunisie ont donné lieu à un article publié dans la revue Ibla (n°225, 2020, pp. 5-43) [2] dont les apports se conjuguent avec ses recherches dans le Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, dans le fonds des Archives Nationales de Tunisie et dans les séries du Ministère français des Affaires Etrangères. Cette production archivistique dénote d’un intérêt des administrateurs pour un lieu observé et considéré car on y voit passer des personnalités tunisiennes dont les activités, les discours, les centres d’intérêt et les cercles de proximité constituent des sujets de curiosité. Des échos parvenant du Machrek et du Maghreb appuient cette attention mi- savante mi-politique d’un désir de mieux connaître une intelligentsia [3] en quête d’ouverture autant que d’une expression d’elle-même.
La colonisation française croisée avec le développement des études orientalistes de l’époque pose les cadres d’une entrée nouvelle dans le monde de l’enseignement en Tunisie (qui a connu deux vagues de réformes), dans les échanges d’idées qui circulent vers la fin du XIXème siècle situant ainsi les formulations de positions politiques qui émergent au fil du temps, dans la tête de certains acteurs de l’élite locale.
Le suivi par l’administration coloniale alimentera les réformes éducatives du protectorat : introduction de l’histoire, de la géographie, des disciplines scientifiques, usage du franco- arabe, autant de choix qui vont sculpter les grandes lignes de formation des élites du XXème siècle tunisien.
Tout en reconstituant le matériel documentaire et les récits qui expliquent la genèse de cette expérience intellectuelle et politique tunisienne, l’ouvrage éclaire le courant historiographique dont les analyses et les interprétations découlent des visions d’une intelligentsia qui a canalisé ses aspirations dans une pratique d’échanges et de controverses. Il pointe les connexions qui font passer la Régence de Tunis du XIXème siècle affiliée à l’Empire ottoman à un Etat-nation qui va se forger à l’épreuve d’une colonisation française, à la fois occupant, vecteur et adversaire.
Lire cette étude aujourd’hui [4] ouvre sur une couche interprétative supplémentaire, avec d’autres interrogations, notamment sur la teneur des pistes débouchant sur le programme d’émancipation nationale du XXème siècle, vécu et conçu par une intelligentsia tunisienne en devenir. Kmar Bendana Professeur d’histoire contemporaine/ Université de la Manouba Mars 2022.
Articulé sur trois parties (Récits/Régence/Réseaux), l’ouvrage inscrit la naissance de l’association -ressentie comme une nécessité par plusieurs intellectuels du « monde musulman » - dans une histoire tunisienne qui lui donne ses colorations, ses formes comme ses contenus sur plus d’un siècle.
Antoine Hatzenberger est allé à la recherche des sources permettant de mieux connaître les conditions de lancement d’une institution à cheval entre l’académique et le culturel, devenue « naturellement » un lieu politique. Créé et soutenu par la Résidence Générale de Tunisie en 1896, ce regroupement d’intellectuels tunisiens conscients du « retard » scientifique et politique de la région arabe, se structure autour d’activités à but culturel, éducatif et scientifique. La Khaldounia est voulue, pensée, animée et dirigée par des animateurs qui espèrent et travaillent à sortir des cadres usuels du système éducatif zaytounien, sans porter atteinte à l’aspect religieux des cursus.
Les investigations de l’auteur à la Bibliothèque nationale de Tunisie ont donné lieu à un article publié dans la revue Ibla (n°225, 2020, pp. 5-43) [2] dont les apports se conjuguent avec ses recherches dans le Centre des Archives Diplomatiques de Nantes, dans le fonds des Archives Nationales de Tunisie et dans les séries du Ministère français des Affaires Etrangères. Cette production archivistique dénote d’un intérêt des administrateurs pour un lieu observé et considéré car on y voit passer des personnalités tunisiennes dont les activités, les discours, les centres d’intérêt et les cercles de proximité constituent des sujets de curiosité. Des échos parvenant du Machrek et du Maghreb appuient cette attention mi- savante mi-politique d’un désir de mieux connaître une intelligentsia [3] en quête d’ouverture autant que d’une expression d’elle-même.
La colonisation française croisée avec le développement des études orientalistes de l’époque pose les cadres d’une entrée nouvelle dans le monde de l’enseignement en Tunisie (qui a connu deux vagues de réformes), dans les échanges d’idées qui circulent vers la fin du XIXème siècle situant ainsi les formulations de positions politiques qui émergent au fil du temps, dans la tête de certains acteurs de l’élite locale.
