Docteur de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE), Mohyddin Yahia enseigne, entre autres,… En savoir plus sur cet auteur
Lundi 27 Octobre 2014

À quoi peut servir le dialogue interreligieux pour le musulman ?



Qu’est-ce qui, pour le musulman que je suis, peut me convaincre de participer à un dialogue interreligieux ? Deux arguments essentiels, au moins, de mon point de vue.

  L’espoir, tout d’abord, d’apparaître aux yeux de mes compatriotes comme un « homme de bonne volonté », dès lors que je vis au milieu d’eux, sur un territoire commun, où coexistent des sensibilités et des expériences différentes. Notre société, comme on peut le constater quotidiennement, est moins homogène qu’elle ne l’était auparavant. Cette situation est à la fois riche de promesses et porteuse de dangers. Elle peut favoriser des échanges de tous ordres, mais aussi conduire, si les hommes politiques n’y prennent garde, à renforcer les disparités, à provoquer la division, voire la déchirure du tissu social.

   Or le musulman est par excellence l’homme de l’unité, du tawîd ; il craint, pour sa communauté comme pour autrui, non pas la diversité ou la confrontation des points de vue, mais la désunion, car il y décèle le germe de tous les conflits. Il sait que le Coran lui réserve un terme particulier, la fitna. Le mot signifie d’abord la tentation de l’âme, celle notamment dont use le Diable pour pervertir l’âme ; mais il désigne aussi la pire forme de la désunion, la discorde, les luttes fratricides, bref toute forme de haine qui voue une société à la destruction. Le double sens du mot est révélateur, la seconde acception est la conséquence naturelle de la première. Avant, si l’on peut dire, de déverser son poison à l’extérieur, dans l’espace public, la discorde naît d’abord à l’intérieur même de l’homme, lorsqu’il acquiesce complaisamment aux séductions de celui qui est, la Révélation le répète à plusieurs reprises, son « ennemi déclaré », parce qu’il le divise (Cor. XLI, 36).

   Aussi n’est-il pas surprenant que le Coran ajoute que, « la fitna est pire que le meurtre » (II, 191). L’affirmation ne concerne pas une communauté particulière, elle a donc valeur de vérité générale. Contre ce mal insidieux dissimulé dans les sociétés, le dialogue n’est-il pas l’arme par excellence ? Dialoguer, par le fait je découvre ainsi l’autre tel qu’il est, désarme la méfiance naturelle qu’il m’arrive d’éprouver instinctivement vis-à-vis d’un inconnu ; or « certains soupçons sont des péchés » (XLIX, 12). Dialoguer, c’est donner un contenu réel au « vivre ensemble », expression heureuse à condition qu’elle ne soit pas un simple synonyme d’une banale « coexistence », que le mot « ensemble » compte en définitive plus que « vivre ».

   Mais il est une autre raison pour laquelle le dialogue s’impose à ma conscience de croyant même si la loi islamique ne m’en fait pas une obligation. L’invitation figure dans cet autre verset : « Avec les juifs et les chrétiens, ne discutez que de la meilleure manière ». (XXIX, 46). Le texte ne se contente pas, on le voit, de m’inciter à une démarche vers l’autre : il ajoute aussi les conditions dans lesquelles elle doit s’effectuer. Sans en dire plus, il m’oriente, par sa formulation superlative, vers une éthique très exigeante de la discussion : absence de passion, écoute de l’autre, volonté de s’informer en toute objectivité, de ne pas blesser etc.

   Ces virtualités du verset, j’en découvre maint témoignage dans mon patrimoine historique et intellectuel. C’est qu’en effet l’islam est le dernier venu des trois monothéismes ; il ne prétend pas véritablement innover sur le plan de la foi, puisqu’il reconnaît les révélations antérieures. Son originalité, qui s’est d’ailleurs renforcée avec le temps, se situe ailleurs. Le musulman sait que les hommes ont toujours été l’objet de la Parole divine, que la voix de la Vérité, la « religion immuable » (XXX, 30), n’a cessé à travers les âges de visiter la race adamique. Derniers venus, les musulmans sont les plus jeunes, les plus inexpérimentés, oserais-je dire, des croyants monothéistes ; ils ont par conséquent, beaucoup à apprendre de cultures plus anciennes, ses aînées, sur la manière dont celles-ci ont compris le discours divin.

   Les premiers commentaires coraniques, pour ne prendre qu’un exemple, se sont abreuvés du savoir des convertis relatif aux peuples ou mythes historiques dont le Coran se fait l’écho. Dans son développement intellectuel —l’histoire de l’islam est là pour le prouver —, les échanges ne se sont jamais interrompus avec autrui : il suffit de considérer la transmission de la philosophie grecque, de porter son regard sur l’évolution de la théologie islamique, d’observer avec attention l’architecture des lieux de culte… Tout dans l’islam porte discrètement la marque de l’autre, sans naturellement s’y réduire. Le caractère largement syncrétique qu’on lui reconnaît signe précisément cette ouverture, ce sens du dialogue, qui s’effectua ouvertement ou silencieusement. Dialoguer en France, aujourd’hui, avec les autres religions, c’est pour le musulman non seulement être fidèle à une recommandation du Coran, c’est aussi respecter l’identité séculaire de l’islam, s’insérer dans un processus inscrit en lui depuis ses origines.
 



Dans la même rubrique :