Islamologue, théologienne, actrice du dialogue interreligieux. Kahina BAHLOUL est diplômée en… En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 19 Mai 2019

Et si la bid‘a [1] était d’interdire l’imamat de la femme ?



Une femme pour guider la prière du vendredi à la Mosquée devant une assemblée mixte et qui délivrerait la khotba [2], cela semble être une image surréaliste tant l’Islam, ces dernières décennies, a donné une image dégradante de la femme musulmane.
Et pourtant cela est devenu réalité depuis que Amina Wadud, il y a 25 ans de cela, a donné son premier prêche dans une Mosquée en Afrique du Sud et a dirigé pour la première fois la prière du vendredi devant une assemblée de femmes et d’hommes à New York en 2005. Depuis ces deux évènements historiques, d’autres imams femmes ont fondé leurs propres mosquées. Sherine Khankan au Danemark a créé la mosquée Mariam, une autre imam canadienne a également célébré la prière devant une assemblée mixte. D'autres cas sont connus en Angleterre, en Italie et en Allemagne. Cela suscite évidemment de nombreuses et vives réactions. En 2005, lorsque l'Union musulmane progressiste a annoncé qu'Amina Wadud dirigerait la prière du vendredi, cela a provoqué une véritable onde de choque. Pendant que certains y voyaient un éveil des consciences et un retour à la voie égalitaire et juste voulue par le prophète - la grâce et la paix sur lui-, d’autre ont menacé et une alerte à la bombe a abouti au changement du lieu de prière.
 
Amina Wadoud

Devant la confusion suscitée par la polémique autour du ministère religieux féminin, cet article analyse ce que dit le Coran à propos de l’imamat en général et s’il en fait l’apanage exclusif du genre masculin. Il répond ensuite à quelques-uns des arguments qui sont avancés par certains juristes pour réfuter sa validité. Enfin, sur le plan spirituel, il présente la position et les arguments d’Ibn ‘Arabî et d’autres savants sur la prophétie et l’imamat au féminin.

Le Coran

L'imam (en arabe : إمام imām; pluriel: أئمة aʼimmah) est la personne au sein de la communauté religieuse sunnite qui a la position de chef ou de guide religieux dans la mosquée. Dans ce contexte, les imams ont pour mission de diriger les services du culte, dont l’office de la prière du vendredi est l’un des plus importants, et d’autres comme la capacité de fournir des conseils religieux aux croyants, accompagner les moments de décès par la prière mortuaire, célébrer les mariages, etc. Pour les musulmans chiites, l'imam a un sens différent qui est plus central. Il est consacré dans leur doctrine sur l’imamat où il tient plutôt un rôle de guide spirituel.

L’imam, chez les musulmans sunnites, ne se limite pas à la seule personne qui guide la prière dans la mosquée. D’une manière plus large, il s’agit de toute personne qui guide les cinq prières obligatoires, même en dehors de la mosquée, pourvu qu’il y ait un groupe composé d’au moins trois personnes y compris l’imam lui-même. Sa gestuelle doit être suivie par les fidèles de l’assemblée de manière harmonieuse, de sorte que le groupe puisse former une seule et même entité. Dans cette perspective, l’imam prend tout son sens étymologique, tiré de l’arabe amâm signifiant « devant », d’où le mot imam, celui qui se tient devant. Il est intéressant de noter qu’il y a trois occurrences de ce terme dans le Coran ; ils se rapprochent du sens d’exemplarité ou du « premier qui donne l’exemple, qui fraie la voie et qui sert de modèle », « […] ces deux sont bien un exemple explicite – imâm mubîn » [3], « […] et nous avons consigné toute chose dans un Original explicite – imâm mubîn » [4], « …fais de nous un modèle - imâm - pour ceux qui prennent garde » [5]. Dans tous les autres versets où le mot imam est employé, il est accolé à un des deux prophètes Abraham ou Moïse, « Et quand son Seigneur mit Abraham à l’épreuve par des paroles et qu’il les eut accomplies, Il dit : Je vais faire de toi un modèle (imâm) » [6]. Dans deux autres versets au sujet de Moïse, « …alors qu’avant cela était le Livre de Moïse, tenant lieu de guide (imâm) et de miséricorde […] » [7] et « Et avant cela, il y avait le Livre de Moïse, comme guide (imâm) et miséricorde […] » [8]. Une dernière occurrence fait référence au chef de chaque groupement d’hommes au jour du jugement [9] sans définir la qualité de celui-ci en laissant supposer que la fonction désignée par le mot imâmihim peut faire référence au chef religieux tout autant qu’au chef politique.