Le suivi par l’administration coloniale alimentera les réformes éducatives du protectorat : introduction de l’histoire, de la géographie, des disciplines scientifiques, usage du franco- arabe, autant de choix qui vont sculpter les grandes lignes de formation des élites du XXème siècle tunisien.
Tout en reconstituant le matériel documentaire et les récits qui expliquent la genèse de cette expérience intellectuelle et politique tunisienne, l’ouvrage éclaire le courant historiographique dont les analyses et les interprétations découlent des visions d’une intelligentsia qui a canalisé ses aspirations dans une pratique d’échanges et de controverses. Il pointe les connexions qui font passer la Régence de Tunis du XIXème siècle affiliée à l’Empire ottoman à un Etat-nation qui va se forger à l’épreuve d’une colonisation française, à la fois occupant, vecteur et adversaire.
Lire cette étude aujourd’hui [4] ouvre sur une couche interprétative supplémentaire, avec d’autres interrogations, notamment sur la teneur des pistes débouchant sur le programme d’émancipation nationale du XXème siècle, vécu et conçu par une intelligentsia tunisienne en devenir. Kmar Bendana Professeur d’histoire contemporaine/ Université de la Manouba Mars 2022.
Recension
Par Stéphane Valter
Commençons par quelques mots sur l’auteur : il est agrégé et docteur en philosophie, ancien assistant de l’École normale supérieure de Tunis, auteur de plusieurs ouvrages. C’est donc un homme cultivé qui connaît son sujet. Le présent livre est le fruit d’un travail de recherche dans différentes archives, à Tunis, La Courneuve et Nantes. Le terme « Khaldounia » renvoie à une association franco-tunisienne fondée en mai 1897 dont le but était de moderniser l’éducation, de valoriser la culture arabe, de développer la recherche scientifique, de concilier religion et science. Le nom vient du savant polygraphe et précurseur de la sociologie, Ibn Khaldoun, né en Tunisie (Ifriqiyya à l’époque) en 1332 et mort au Caire en 1406.
Cette association fut créée par la Résidence générale de Tunis avec le soutien d’intellectuels tunisiens conscients du retard éducatif et scientifique de leur pays. Le dessein était, pour ce faire, de sortir du cadre étriqué de l’enseignement de la Zitouna mais sans porter atteinte à l’aspect religieux des cursus. La création de la Khaldounia visait ainsi à pallier les insuffisances de l’Université religieuse de la Zitouna, qu’on ne pouvait alors réformer et qu’il fallait donc contourner. La Khaldounia, qui se proposait de montrer la compatibilité entre islam et sciences modernes, eut à ce titre des rapports consubstantiels avec l’École militaire du Bardo (1837-1868) et, surtout, avec le collège Sadiki fondé en 1875 par le réformateur tunisien Kheireddine.
La Khaldounia a été décrite comme « la première société culturelle à avoir porté le flambeau de la culture moderne » et « la grande base de formation des éléments qui ont été à l’origine de la Renaissance tunisienne ». Elle fut donc la pionnière de la Renaissance intellectuelle - avec conférences publiques, bibliothèque ouverte, enseignement moderniste - non seulement en Tunisie mais aussi dans le Maghreb. Mais elle avait été fondée sous le signe d’une double ambiguïté, avec des « vieux croyants qui combattaient au nom de la tradition tout renouveau et des colonialistes qui redoutaient pour leurs propres intérêts les perspectives ainsi ouvertes ».
Le rayonnement de la Khaldounia se situe dans un univers panarabe et panislamique d’effervescence intellectuelle, initiée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le grand cheikh égyptien Muhammad ‘Abduh (1849-1905) la visita deux fois, en 1884-1885 et 1903, ce qui montre l’existence d’un réseau international d’activité intellectuelle dont les principaux centres étaient Paris, Le Caire, Beyrouth, Istanbul et Tunis. Muhammad ‘Abduh avait déjà, en 1887, proposé au sultan ottoman un nouveau projet d’enseignement de même qu’il avait réfléchi à la réforme de l’Université religieuse d’al-Azhar, selon un parallélisme évident entre les préoccupations du cheikh égyptien et celles de ses collègues tunisiens. « C’est dans le contexte du colonialisme et de la description prescriptive par l’Europe de la modernité comme lieu de la rationalité universelle, de l’histoire du progrès et de la politique émancipatrice, ainsi que de la tradition comme lieu de la religiosité autocratique et de l’arriération, que le projet de réforme de ‘Abduh trouva à se déployer », mais selon un rationalisme indigène, avec « une forme de raisonnement inhérente à la tradition discursive islamique ».
