Vendredi 31 Octobre 2025

Anne-Sophie Lamine (dir.), Au-delà du séparatisme et de la radicalisation



La laïcité, comme instrument d’action publique, constitue un des leviers d’action et de correction des politiques de prévention de la radicalisation, à condition d’entendre les mises en garde contre les biais qui en sapent a priori les objectifs, en produisant des discriminations et des assignations identitaires. En confondant expression visible de religiosité et radicalité, « l’attractivité de postures de rupture envers la société » (p. 25) se trouve renforcée. À travers la question du religieux, l’ouvrage permet ainsi d’interroger le contexte actuel de menace des institutions démocratiques françaises, de mise en danger de l’espace alloué au débat public et libre, d’intensification des fantasmes d’homogénéité nationale, et d’accélération des logiques de rejet et d’exclusion des populations minoritaires.

Pierre Katzarov
 
Publiée en partenariat avec " Liens socio ", Le portail francophone des sciences sociales.
 

Broché: 213 pages
Editeur :
Diacritiques Editions (14 mars 2024)
Langue : Français
ISBN-13:
979-1097093365

Quatrième de couverture

       Cet ouvrage vise à documenter les effets des politiques publiques de prévention de la radicalisation et à analyser les pratiques musulmanes visibles.Quels sont les effets des politiques de prévention de la radicalisation depuis les attentats de 2015 ? Pour répondre à cette question, ce livre articule les observations réalisées par une équipe de chercheuses et de chercheurs. Celle-ci a exploré ce qu’elle appelle ” l’intensité religieuse musulmane ” en distinguant trois types de religiosité : intensive, rigoriste et radicale. L’approche propose de prendre du recul par rapport aux notions de radicalisation et de séparatisme. Ces dernières s’avèrent univoques et réductrices – pour l’analyse, mais aussi aux dires des professionnels de l’éducation et du travail social – tout en ayant des impacts négatifs pratiques pour nombre de musulmanes et de musulmans. Restituées sous forme de chapitres, les enquêtes et les investigations menées auprès des familles, des adolescents et des professionnels éprouvent et affinent la pertinence analytique des approches mobilisées. Elles rendent surtout compte des contextes où s’exprime une intensité religieuse, en complexifiant les attitudes intensives, rigoristes et orthodoxes, loin des simplifications hâtives. En cela, ce livre est une contribution précieuse aux études sur l’islam en France.

    Anne-Sophie Lamine est professeure de sociologie à l'Université de Strasbourg et intervenante dans des formations professionnelles sur le fait religieux et la radicalisation. Ses recherches portent sur la pluralité religieuse et en particulier sur l'islam en France. Elle s'intéresse à la fois à la religion ordinaire et aux formes de rigorisme et de radicalité. Elle est notamment l'auteure de La cohabitation des dieux. Pluralité religieuse et laïcité (PUF, 2004) et l'éditrice de Quand le religieux fait conflit : Désaccords, négociations ou arrangements (PUR, 2013)

Recension

    Par Pierre Katzarov
 
    La loi du 24 août 2021 visant à « conforter le respect des principes de la République » reflète une crispation sécuritaire croissante au cours des deux dernières décennies. Au rythme des attentats revendiqués depuis 2001 par Al-Qaida puis par l’organisation État islamique dans différentes démocraties libérales, une vision simpliste et suspicieuse du religieux, particulièrement de l’islam, est venue orienter les politiques publiques de prévention contre la « radicalisation ».

    L’inflation du recours à cette notion, y compris dans les sciences sociales, ne va pas sans critiques. Si le terme est usité dans le discours politique et désigne un phénomène dont on reconnaît généralement la réalité, il apparaît urgent de faire un pas de côté par rapport à une doxa qui amalgame en France expression religieuse musulmane, radicalité religieuse, risque terroriste et velléités anti-républicaines. C’est la perspective de l’ouvrage collectif dirigé par Anne-Sophie Lamine, qui présente les résultats d’un projet financé par l’Agence nationale de la recherche[1]. L’ambition est double : d’une part documenter les effets concrets des politiques publiques de prévention de la radicalisation sur les populations mobilisées et/ou visées – à savoir les professionnels du monde médico-social et éducatif et les musulmans de France ; d’autre part apporter des « éléments de compréhension vulgarisables, accessibles et opérationnels dans la pratique de nombreux professionnels » (p. 189-190) quant au religieux et à son expression, notamment concernant le cas de l’islam. Les politiques de prévention se fondent ainsi sur une logique de suspicion vis-à-vis du religieux et, dans la perspective sécuritaire antiterroriste récente, cette logique tend à la fois à se focaliser sur la population perçue comme musulmane, et à considérer cette population comme un ensemble homogène. Or, cette perspective ignore la réalité de l’expérience du religieux des musulmans – a fortiori des croyants en général –, et risque de renforcer les polarisations et les divisions sociales que l’on souhaitait pourtant prévenir.