Ainsi en analysant l’emploi qui est fait du mot imâm dans le texte coranique, la notion qui se dégage est celle de « modèle ». A partir de ce constat, la question qui se pose est de savoir s’il y a des figures féminines dans le Coran qui sont considérées comme des modèles à suivre, des guides pour les croyants ? La réponse est positive, cela ne fait aucun doute. Nous pouvons citer à titre d’exemple celle de Marie qui représente le paradigme de la dévotion universelle, un modèle à suivre par les hommes et les femmes, et c’est d’ailleurs ainsi qu’elle est perçue par l’ensemble des musulmans. La reine de Saba, connue sous le nom de Balqis, un modèle de femme/homme politique, un modèle également universel incarné dans le souverain politique juste, respectueux de la dignité de son peuple, de son avis, et également une femme de foi indépendante qui a décidé de croire en Dieu avec le prophète Salomon, au même niveau que lui et non pas en se soumettant à lui. Bien d’autres récits de figures féminines modèles sont relatés dans le texte coranique tels qu’Âsiya, la femme de Pharaon, qui a recueilli et élevé Moïse, Sarah, l’épouse d’Abraham et la mère du prophète Isaac, ou encore Hajar, la mère du prophète Ismaël, entre autres exemples.

Evoquer le sujet de l’imamat de la femme, lors de rencontres religieuses ou dans les médias et les réseaux sociaux, suscite de très vives réactions. Certains y voient une renaissance de l’esprit égalitaire auquel l’envoyé de Dieu a appelé l’humanité et une rupture avec les mentalités misogynes, tandis que d’autres y voient une innovation contraire aux valeurs de l’islam. Mes nombreuses recherches sur le sujet m’ont donné la conviction que la lecture des hommes a pris le dessus sur le message de Dieu qui est juste dans son essence. C’est une lecture des hommes de loi dont le premier souci, pour certains, n’est pas de s’intéresser aux questions féminines. On peut y voir l’effet d’une simple passivité, car ils considèrent que cela ne les concerne pas au premier chef ; de nombreux représentants des milieux « savants » de l’islam ne savent même pas que la question a été débattue à toutes les époques et encore aujourd’hui. Pour d’autres, notamment les idéologues des mouvements fondamentalistes et autres victimes de l’endoctrinement qui bride les consciences, le corps de la femme est devenu une obsession. Aussi, le risque que celle-ci puisse prétendre à une part du pouvoir politique, social ou religieux représente pour eux une telle menace qu’ils se sont attelés, très tôt, à conceptualiser tout un dogme au sujet de la femme, au point de vouloir la faire disparaître de l’espace public et de lui substituer le fantasme de la houri du paradis avec une telle véhémence qu’elle exprime en réalité, des peurs intérieures incontrôlées. Mais ceci relève plus d’un sujet d’analyse psychiatrique que purement religieux, laissons-le donc aux spécialistes.
Les réactions des clercs sunnites, suite à l’imamat de la prière du vendredi de Amina Wadud, devant une assemblée mixte aux États-Unis en 2005, sont très révélatrices des ressorts qui les conduisent à déclarer interdit le ministère religieux féminin. Parmi ces voix, on compte l’imam de la Mosquée d’al-Azhar, le Cheikh Sayid Tantawi, le grand mufti de l’Arabie Saoudite, des imams de la Mecque et de Médine, le théologien de référence des frères musulmans al-Qaradhâwî, des autorités religieuses du Maroc, du Pakistan et de Jordanie. Ces représentants d’institutions religieuses sunnites ont mis en avant les arguments suivants :

