Docteur de l'École des hautes études en science sociales (EHESS), Rachid ID YASSINE enseigne au… En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 23 Juin 2013

Abdennour Bidar, Comment sortir de la religion ?



Conscient de sa marginalité, Abdennour Bidar dans son ouvrage Comment sortir de la religion ? s’interroge ainsi : « qui aujourd’hui oserait dire que le temps du religieux est fini ? C’est pourtant le premier objet de ce livre ». Et pour ce faire, le propos ne saurait se vouloir scientifique.

Broché: 237 pages
Editeur : Les Empêcheurs de penser en rond (26 avril 2012)
Collection : La découverte
Langue : Français
ISBN-10: 235925040X
ISBN-13: 978-2359250404
Prix :19,95 €
 
 
 
 

D’ailleurs l’auteur ne se réclame guère de la science et des méthodes rigoureuses qui la caractérisent : Abdennour Pierre Bidar est un philosophe. Il signe ici une œuvre de philosophie qui ne cherche nullement à s’accommoder des règles des maintes disciplines qui forment le champ des « sciences des religions ». L’auteur veut offrir à son ouvrage la gloire d’être « la tombe du religieux », non seulement parce qu’il se propose d’examiner les raisons qui ont conduit à l’échec d’une « sortie de la religion » galvaudée tant et si bien par « la modernité occidentale », mais aussi et surtout parce qu’il en expose le mode d’emploi. Avec autant d’ingéniosité que d’ingénuité, ce livre prétend donc signer l’arrêt de mort de la religion comme matrice, en cherchant à dépasser l’affrontement entre « foi religieuse et foi athée ».

Or aucune performativité ne saurait satisfaire à pareille doléance : il ne suffit pas de le dire pour le faire [1]. On ne peut s’empêcher de penser à l’apophtegme nietzschéen de « la mort de Dieu », avec cet essai qui espère réaliser ce qu’aucun autre n’a encore réussi à accomplir jusque-là, « tuer le religieux » lui-même ! D’ailleurs Bidar s’inspire très franchement de l’œuvre du philosophe allemand qui affirmait pourtant que « vouloir le vrai, c’est s’avouer impuissant à le créer ». C’est justement à cette capitulation de l’homme moderne que s’en prend l’auteur de ce livre. Offrant un détour critique par les propositions de maints penseurs occidentaux, Bidar considère que « toute la philosophie des modernes [est] un long aveu contrarié, et finalement impossible, de l’idée que nous avons à devenir ce que Dieu représentait ». Pour le philosophe français, ces propositions ont été des tentatives frileuses qui n’eurent pas la possibilité historique de permettre à l’humanité de « prendre la place du Dieu qu’elle avait imaginé ». Elles butèrent selon lui, sur deux obstacles majeurs qui constituaient « les piliers de la conception occidentale de la sortie de la religion : le désenchantement du monde et l’affirmation de la finitude indépassable de l’homme ». Ces deux principes sont au fondement du soupçon athée, et, considérés comme « les deux mensonges complémentaires d’une intellectualité tenue en échec face au défi nouveau », ils doivent être à leur tour soupçonnés.

Bidar poursuit son état des lieux en examinant l’apport et surtout les limites de la pensée dite traditionnaliste dans la mesure où elle se pose comme alternative critique à la pensée moderne. Il passe ainsi en revue les grands noms des philosophies traditionnelles comme René Guénon, Teilhard de Chardin, Sri Aurobindo ou Mohammed Iqbal. Il leur reconnaît le mérite d’avoir pris conscience de l’ère nouvelle dans laquelle l’humanité est engagée, mais il regrette aussi que « ces pensées restent dans un cadre religieux » alors qu’il importe de partir de « la nouvelle position qui est la nôtre, celle des hommes sortis de la religion ». À ce titre, le symbolisme religieux selon lui n’est pas opérant et les sagesses religieuses par-delà leur indéniable contribution n’auraient plus aucune efficacité dans les conditions actuelles. C’est comme, dit-il, « souffler sur des braises éteintes et mourir pétrifiés de froid ».

Toujours dans le sillage de Nietzche, Bidar suggère que le véritable bonheur accompli se trouve « dans la création » ou plus justement dans « la participation à la création ». Si aujourd’hui, l’homme est sorti de la religion dès lors qu’il déploie chaque jour davantage sa puissance créatrice, rien n’est entrepris pour que l’emploi de cette puissance soit source d’une jouissance exceptionnelle, afin d’être tout aussi heureux que l’on est puissant. Pour cela, Bidar identifie trois conditions nécessaires : subvenir aux besoins élémentaires d’une vie décente ; obtenir la garantie politique et sociale de la liberté d’exprimer sa « capabilité » [2] créatrice ; et par-dessus tout, développer « une civilisation qui mette à la disposition de tout homme une puissance d’être et d’agir comparable à celle dont Dieu est le concept qui lui en assure la maîtrise ». C’est, pour Bidar, cette dernière « condition supérieure » qui nous manque encore aujourd’hui pour assister à « l’émergence du créateur humain ».