La princesse Nazlı Fazıl (1853-1913), qui fut peut-être la première femme à avoir tenu un salon littéraire dans le monde arabe moderne, au Caire, où les idées de la Renaissance (nahda) furent diffusées, tint de même un salon littéraire à La Marsa, car elle résida entre Le Caire et Tunis de 1896 à 1913. Mariée en secondes noces à Khalil Bouhajeb, le fils du cheikh Salim Bouhajeb qui avait donné la conférence inaugurale (1897) lors de la création de la Khaldounia, la princesse ne pouvait que s’intéresser à cette institution réformiste. Polyglotte (turc, arabe,français, anglais, italien et allemand) et appréciant de surcroît le champagne, elle était la petite-fille du khédive égyptien Ibrâhîm Pacha (général et homme d’État, qui ne gouverna que quelques mois en 1848). Son père, un prince, avait été franc-maçon et avait écrit en 1867 un livre contre le despotisme, adressé de Paris au sultan ottoman.
L’association de la Khaldounia, instituée par le Résident général Millet et animée par des patriotes éclairés (dont la famille Ben Achour), était dès sa genèse mi-culturelle et mi-politique, du moins en germe, cause de tensions à venir. Elle fut marquée, non sans controverse voire adversité, par les différentes visions historiographiques et les diverses analyses orientalistes de l’époque. Les réformes éducatives menées par l’administration coloniale (introduction des sciences humaines, de disciplines scientifiques, enseignement en français et en arabe) marquèrent la formation des élites tunisiennes du XXe siècle, jusqu’à l’indépendance, et même au-delà. La présence coloniale française, décrite dans le livre sous l’angle des activités de la Khaldounia, fut perçue de manière ambivalente : puissance occupante, aussi civilisation vecteur de progrès, puis adversaire politique. Transformée en instituts disciplinaires distincts après 1945, l’association fut fermée en 1958 en raison de l’unification des programmes d’enseignement et du changement du cadre législatif du droit des associations. La Khaldounia évolua cependant pour donner lieu à l’Université tunisienne moderne, et ses locaux furent rouverts en 1992 sous forme de bibliothèque.
L’auteur a donc tracé, à travers l’histoire de la Khaldounia, les espoirs et défis du réformisme musulman, tunisien en particulier. Et si l’on peut parler de crise de la conscience islamique, fin XIXe siècle, on doit également parler de crise de l’orientalisme, selon les analyses de Edmund Burke III, dans son livre The First Crisis of Orientalism, 1890-1914, qui évoque, en sous-entendant les évolutions paradoxales futures, « la singulière ouverture des Européens et des Musulmans libéraux les uns par rapport aux autres ». Au début du XXe siècle, plusieurs figures intellectuelles tunisiennes fréquentèrent la Khaldounia, comme le penseur et syndicaliste Tahar Haddad (mort en 1935), le poète Abou Al-Qassim Chebbi (mort en 1934), le président Habib Bourguiba (lors d’une conférence en 1929 sur Descartes et le grand savant égyptien Taha Husayn), autant de preuves d’attractivité et de fermentation intellectuelle.
Mais si, dès l’origine, la Régence voulut écarter les questions politiques du périmètre de la Khaldounia, celles-ci ne purent s’empêcher de s’inviter, dès le début du XXe siècle (comme lors d’une conférence de 1909), et surtout après la seconde guerre mondiale, quand le ton des échanges devint plus politique que culturel, ce qui effraya les autorités françaises. Mais pouvait-on étouffer l’esprit d’indépendance intellectuelle qu’on avait œuvré à encourager ?
Il est souhaitable que l’auteur poursuive, dans un autre livre, sa réflexion sur le réformisme arabo-islamique, les tendances de l’orientalisme, les contradictions du colonialisme, les aspirations à la modernité dans le respect des traditions, etc… Le lectorat lui en sera reconnaissant.
Enfin, pour ne pas donner l’impression que la perfection est de ce monde : le style est parfois un peu répétitif, ce qui est à la fois utile mais un peu lassant ; la translittération n’est pas très cohérente ; l’utilisation de sources arabes (dans la langue originelle) fait hélas défaut (mais peut-on exceller en tout ?).