L’imamat féminin dans la jurisprudence musulmane

Le corps d’une femme est provoquant et peut perturber la concentration des hommes durant la prière
Cet argument révèle le rapport de ces hommes aux femmes mais, aussi et surtout, envers eux-mêmes. Ils réduisent la femme à un corps qui suscite le désir et qui est source de tous les maux. Certains vont jusqu’à considérer que le diable se cache dans ce corps. Ce qui leur échappe vraisemblablement, c’est qu’en réalité, le problème ne réside pas dans ce qui est à l’extérieur mais plutôt à l’intérieur, c’est-à-dire leur rapport à eux-mêmes et à leur spiritualité. Pour certains d’entre eux, l’homme serait complètement soumis aux instincts primaires qui le contrôlent constamment, sans qu’il puisse exercer aucune volonté propre ni aucune maîtrise de soi. Au point où, même durant la prière, qui est le moment de recueillement par excellence, où Le Seul et Unique Etre existant dans l’esprit du croyant à ce moment là, devrait être Dieu, il arrive à être perturbé par le corps, complètement couvert, d’une femme. À ceux-là, nous rappelons ces quelques versets coraniques qui nous appellent à ne pas substituer nos penchants passionnels à Dieu et à purifier nos sens et nos âmes, « Vois-tu celui qui prend alors sa passion pour sa propre divinité ? Puis Dieu l'égare sciemment, scelle son ouïe, son cœur et étend sur ses yeux un voile. Qui donc après Dieu peut le guider ? Ne vous rappellerez-vous donc pas ? » [10], « Et par l'âme et Celui qui l'a harmonieusement façonnée ; et lui a alors inspiré son immoralité, de même que sa piété ! A réussi celui qui la purifie. Et est perdu, certes, celui qui la corrompt. » [11].
Au-delà de ce type d’argumentaire, on constate la nette régression et la dégradation des rapports entre les genres. Cela révèle la contradiction des savants religieux et des fidèles qui semblent ne plus supporter de voir le corps d’une femme à la mosquée, que ce soit en tant qu’imam ou dans l’assemblée des priants. Or, la mixité a toujours existé, jusqu’à ce jour, dans les lieux saints de l’islam. Dans la mosquée sacrée de la Mecque, le Masjid al-Harâm, les hommes et les femmes prient ensemble sans que cela ne pose problème. Dans la Mosquée du Prophète à Médine, al-Masjid al-Nabawî, les sources musulmanes n’indiquent aucune configuration architecturale qui soit réfléchie pour faire en sorte de séparer les hommes et les femmes ou instaurer une ségrégation envers celles-ci. La description qui en est faite est claire : c’était une structure rectangulaire simple sans aucun mur ni barrière pour séparer l’espace de prière.
  Le prophète Muhammad - sur lui la grâce et la paix - a autorisé les femmes à diriger la prière seulement devant une assemblée de femmes et ceci seulement dans un espace privé
Cet argument est basé sur une lecture particulièrement orientée et à l’évidence, très masculine et patriarcale, du hadîth de ‘Umm Waraqa rapporté dans plusieurs recueils de hadîth, les Sunan de Bayhaqî [12], les Sunan de Abû Dâwud [13], le livre d’explication des Sunan de Abu Dâwud [14], le Musnad de Ibn Hanbal [15] et bien d’autres. Ces recueils mentionnent en général deux hadîths à propos de cette femme. Le premier relate son échange avec l’envoyé de Dieu à qui elle demande de participer à la bataille de Badr, afin d’être agréée par Dieu en tant que martyre. Le Prophète lui conseille de rester chez elle tout en l’assurant de son statut de martyre auprès de Dieu. C’était une femme qui lisait le Coran et l’apprenait par cœur, elle demanda alors au prophète un Muezzin, chose qu’il accepta. Le hadîth poursuit l’histoire en indiquant qu’elle possédait un ghulâm et une jâriyya, c’est-à-dire un esclave homme et une esclave femme à qui elle avait promis la liberté après sa mort. Ils l’assassinèrent dans le but d’en finir avec leur condition d’esclave. Au-delà de l’anecdote, le hadith nous renseigne sur la composition du foyer de ‘Umm Waraqa, où il y avait un homme et deux femmes. Un deuxième hadîth indique que, ayant appris le Coran par cœur, le prophète, qui avait pour habitude de lui rendre visite, lui désigna un Muezzin et lui demanda de guider la prière sur les « ahl dâriha » qu’on pourrait traduire par « les gens de chez elle » soit, a minima, un muezzin et les deux esclaves mentionnés dans le premier hadîth. A partir de ces deux traditions prophétiques, on constate que l’assemblée guidée par ‘Umm Waraqa était mixte. Sur cette base, l’auteur du commentaire des Sunan de Abû Dâwud, affirme que ce hadîth indique que l’imamat de la femme est valide sur les hommes et sur les femmes. Il poursuit en mentionnant que des jurisconsultes tels qu’al-Muzanî, Abû-Thawr et al-Tabarî ont affirmé la validité de l’imamat de la femme, y compris sur les hommes.