Car « notre monde poursuit la religion avec d’autres moyens » alors que nous sommes censés en être sortis, et que le divin continue d’exister malgré l’annonce de sa mise à mort. « La modernité [écrit Abdennour Bidar] n’a pas su aller au bout de son propre geste en installant l’homme sur le trône de ce Dieu qu’elle venait de mettre à mort... ». Le monde sorti de la religion du siècle dernier, après s’être débarrassé des totalitarismes fasciste et communiste que Raymond Aron qualifiait d’ailleurs de « religions séculières » [3], les remplaça par « la toute-puissance destructrice de l’argent et de la chimie [comme] nouveaux dieux ». Les crises financières et écologiques rendent compte du fait que l’homme contemporain rechigne une nouvelle fois encore à endosser son « statut de créateur » en acceptant « son impuissance face à des pouvoirs qui le dépassent ». Or pour le philosophe, ces pouvoirs ne sont autres que les siens propres.

Aussi, « le meilleur signe que l’humanité devient divine est qu’elle n’est plus jamais innocente de ce qui l’accable » nous dit-il. Ce que l’on peut en partie comprendre sans grande difficulté pour ce qui relève par exemple de la pauvreté, dans la mesure où celle-ci se veut le produit d’une certaine organisation sociale dont l’immuabilité est toute relative ; mais qu’en est-il des catastrophes naturelles ? L’homme peut-il faire la pluie et le beau temps ? D’aucuns répondront que la technologie permettant de modifier le climat serait disponible [4]. Pour Bidar, les possibles de l’homme ne sont donc pas finis et limités et le seraient encore moins s’il se sait et se vit comme créateur. Il faut pour cela non seulement être théocide mais devenir « théophage ‑ mangeur de Dieu », en s’assurant d’être animé d’une « consommation créatrice ».

On appréciera une certaine vaillance dans les propositions que défend l’auteur de cet ouvrage. Mais on devra en même temps admettre qu’en-deçà des envolées lyriques et par-delà la cohérence du raisonnement, il demeure qu’une évidente vulnérabilité caractérise le réalisme du propos. L’optimisme qui accompagne ses idées n’est pas toujours assuré, et rattrapé par une réalité sociale si peu réjouissante, l’auteur laisse apparaître des élans de lucidité ici et là. Les lignes de l’ouvrage sont portées par un enthousiasme à l’égard des possibilités offertes par la réflexion philosophique sur le religieux. Mais lorsqu’il s’agit de confronter celle-ci au réel, l’auteur se rend bien compte que « nous n’arrivons pas à les vivre comme un bond existentiel ». C’est précisément là que les limites de l’œuvre sont flagrantes. Le livre défend des idéaux dont la générosité confuse est admirablement bien organisée, offrant à la thèse de l’auteur l’illusion d’une solide expérience du religieux comme phénomène collectif. Or on se rend vite compte du caractère très personnel de l’analyse. Cette subjectivité qui s’affirme pages après pages amenuise considérablement la place accordée aux faits concrets susceptibles d’étayer les positions de l’auteur. Certes, bien informé, l’ouvrage mobilise une vaste littérature et de nombreuses allusions à des objets empiriques servent d’illustrations. Mais il ne s’agit pas ici d’une réflexion qui prend appuie sur la réalité sociale du phénomène religieux, ce que naturellement, on ne pourra guère reprocher à une œuvre de philosophie.

C’est une conviction que Bidar défend avec fougue et passion, une conviction qui ne saura être entretenue qu’à l’abri d’une enquête de terrain. L’objectivation qu’offre une investigation empirique conduirait inévitablement à réviser des positions forgées au gré de méditations, pour finir par admettre, à l’instar de Marcel Gauchet, que « si nous sommes sortis du religieux, dans tous les sens du terme, il ne nous a pas quittés, et peut-être, toute terminée que soit sa course efficace, n’en aurons-nous jamais fini avec lui » [5]. Certes, Bidar lui reproche l’aveu de cette « incapacité à remplacer le religieux », même si Gauchet continue de défendre « une véritable pensée du fait religieux […] comme le résultat d’une décision sociale qui aurait pu être autre. L’espèce humaine [écrit-il] a opté pour la voie religieuse, elle est en passe d’y renoncer, elle aurait pu ne jamais s’y engager » [6]. Soumise à l’épreuve des faits, cette hypothèse que d’aucuns qualifieraient de laïque radicale reste selon nous d’une fragilité bien grande devant l’indéniable constat de l’existence de mêmes gestes, de mêmes attitudes, de mêmes rites, de mêmes institutions sociales, comme autant d’invariants plaidant en faveur de la spécificité du phénomène religieux, de sa cohérence et de sa permanence dans l’histoire. En d’autres termes, et pour reprendre René Girard, « comme [le religieux] est, tout au long de l’histoire, l’élément immuable dans des institutions diverses et changeantes, on ne peut pas renoncer à la pseudo-solution qui fait de lui un pur néant, un paramètre insignifiant, sans se trouver confronté à la possibilité inverse, fort désagréable pour l’anti-religion moderne, celle qui ferait de lui le cœur de tout système social, l’origine vraie et la forme primitive de toutes les institutions, le fondement universel de la culture humaine » [7].