    L’ouvrage rejoint ainsi en partie la longue liste des études en sciences sociales sur la radicalisation[2]. Mais la notion est réinsérée dès l’introduction dans les évolutions du lexique sécuritaire qui épousent celles « de la politique publique de la lutte antiterroriste » (p. 8). On constate alors l’usage de fait du terme, au même titre que celui de « séparatisme », comme un « prisme » adopté par les ingénieurs des politiques publiques. Les différentes contributions ouvrent alors une perspective critique vis-à-vis de ces œillères sécuritaire et islamophobe qui biaisent les politiques de prévention.

    L’ouvrage se situe aussi dans la perspective des études en sciences sociales sur la religion, qui identifient un retour du religieux. À partir de travaux sociologiques sur le catholicisme, et de l’enquête « Trajectoires et origines » de l’Ined et l’Insee (2008), l’ouvrage s’éloigne des clichés sur l’identité religieuse, extrapolés lorsque l’on considère la population de confession musulmane, le premier d’entre eux mettant en doute le fait « qu’une identité religieuse affirmée soit compatible avec une aptitude au pluralisme » (p. 19). Les contributions visent à l’inverse à favoriser « une vision de la complexité du religieux » et « des diverses formes d’intensité religieuse » (p. 22), en nuançant le primat accordé à « l’idéologie » dans les approches dominantes de la radicalisation et de sa prévention.

    Les différents chapitres étudient ainsi les professionnels sollicités pour mettre en œuvre ces politiques, ainsi que les personnes musulmanes dont les discours, perceptions et pratiques sont envisagés dans divers cadres (l’école, internet, la presse, les ressources religieuses en ligne…). Les deux premières parties de l’ouvrage reposent sur des enquêtes empiriques auprès de ces deux publics, quand la troisième entend tirer les conclusions de ces travaux, et proposer des outils analytiques pour envisager le croire et des perspectives pratiques pour contrer les effets délétères des politiques de prévention.

    Dans la première partie, Bruno Michon aborde la domination des logiques d’accompagnement social par des logiques sécuritaires. Un système de défiance généralisée contraint les professionnels de l’action sociale à négocier une autonomie vis-à-vis des « acteurs de la sécurité », ces deux types d’acteurs incarnant des « cultures antagoniques » (p. 54). L’enquête met en lumière l’appropriation par les professionnels d’une « définition du problème public » orientée par les enjeux sécuritaires qui entrave la « confiance entre professionnels pourtant chargés de concourir à la même mission » (p. 52). Anne-Sophie Lamine et Coline Lutz étudient ensuite la couverture médiatique du débat sur le « séparatisme » entre 2020 et 2021 par des médias d’information en ligne affichant une dimension confessionnelle et des sensibilités variées, du « rigorisme à l’ouverture au libéralisme » (p. 80). Ces différents médias critiquent tous la construction d’un problème public de l’islam et, en dépit d’une variété de postures et de registres, répondent sur le terrain du droit, de la citoyenneté et de la séparation des religions et de l’État, s’en remettant ainsi à « l’héritage des Lumières et [aux] droits humains » (p. 61). Enfin, Iman El Feki et Claire Donnet recueillent les discours d’élèves musulmans quant au principe de laïcité[3] au fil d’ateliers collectifs élaborés avec l’appui de deux associations alsaciennes confessionnelles. Les autrices montrent que pour ces élèves, la laïcité représente surtout un « cadre réglementaire » (p. 92) et non les principes qu’elle est censée incarner : égalité et liberté. Dans le cadre scolaire, les politiques de prévention seraient donc à la fois unanimement reconnues comme nécessaires, et à l’origine d’une fragilisation de la relation pédagogique et d’une « [disqualification] de certaines catégories » d’élèves (p. 97).