Cette association fut créée par la Résidence générale de Tunis avec le soutien d’intellectuels tunisiens conscients du retard éducatif et scientifique de leur pays. Le dessein était, pour ce faire, de sortir du cadre étriqué de l’enseignement de la Zitouna mais sans porter atteinte à l’aspect religieux des cursus. La création de la Khaldounia visait ainsi à pallier les insuffisances de l’Université religieuse de la Zitouna, qu’on ne pouvait alors réformer et qu’il fallait donc contourner. La Khaldounia, qui se proposait de montrer la compatibilité entre islam et sciences modernes, eut à ce titre des rapports consubstantiels avec l’École militaire du Bardo (1837-1868) et, surtout, avec le collège Sadiki fondé en 1875 par le réformateur tunisien Kheireddine.
La Khaldounia a été décrite comme « la première société culturelle à avoir porté le flambeau de la culture moderne » et « la grande base de formation des éléments qui ont été à l’origine de la Renaissance tunisienne ». Elle fut donc la pionnière de la Renaissance intellectuelle - avec conférences publiques, bibliothèque ouverte, enseignement moderniste - non seulement en Tunisie mais aussi dans le Maghreb. Mais elle avait été fondée sous le signe d’une double ambiguïté, avec des « vieux croyants qui combattaient au nom de la tradition tout renouveau et des colonialistes qui redoutaient pour leurs propres intérêts les perspectives ainsi ouvertes ».
Le rayonnement de la Khaldounia se situe dans un univers panarabe et panislamique d’effervescence intellectuelle, initiée dans la seconde moitié du XIXe siècle. Le grand cheikh égyptien Muhammad ‘Abduh (1849-1905) la visita deux fois, en 1884-1885 et 1903, ce qui montre l’existence d’un réseau international d’activité intellectuelle dont les principaux centres étaient Paris, Le Caire, Beyrouth, Istanbul et Tunis. Muhammad ‘Abduh avait déjà, en 1887, proposé au sultan ottoman un nouveau projet d’enseignement de même qu’il avait réfléchi à la réforme de l’Université religieuse d’al-Azhar, selon un parallélisme évident entre les préoccupations du cheikh égyptien et celles de ses collègues tunisiens. « C’est dans le contexte du colonialisme et de la description prescriptive par l’Europe de la modernité comme lieu de la rationalité universelle, de l’histoire du progrès et de la politique émancipatrice, ainsi que de la tradition comme lieu de la religiosité autocratique et de l’arriération, que le projet de réforme de ‘Abduh trouva à se déployer », mais selon un rationalisme indigène, avec « une forme de raisonnement inhérente à la tradition discursive islamique ».
La princesse Nazlı Fazıl (1853-1913), qui fut peut-être la première femme à avoir tenu un salon littéraire dans le monde arabe moderne, au Caire, où les idées de la Renaissance (nahda) furent diffusées, tint de même un salon littéraire à La Marsa, car elle résida entre Le Caire et Tunis de 1896 à 1913. Mariée en secondes noces à Khalil Bouhajeb, le fils du cheikh Salim Bouhajeb qui avait donné la conférence inaugurale (1897) lors de la création de la Khaldounia, la princesse ne pouvait que s’intéresser à cette institution réformiste. Polyglotte (turc, arabe,français, anglais, italien et allemand) et appréciant de surcroît le champagne, elle était la petite-fille du khédive égyptien Ibrâhîm Pacha (général et homme d’État, qui ne gouverna que quelques mois en 1848). Son père, un prince, avait été franc-maçon et avait écrit en 1867 un livre contre le despotisme, adressé de Paris au sultan ottoman.
L’association de la Khaldounia, instituée par le Résident général Millet et animée par des patriotes éclairés (dont la famille Ben Achour), était dès sa genèse mi-culturelle et mi-politique, du moins en germe, cause de tensions à venir. Elle fut marquée, non sans controverse voire adversité, par les différentes visions historiographiques et les diverses analyses orientalistes de l’époque. Les réformes éducatives menées par l’administration coloniale (introduction des sciences humaines, de disciplines scientifiques, enseignement en français et en arabe) marquèrent la formation des élites tunisiennes du XXe siècle, jusqu’à l’indépendance, et même au-delà. La présence coloniale française, décrite dans le livre sous l’angle des activités de la Khaldounia, fut perçue de manière ambivalente : puissance occupante, aussi civilisation vecteur de progrès, puis adversaire politique. Transformée en instituts disciplinaires distincts après 1945, l’association fut fermée en 1958 en raison de l’unification des programmes d’enseignement et du changement du cadre législatif du droit des associations. La Khaldounia évolua cependant pour donner lieu à l’Université tunisienne moderne, et ses locaux furent rouverts en 1992 sous forme de bibliothèque.