L’autre élément soulevé par ce hadîth est la signification du mot dâr. Les jurisconsultes les plus réfractaires au ministère religieux féminin restreignent l’interprétation de ce terme à la maisonnée d’Umm Waraqa. Ils ne tiennent donc pas compte de l’étymologie de ce mot qui signifie le « lieu de résidence » ; cela peut désigner un quartier, un secteur de résidence, la tribu, le pays, la communauté musulmane - Dâr al-Islam -, le paradis - Dâr al-Salâm -, l’enfer - Dâr al-halâk -, etc [16]. Par ailleurs, la désignation du Muezzin indique un appel à la prière au dehors de la sphère privée de la maison. Il indique également qu’il s’agit des prières obligatoires car il n’existe pas d’appel à la prière pour les prières surérogatoires, ceci contrairement à l’avis de certains jurisconsultes hanbalites qui limitent la validité de l’imamat de la femme aux prières surérogatoires, et notamment à celle des tarāwīḥ pendant le Ramadan. Ainsi, les différentes restrictions que les ulémas ont voulu lire dans le hadîth d’Umm Waraqa, ne sont pas dans le texte mais dans leurs esprits. Une autre lecture de ce hadîth est possible, et c’est d’ailleurs, ce qu’affirme Mohammad Hamidullah dans son livre « The emergence of Islam », et celle-ci pourrait être comme suit : « Oum Waraqa bint Abdallah, une femme des Anṣār, a été désignée par le prophète - sur lui la grâce et la paix - pour guider la prière en tant qu’imam de la mosquée de son quartier [17] ».
En effet, « il s’était fait ressentir à Médine le besoin de créer une deuxième Mosquée. Cela peut être expliqué par le fait que les maisons de certains habitants de Médine, les ’Anṣār était trop éloignées de celle du Prophète - la grâce et la paix sur lui - qui servait aussi de Mosquée aux croyants. Certains d’entre eux ont voulu se rapprocher de la maison du prophète et habiter près de lui, entreprise sur laquelle le prophète - la grâce et la paix sur lui- les a dissuadés ». Il nous est rapporté dans différentes sources que ‘Umm Waraqa était médinoise - ‘anṣārîah - et le prophète lui a ordonné - ’amarahâ - de diriger la prière. A la lumière de ces différents éléments, nous pouvons légitimement imaginer que, dès lors que le besoin d’une deuxième mosquée à Médine s’est exprimé, le prophète a voulu agir en cohérence avec l’esprit global de son message spirituel qui avait pour objectif d’établir la justice et la dignité pour tous les êtres humains, et a choisi une femme pour guider la prière.
  Pour certains, les quatre principales écoles juridiques sunnites réfutent l’imamat de la femme devant des hommes. Il y aurait donc un consensus (‘ijmâ’) à ce sujet
Al-‘ijmâ’, terme qu’on traduit par « consensus », représente dans la jurisprudence musulmane un mécanisme permettant de définir la norme religieuse. A ce propos, il faut distinguer al-‘ijmâ’ qui fait partie des fondements du droit -’uṣūl al-fiqh - et la notion de qawl al-ǧumhūr qui signifie « le propos tenu par la majorité des savants ». L’ijmâ’ représente la 3ème source après le Coran et la Sunna, à partir de laquelle la norme est élaborée, dans le fiqh sunnite. Cependant, les savants ont divergé quant à sa définition et au périmètre à prendre en compte pour qu’il soit valide ou pas. Abû Hâmid al-Ghazâlî (1058 - 1111) considère que, pour qu’il y ait ijmâ’, il faut l’accord de tous les savants de toutes les époques [19] ; l’imam Mâlik (711 - 795) l’a limité aux gens de Médine seulement [20] ; al-Shâfi’î (767 – 820) considère que c’est le consensus de la Oumma toute entière qui est nécessaire [21] mais là encore, selon certains spécialistes, al-Shâfi’î n’était pas clair sur cette question et n’avait pas de théorie bien déterminée concernant la définition de ce qu’est al-‘ijmâ’. Quant à la notion de qawl al-ǧumhūr, elle ne constitue pas un argument ou un mécanisme à prendre en compte pour définir la norme juridique. En ce qui concerne le sujet qui nous intéresse, il n’y a jamais eu de consensus mais on a plutôt mis en avant cette idée de qawl al-ǧamhūr. Ainsi, lorsque nous prenons en compte les avis des savants religieux de différentes époques qui se sont exprimés en faveur du ministère religieux féminin tel que Abū Thawr (m. 170 H./854), al-Muzānī (m. 264 H./ 876), Abū-l-Tayyib al Tabarī (m. 439 H./1058 ap. J.-.C.) ; l’andalou Averroès (m. 596 H./1198) ; le hanbalite Ibn al-Jawzī (m. 597 H./1201), ou encore Ibn ʿArabī (m. 638 H./1240), nous constatons qu’il n’y a jamais eu d’'ijmâ’ sur la question.