Ce débat est bien illustré par l’opposition que nous propose Tarot entre Dumont et Baechler dans leur analyse de la civilisation indienne, entre ce qu’il appelle « le tout religieux et le tout politique […] Peut-on arbitrer ce conflit fondamental ? […] Evidence, vérité scientifique, préjugé des Lumières radicales, acte de foi ? Comment trancher ? Le tout politique est-il un préjugé […] ? » [8]. Serait-ce en effet « le préjugé occidental qui accorde la place éminente, voire déterminante, au politique dans le mouvement historique des civilisations » [9] qui est au principe de ce débat. Bidar ne s’inscrit-il pas finalement dans le cadre de cette pensée occidentale qu’il cherche pourtant à dépasser en procédant à un dépôt de bilan dans toute la première partie de ce livre ? La seconde moitié, celle où se loge le mode d’emploi de ce dépassement, reste tributaire d’une singulière expérience religieuse des sociétés occidentales qui a conduit aux théories sur la sortie de la religion et que l’on a tendance à étendre un peu trop facilement au reste du monde.

S’il fait face à son époque, Bidar cherche en revanche à échapper au passé, à toute condition historique de l’humanité, pour penser librement son avenir, un avenir sans religieux. Et même s’il regrette que « la surpuissance » de l’homme soit « gaspillée » par cette actuelle « civilisation matérialiste, utilitariste, consumériste et hédoniste », le philosophe français se rend au chevet des dernières découvertes scientifiques et technologiques pour examiner leurs incidences dans nos vies futures amenées à « s’affranchir [toujours plus] de toute dépendance subie ou aliénée à une extériorité ». Ce n’est plus la réalité qui laisse place à la fiction, mais l’inverse jusqu’à ce qu’il faille admettre que « l’illusion de demain sera le réel d’aujourd’hui ». C’est là pour Bidar l’une « des conditions d’avènement du créateur humain ».

Á la lecture de ce livre, on se demande bien s’il est encore raisonnable d’appeler l’humanité à se prendre pour une divinité, pour ce dieu qu’elle aurait inventé, tué puis mangé, quand on sait que cela l’a trop souvent conduite à être « monstrueuse », diabolique même. Si seulement le summum de la prétention humaine pouvait se limiter à mener une vie angélique, même imparfaite se dit-on avec lucidité. Mais si dieu, diable et ange ne sont qu’êtres imaginaires, que l’être humain ne se contente-t-il pas alors de n’être qu’humain, juste humain [10] !

 

Retrouver cette lecture critique sur : lectures.revues

Pour le lecteur souhaitant approndir, il retrouvera interviews et articles de l'auteur, Abdennour Bidar, en relation avec cet ouvrage dans Le monde des religions , le Monde et enfin sur France culture dans l'émission Les Racines du ciel.

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[1] John Langshaw Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1991 [1962].

[2] Amartya Kumar Sen, « Equality of what ? », The Tanner Lectures on Human Value, Salt Lake City, University of Utah Press, 1979, p. 195-220.
[3] Raymon Aron, L’Âge des empires et l’avenir de la France, Paris, Défense de la France, 1946, p. 288.
[4] Voir notamment le rapport de la Commission européenne des affaires étrangères, de la sécurité et de la politique de défense sur les programmes de recherche sur les rayonnements à haute fréquence (rapport A4-0005/99 en date du 14 janvier 1999 ).
[5] Marcel Gauchet, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de religion, Paris, Gallimard, 1985, p. 67.
[6] Marcel Gauchet, La condition politique, Paris, Gallimard, 2005, pp. 45-90.
[7] René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, Paris, Grasset, 1999, p. 123.
[8] Camille Tarot, Le symbolique et le sacré. Théories de la religion, Paris, La Découverte, 2008, p. 187.
[9] François Chenet, « Le régime des castes », Diogène, 1989, p. 127.
[10] Clin d’œil à Friedrich Wilhelm Nietzsche, Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres, Paris, Gallimard, 1988.




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