L’auteur a donc tracé, à travers l’histoire de la Khaldounia, les espoirs et défis du réformisme musulman, tunisien en particulier. Et si l’on peut parler de crise de la conscience islamique, fin XIXe siècle, on doit également parler de crise de l’orientalisme, selon les analyses de Edmund Burke III, dans son livre The First Crisis of Orientalism, 1890-1914, qui évoque, en sous-entendant les évolutions paradoxales futures, « la singulière ouverture des Européens et des Musulmans libéraux les uns par rapport aux autres ». Au début du XXe siècle, plusieurs figures intellectuelles tunisiennes fréquentèrent la Khaldounia, comme le penseur et syndicaliste Tahar Haddad (mort en 1935), le poète Abou Al-Qassim Chebbi (mort en 1934), le président Habib Bourguiba (lors d’une conférence en 1929 sur Descartes et le grand savant égyptien Taha Husayn), autant de preuves d’attractivité et de fermentation intellectuelle.
Mais si, dès l’origine, la Régence voulut écarter les questions politiques du périmètre de la Khaldounia, celles-ci ne purent s’empêcher de s’inviter, dès le début du XXe siècle (comme lors d’une conférence de 1909), et surtout après la seconde guerre mondiale, quand le ton des échanges devint plus politique que culturel, ce qui effraya les autorités françaises. Mais pouvait-on étouffer l’esprit d’indépendance intellectuelle qu’on avait œuvré à encourager ?
Il est souhaitable que l’auteur poursuive, dans un autre livre, sa réflexion sur le réformisme arabo-islamique, les tendances de l’orientalisme, les contradictions du colonialisme, les aspirations à la modernité dans le respect des traditions, etc… Le lectorat lui en sera reconnaissant.
Enfin, pour ne pas donner l’impression que la perfection est de ce monde : le style est parfois un peu répétitif, ce qui est à la fois utile mais un peu lassant ; la translittération n’est pas très cohérente ; l’utilisation de sources arabes (dans la langue originelle) fait hélas défaut (mais peut-on exceller en tout ?).
Références
_____________________
[1] Ce texte est la préface de l’ouvrage d’Antoine Hatzenberger, Aux origines de la Khaldounia. Le réformisme tunisien entre religion, science et politique, Tunis, BnT/ Arabesques, 2022.
[2] Abdelbasset Bentaher & Antoine Hatzenberger, « Inventaire complémentaire des archives du ‘Fonds Khaldounia’ », IBLA, n°225, 2020, pp. 5-43.
[3] Le terme intelligentsia apparaît à la même époque
[4] On peut citer la thèse de Mongi Sayadi, publiée sous le titre de Al-Jami’iyya al khaldounia (1896-1958). La première association moderne en Tunisie, Préface Jacques Berque, Tunis, MTE, 1974, 269 p. Mongi Sayadi est également l’auteur de la notice « Al-Khaldûniyya », Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Leyde/Paris, Brill/Maisonneuve et Larose, 1960-2005.
[1] Ce texte est la préface de l’ouvrage d’Antoine Hatzenberger, Aux origines de la Khaldounia. Le réformisme tunisien entre religion, science et politique, Tunis, BnT/ Arabesques, 2022.
[2] Abdelbasset Bentaher & Antoine Hatzenberger, « Inventaire complémentaire des archives du ‘Fonds Khaldounia’ », IBLA, n°225, 2020, pp. 5-43.
[3] Le terme intelligentsia apparaît à la même époque
[4] On peut citer la thèse de Mongi Sayadi, publiée sous le titre de Al-Jami’iyya al khaldounia (1896-1958). La première association moderne en Tunisie, Préface Jacques Berque, Tunis, MTE, 1974, 269 p. Mongi Sayadi est également l’auteur de la notice « Al-Khaldûniyya », Encyclopédie de l’Islam, 2e éd., Leyde/Paris, Brill/Maisonneuve et Larose, 1960-2005.