La prophétie et l’imamat de la femme


Ibn ‘Arabî, dans son ouvrage al-Futûhât al-Makkiyya (Les illuminations spirituelles de la Mecque) traite de la question du ministère religieux féminin. En très bon connaisseur du Fiqh, il cite les différents avis juridiques des savants musulmans en indiquant que parmi eux, il y en a trois. Un courant considère l’imamat des femmes interdit de manière absolue, un autre l’autorise mais seulement pour diriger la prière d’un public exclusivement féminin et, enfin, le troisième avis que le maître revendique pour lui-même, considère que l’imamat de la femme est valide de manière absolue devant une assemblée de femmes et d’hommes. Pour appuyer sa position, le Maître cite le fait que le prophète a attesté que certaines femmes ont atteint la réalisation spirituelle comme il l’a attesté pour certains hommes. Cette réalisation s’opère sur le plan ontologique, aussi, elle représente pour Ibn ‘Arabî, la nubuwwa - prophétie - et celle-ci est pour lui équivalente à l’imamat. Autrement dit, la prophétie et l’imamat sont, d’un point de vue symbolique, des fonctions semblables sur le plan spirituel, à travers lesquelles s’exerce le ministère religieux. Elles procèdent de l’aspiration de l’Etre à sa réalisation et, à partir du moment où la femme peut potentiellement atteindre ce haut degré d’accomplissement - c’est le cas de la prophétie de Marie dans le Coran -, elle peut exercer la fonction d’imam. Pour Ibn ‘Arabî, l’imamat de la femme est non seulement valide mais cette validité constitue le principe [22].

Pour fonder sa position le Maître rappelle d’abord qu’il n’y a aucun texte qui interdit le ministère religieux féminin. Ensuite, il s’appuie sur des arguments métaphysiques et mystiques pour aboutir à un avis opérant dans le domaine des actes concrets de la vie humaine et qui relève du domaine jurisprudentiel. Le lien entre le macrocosme et le microcosme, et leur position en miroir l’un par rapport à l’autre, est une idée récurrente dans la pensée d’Ibn ‘Arabî ; il considère que l’être humain concentre en lui la totalité de l’univers si bien qu’il en est, pour ainsi dire, la copie abrégée, car les mêmes lois gouvernent l’un et l’autre. Au chapitre 99 des Futûḥât, qui traite de la prière et de ses secrets, il écrit : « Sache que l’être humain est un grand univers en lui-même du point de vue du sens, même s’il est petit par sa taille, c’est pour cette raison qu’il est dit dans le Coran : « C’est Toi que nous adorons » [23] à la forme plurielle et il a mis ses membres, ses sens et ses forces apparentes et cachées sous l’autorité de ce qui les précède/ce qui prime et il s’agit de : sa raison (al-‘aql), son âme (al-nafs) et ses passions (al-hawâ). Chacun d’entre eux peut guider/diriger (le mot utilisé ici est le mot ya’umm qui vient du mot imâm) à un moment ou un autre, la communauté des attributs. Cette communauté à laquelle le Maître fait référence est la communauté des membres constituant un individu humain, ses sens et ses forces apparentes et cachées qu’il a citées plus haut. Il poursuit : « Les actes de dévotions procèdent de la raison, les actes permis proviennent de l’âme et les actes de transgression sont le produit du hawâ ou des passions primaires. Il a été édicté à la raison ce qui suit : si l’âme se lasse de se soumettre à ton autorité et de te suivre dans les actes qui rapprochent (de Dieu) durant la période où tu es le guide (ta’umm) et elle a pris le devant dans le domaine des actes permis et que c’est elle qui a pris le rôle du guide sur toi (‘ammat bika) alors suit là et garde le lien derrière elle afin de la préserver et qu’elle ne soit pas entrainée par ses passions, car ces dernières la suivent dans ce cas, afin de la faire tomber dans le péché. Dans ce cas de figure, la guidance de l’âme est valide et c’est l’imamat de la femme » [24]. Ainsi, Ibn ‘Arabî établit une analogie entre l’âme et la femme qui relève du principe féminin et l’homme et la raison qui relèvent selon lui, du principe masculin. Il compare également les différentes composantes de la personne humaine constituées de toutes ses facultés, forces physiques et intellectuelles, de ses différents membres corporels, à un ensemble d’individus composant une communauté humaine. Pour lui, ces deux entités sont dirigées à un moment ou un autre, soit par la rationalité, soit par la sagesse ou, dans le pire des cas, par ses viles passions. Autrement dit, à l’échelle de l’individu humain, celui-ci est gouverné tantôt par la raison tantôt par l’âme et, à l’échelle d’un groupe humain, ces deux polarités sont représentées par une personne du genre masculin et une personne du genre féminin. Ibn ‘Arabî dit au genre masculin, qu’il assimile à la raison, de céder la gouvernance à la sagesse du genre féminin lorsque vient le moment où celle-ci prend les rennes pour accomplir les actes permis, afin de prémunir la communauté et la protéger des actes blâmables. Il affirme : « suis-là », sinon elle risquerait d’être entrainée, avec l’ensemble des composantes de l’individu humain et donc, par analogie sur le plan extérieur du macrocosme, l’humanité ou la communauté des croyants, par ses passions et de tomber dans l’illicite. C’est, en effet, la complémentarité entre la raison et l’âme, le masculin et le féminin comme principe premier dans la gestion de la vie dans le cosmos, qui est mise en avant. Ce texte d’Ibn ‘Arabî fait une analogie avec le verset coranique qui décrit la relation de couple et ce que l’homme et la femme représentent l’un pour l’autre comme protection et couverture : « Elles sont un vêtement pour vous et vous êtes un vêtement pour elles » [25]. Les deux membres du couple sont mis dans un parallélisme parfait et chacun couvre la fragilité, la défaillance ou l’absence de l’autre ; il prend le relais pour diriger et poursuivre la direction de l’activité commune. Ainsi, il est tout à fait naturel que la communauté religieuse soit guidée en alternance par un homme et une femme qui sont un soutien l’un pour l’autre dans tous les domaines de la vie, y compris religieux.