    La deuxième partie interroge les pratiques et les motivations de musulmans effectuant l’instruction à domicile (IEF), et ayant recours à des ressources religieuses en ligne. Iman El Feki et Hanane Karimi interrogent la part du religieux dans les décisions de recourir à l’IEF, et notamment la perception des opérations de contrôle qui rythment l’instruction hors de l’institution scolaire. Le climat de méfiance vis-à-vis de l’IEF a quitté le terrain des dérives sectaires pour se formuler en termes de radicalisation. Si les motivations des familles musulmanes sont tantôt pédagogiques, tantôt « convictionnelles et/ou institutionnelles », dans ce dernier cas on assiste à une plus grande « reproduction des apprentissages scolaires » (p. 118). Les familles interrogées perçoivent une méfiance accrue de la part des instances d’évaluation : le contrôle pédagogique prend souvent l’allure d’un contrôle sécuritaire. Cela crée le sentiment d’une différence de traitement par rapport à des familles non-musulmanes, et induit des positions variées, allant de la coopération résignée au refus assumé du contrôle de l’État. Mélodie Foubert étudie elle les usages « ordinaires » de l’internet musulman, défaisant ainsi l’association stéréotypée musulman-internet-radicalisation. En creux, sont abordées les conditions de possibilité de l’expression d’une religiosité musulmane en France, dans l’espace public matériel ou numérique, auprès d’une population enquêtée plus ou moins pieuse et orthodoxe. Internet constitue un réservoir de ressources pour se former à l’islam et s’informer ; néanmoins, il n’est pas évident d’en faire un espace d’expression concrète de la foi, du fait « d’une confusion entre extrémisme religieux et expression publique de la foi musulmane dans les représentations collectives » (p. 150). Le chapitre rejoint certains constats sur les effets de la laïcité perçue par les personnes interrogées comme « le fondement de restrictions à la liberté religieuse » (p. 148). L’autrice parle néanmoins de « reconfigurations de l’expression publique musulmane plus que [de] censure » (p. 152).

    La troisième partie propose des outils pour complexifier l’appréhension du religieux. Forte des études empiriques des parties précédentes, Anne-Sophie Lamine entend donner des recommandations jugées d’utilité publique pour mieux cadrer les interventions publiques sur ces enjeux. L’autrice revient ainsi sur la nécessité de penser sur le plan des pratiques la variété de ce que croire implique. En remettant en question « la représentation médiatique des acteurs musulmans [qui] associe toute forme de contestation […] à de la militance religieuse » (p. 177), elle entend rappeler que les logiques religieuses et les logiques civiques peuvent parfaitement s’articuler. Il convient d’envisager le type de rapport à l’altérité (dans et hors du groupe confessionnel) des acteurs, plutôt que la visibilité de l’appartenance religieuse. La religion, dès lors, constitue un aspect fondamental de la construction de soi, et la variété des ressources identitaires qu’elle procure ne constitue pas automatiquement un obstacle à la citoyenneté et à la cohésion sociale.

    La laïcité, comme instrument d’action publique, constitue un des leviers d’action et de correction des politiques de prévention de la radicalisation, à condition d’entendre les mises en garde contre les biais qui en sapent a priori les objectifs, en produisant des discriminations et des assignations identitaires. En confondant expression visible de religiosité et radicalité, « l’attractivité de postures de rupture envers la société » (p. 25) se trouve renforcée. À travers la question du religieux, l’ouvrage permet ainsi d’interroger le contexte actuel de menace des institutions démocratiques françaises, de mise en danger de l’espace alloué au débat public et libre, d’intensification des fantasmes d’homogénéité nationale, et d’accélération des logiques de rejet et d’exclusion des populations minoritaires.


    Pierre Katzarov, « Anne-Sophie Lamine (dir.), Au-delà du séparatisme et de la radicalisation », Lectures [Online], Reviews, Online since 06 November 2024, connection on 12 July 2025. URL : http://journals.openedition.org.janus.bis-sorbonne.fr/lectures/65952 ; DOI : https://doi-org.janus.bis-sorbonne.fr/10.4000/12mvf

Références

_____________________

[1] https://anr.fr/Projet-ANR-17-CE41-0011.

[2] Voir notamment Xavier Crettiez, « Penser la radicalisation », Revue française de science politique, vol. 66, n° 5, 2016, p. 709-727.

[3] Le plan de prévention énoncé en 2018 par le Premier ministre Édouard Philippe insiste notamment sur le dispositif de signalement pour suspicion de radicalisation et/ou atteinte à la laïcité dans les établissements scolaires : https://www.cipdr.gouv.fr/plan-national-prevention-radicalisation.





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