Ibn ‘Arabî est loin d’être le seul à avoir abordé la question de la prophétie féminine et d’en avoir pris appui pour affirmer la validité de l’imamat de la femme. On trouve, en effet, dans divers ouvrages de théologie musulmane, des positions similaires à travers l’étude de la figure mariale dans le texte coranique. Marie recèle une valeur théologique de très haute importance à ce sujet. L’examen de l’exégèse des versets coraniques qui lui sont consacrés montre qu’elle est l’exemple paradigmatique de la condition humaine, au-delà de toute distinction de genre, et lui confère une envergure prophétique. La Vierge est incluse dans une séquence des prophètes cités dans la sourate Les prophètes [26], où son nom se retrouve parmi ceux d’Abraham, Moïse, Jacob, Isaac, Loth, Aaron, etc. Les commentateurs du Livre Saint ont été confrontés à la problématique de savoir si la dignité prophétique peut être attribuée à la Vierge Marie alors qu’elle est une femme ? Parmi eux Alûsî (m. 1270/1854) qui a définitivement conclu, dans son ouvrage Rūḥ al-Maʿānī, à la prophétie de Marie en s’appuyant sur l’argument qu’elle est citée près d’eux (les prophètes) au genre masculin [27].
Ida Zilio-Grandi, de l’Université de Venise, analyse l’attribution d’un masculin spirituel à Marie qui va de paire avec la prophétie, dans la littérature exégétique musulmane des XIIe , XIIIe et XIXe siècles, aboutissant à des positions doctrinale attribuant à Marie le plus haut degré de réalisation spirituelle dans la mystique musulmane, à savoir la prophétie. D’abord, le verset « De même, Marie… Elle avait déclaré véridiques les paroles de son Seigneur ainsi que Ses livres : elle fut parmi les dévoués » [28]. Al-Qurṭubī (m. 671/1272) fait remarquer que le mot « les dévoués » est ici au masculin, Dieu aurait pu employer le féminin « al-qânitât » - les dévouées ou les dévotes - mais, par la dévotion de Marie au masculin, Il fait référence à celle de tous ses proches et Marie est érigée en figure représentante de toute sa lignée ascendante, qu’elle soit féminine ou masculine. Al-Râzî comprend l’emploi du masculin, pour Marie, dans un mode extensif au peuple duquel elle est descendante et qu’elle représente. Pour al-Âlûsî : « Le partitif indique que Marie faisait partie des dévots, le masculin donne plus de force au sens et l'information que Dieu veut enfin donner est que l'obéissance de Marie ne fut pas inférieure à celle des hommes, au point d'être incluse parmi eux » [29].

Le verset 43 de la sourate « La famille d’Imran » a également été beaucoup commentée. Il concerne le comportement prescrit à Marie par son Seigneur durant la prière : « Marie soit dévotieuse à ton Seigneur, incline-toi et prosterne-toi avec les prosternants (ma‘a al-Râki‘în) ». Dans ce verset, le texte coranique mentionne au masculin « ceux qui se prosternent » - al-Râki‘în - et non pas au féminin « celles qui se prosternent » - al-Râki‘ât. Al-Qurṭubī a vu ici un ordre relatif à la prière en commun des hommes et des femmes et Râzî le comprend comme étant un ordre venant de Dieu demandant à Marie d’accomplir la prière avec les hommes, ce qui signifie : fais comme ils font, prie à Jérusalem avec tes voisins, et ne te distingue pas d'eux... L’exégète comprend ce verset coranique comme une injonction de Dieu à Marie afin qu’elle n’accomplisse plus la prière dans la solitude ou parmi les femmes mais en s’unissant et en se mêlant aux hommes. Le verset de l’élection de Marie « Marie, Dieu t'a élue et t'a purifiée : II t'a élue sur les femmes des univers » [30] a également donné naissance à une exégèse abondante. Un certain nombre de commentateurs, comme al-Qurṭubī et al-Âlûsî, ont considéré l’élection de Marie comme une invitation à atteindre la complétude, l’exhaustivité ou la totalité. C’est, finalement, la caractéristique des prophètes élus par le Seigneur pour atteindre ce statut et certains exégètes ont affirmé qu’Âsiya elle-même, l’épouse de Pharaon, était prophétesse. D’ailleurs, en lisant bien les versets coraniques relatifs à Marie, on constate que cette femme réalisée et accomplie a même été supérieure à au moins un homme, le prophète Zacharie, qui a pris modèle sur elle, sur sa confiance totale et sa dévotion hors du commun envers son Seigneur : « …Elle avait déclaré véridiques les paroles de son Seigneur ainsi que Ses Livres : elle se trouva parmi les orants » [31] car elle ne demande pas de signe lorsqu’on lui annonce la nouvelle contrairement à Zacharie, « Ô mon Seigneur, dit (Zacharie), accorde-moi un signe… » [32], et c’est pour cette raison que Marie est aussi qualifiée par Dieu de Siddîqa (véridique).

Conclusion

Les avis qui veulent établir l’interdiction absolue du magistère féminin dans le culte musulman n’ont pas de fondements théologiques solides. Aucun argument émanant du Coran ni de la sunna ne peut être sérieusement avancé pour invalider ou rendre illicite l’imamat des femmes.

 Le message coranique n’est pas structurellement anti-féminin, il reflète les traditions d’une société du VIIe siècle dont il est venu réformer certaines pratiques patriarcales inhumaines. Citons les pratiques de féminicide des nouveaux-nés ou des règles d’héritage dont les femmes étaient l’objet et non le sujet. À cet égard, nous ne pouvons que constater les avancées clairement favorables aux femmes apportées par l’islam. Ce qui pose problème aujourd’hui, ce sont les lectures patriarcales faites par des hommes ayant évolué dans des traditions misogynes où le rôle de la femme se limite à la sphère domestique. Malgré les avancées de justice sociale que l’avènement de l’islam a commencé à instaurer, nous ne pouvons aujourd’hui que déplorer la régression de la norme religieuse dans ce domaine, elle s’est malheureusement beaucoup éloignée de l’esprit de progrès initié par le message coranique. Le patriarcat exerce une véritable discrimination, pour ne pas dire une violence interprétative, aboutissant à une mutilation des aspects essentiels du message de l’islam. Par patriarcat, j’entends ce conglomérat formé de représentations et de croyances nées des relations sociales, économiques, idéologiques et culturelles qui prennent leur source dans la croyance en l'infériorité ou la subordination des femmes aux hommes. Le discours patriarcal soutient que les capacités des femmes sont limitées par rapport à celles des hommes et il considère qu'en raison de leurs caractéristiques biologiques spécifiques, les femmes ont été exclusivement prévues pour la maternité et les travaux ménagers. L’homme, quant à lui, aurait la capacité d’agir comme chef de famille et d’occuper l’espace public. Le patriarcat est un logocentrisme idéologique qui n’a rien de naturel. Il contrevient à la volonté divine d’établir une justice cosmologique basée sur la parfaite corrélation des forces masculines et féminines, actives et passives qui régissent l'ordre de la création.

La lecture du Coran à travers le prisme patriarcal a abouti au démantèlement de l'anthropologie coranique, de son message éthique et de la vision égalitaire du monde. Elle a maintes fois nié les principes de justice et d’écologie humaine du Coran. Il n’y a pas eu besoin d’attendre l’arrivée de la modernité et du colonialisme pour que cette désarticulation ait lieu. Il a suffi de laisser le Coran entre les mains de « gardiens de la tradition » qui ont tenté de le réduire à un livre de règles ou à un « mode d’emploi » auquel les masses musulmanes doivent une obéissance aveugle. Ils ont nié son caractère de révélation divine destinée à chaque être humain sans aucune distinction de genre. Ce texte sacré pourrait être interprété comme le meilleur instrument de lutte contre le patriarcat et la discrimination qu’il engendre, à condition que les femmes aient la conviction profonde qu’elles sont complètement et entièrement légitimes à s’approprier la question théologique avec leurs égaux et frères, les hommes.

__________________
[1] innovation. 
[2] Prêche
[3] Coran 15 : 79, traduction de Maurice Gloton.
[4] Coran 36 : 12, traduction de Maurice Gloton. Ici le mot imam est employé pour signifier l’Original ou le modèle de toute créature qui reprend ses caractéristiques.
[5] Coran 25 : 74, traduction Maurice Gloton.
[6] Coran 2 : 124 traduction de Maurice Gloton.
[7] Coran 11 :17.
[8] Coran 46 : 12.
[9] Coran 17 : 71.
[10] Coran 45 : 23.
[11] Coran 91 : 7, 8, 9, 10.
[12] Al-Bayhaqî Abû Bakr Ahmad ibn al-Hussein ibn Ali ibn Mûssa, Al-Sunan al-Kubrâ, Dâr al-Kutub al-‘Ilmiyya, Beyrouth, 2003 (1ère édition 1424), Volume 3, p 182.
[13] Abû Dâwud Sulayman ibn al-Ach’ath al-Azdî al-Sijistânî, Sunan Abî Dâwûd, Dâr al-Rissâla al-‘Âlamiyya, 2009 (1ère édition 1430), volume 1, p 442 et 443, hadîth n°591 et 592.
[14] Charaf al-Haq al-‘Adhîm Âbâdî Abu ‘Abd al-Rahmâne, ‘Aoun al-Ma’bûd ‘alâ charh sunan Abî Dâwud, Dâr Ibn Hazm, 2005 (1ère édition 1426), Volume 1, p 317.
[15] Ahmad Ibn Hanbal, al-Musnad, Mu’assasat al-Risâla lil-ṭibāʿa wa al-nachr wa al-tawzî‘, Beyrouth-Liban, 2001, volume 45, p 253.
[16] Voir le dictionnaire al-ma‘ânî en langue arabe pour voir la multitude de sens proposés pour le mot dâr.
[17] Muhammad Hamidullah, The emergence of islam, Islamabad, Pakistan, Islamic Research Institute, 2ème édition, 1994, p 26.
[18] ‘Imâd al-Din Abu al-Fidâ’ Ismâ‘îl ibn Kathîr al-Qurashî al-Dimashqî, Tafsir al-Qur’an al-‘Azim, al-Qahira: Dar Ihya’ al-Kutub al-‘Arabiyya, n.d, vol 3, p 565-6.
[19] Abû Hâmid al-Ghazâlî, al-Mustasfa min ‘ilm al-uṣūl, Charikat al-Madîna al-Munawwara li-al- ṭibāʿa, sans date, Vol 2, p 322, p 370.
[20] Idem, p 348.
[21] Muhammad ibn Idris al- Shafi‘i, al-risala fî uṣūl al-fiqh, traduit en anglais par Majid Khadduri, The islamic texts society, 2ème édition, 1961, p 287.
[22] Ibn Arabi, Al-Futûhât al-Makkiyya, Beyrouth, Dâr Sâdir, 1997, volume 2, chapitre 99, p 83.
[23] Coran 1 :5.
[24] Ibn ‘Arabî, op. cité, p 84.
[25] Coran 2 : 187.
[26] Coran 21.
[27] Cité par Ida Zilio Grandi, La Vièrge Marie dans le Coran, Revue de l’histoire des religions, p 94.
[28] Coran 66 : 12.
[29] Cité par Ida Zilio Grandi, op. cité, p 95.
[30] Coran 3 : 42.
[31] Coran 66 : 12.
[32] Coran 19 : 10.



Dans la même rubrique :