Les cahiers de l'Islam
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Ahmed Nazeer
Le Dr Nazeer Ahmed est un éminent scientifique, leader communautaire et historien. Il est... En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 1 Février 2015

Harun et Mamun, l’âge de la raison


Ce fut à un moment de l’histoire où la civilisation islamique a ouvert ses portes à de nouvelles idées émanant de l’Orient et de l’Occident. Les Musulmans, qui firent confiance à ces idées, prirent ces dernières pour les remodeler en un moule islamique unique. De ce chaudron naquirent l’art islamique, l’architecture, l’astronomie, la chimie, les mathématiques, la médecine, la musique, la philosophie et l’éthique. En effet, le processus même du Fiqh et son application aux problèmes sociétaux furent profondément influencés par le contexte historique de l’époque.



Pendant le règne d'Harun al-Rashid, la ville de Bagdad a commencé à s'épanouir en tant que centre de la connaissance, de la culture et du commerce. Peinture d'Al-Wâsitî.
Pendant le règne d'Harun al-Rashid, la ville de Bagdad a commencé à s'épanouir en tant que centre de la connaissance, de la culture et du commerce. Peinture d'Al-Wâsitî.

Par le Professeur Nazeer AHMED
Traduction par Amine Djebbar pour les Cahiers de l'Islam


Ce fut à un moment de l’histoire où la civilisation islamique a ouvert ses portes à de nouvelles idées émanant de l’Orient et de l’Occident. Les Musulmans, qui firent confiance à ces idées, prirent ces dernières pour les remodeler en un moule islamique unique.  De ce chaudron naquirent l’art islamique, l’architecture, l’astronomie, la chimie, les mathématiques, la médecine, la musique, la philosophie et l’éthique. En effet, le processus même du Fiqh et son application aux problèmes sociétaux furent profondément influencés par le contexte historique de l’époque. 

Harun al Rashid (m. 809) était le fils d’al Mansur et le quatrième calife de la dynastie abbasside. En accédant précocement au trône à l’âge de 22 ans durant l’année 786, il fit immédiatement face à des révoltes internes et à des invasions externes. Les révoltes régionales en Afrique furent écrasées,  les révoltes tribales de Qais et de Quzhaa en Égypte furent contenues et les révoltes sectaires des Alévis furent contrôlées. Les Byzantins ont été maintenu sur la baie et ont été obligé de payer un tribut. Durant 23 ans, Harun al Rashid a régné sur un empire qui a unifié un arc terrestre s’étendant de la Chine à la frontière de l’Inde et de Byzance par la Méditerranée jusqu’à l’océan Atlantique. A travers cette aire les hommes, les matériaux et les idées pouvaient circuler dans des continents divisés. Cependant, Harun al Rashid ne fut pas connu pour avoir bâti un empire terrestre mais pour avoir construit l’édifice d’une brillante civilisation. 

C’était l’âge d’or de l’Islam. Ce n’était pas les formidables richesses de l’empire ou les contes des Mille et une nuits qui l’avaient rendu puissant, c’était la force de ses idées et sa contribution à la pensée humaine. Comme l’empire s’était agrandit, il rentra en contact avec les idées des civilisations de la Grèce classique, indienne, zoroastrienne, bouddhiste et hindouiste. Le processus de traduction et de compréhension globale de ces idées était déjà en cours d’élaboration durant le règne d’al Mansur mais il connut une avancée significative durant ceux de Harun et de Mamun.

Harun a crée une école de traduction, la Bait ul Hikma (la maison de la sagesse), et il s’était entouré d’hommes de science. Son administration était entre les mains de vizirs dotés de capacités exceptionnelles, les Barmécides.  Ces hommes de cour comprenaient de grands juristes, poètes, musiciens, médecins, logiciens, mathématiciens, écrivains, scientifiques, hommes de culture et de savants du Fiqh (jurisprudence islamique). Ibn Hayan (m. 815), qui a inventé la science de la Chimie, a exercé dans la cour d’Harun al Rashid. Les chercheurs qui ont été engagés pour les travaux de traductions étaient musulmans, chrétiens, juifs, zoroastriens et hindous. De la Grèce vinrent les œuvres de Socrate, Aristote, Platon, Galien, Hippocrate, Archimède, Euclide, Ptolémée, Démosthène et Pythagore. De l’Inde arriva une délégation avec le Siddhânta de Brahmagupta, les chiffres indiens, le concept du zéro et la médecine ayurvédique. De Chine arrivèrent les sciences de l’alchimie ainsi que les techniques et l’usage du papier, de la soie et de la poterie.  Les zoroastriens apportèrent le système de l’administration, l’agriculture et l’irrigation. Les musulmans se sont imprégnés de ces sources et ont donné au monde l’algèbre, la chimie, la sociologie et la notion de l’infini. 
Aristote enseignant l'astronomie. La tradition scientifique arabe a été fortement influencée par le travail des savants grecs classiques, dont «la philosophie naturelle» qui représentait un système complet de connaissances qui englobait à la fois les sciences physiques et la métaphysique, et sur ​​lequel les savants de la tradition islamique ont formulé de nombreuses observations. © musée du palais Topkapi, Istanbul.
Aristote enseignant l'astronomie. La tradition scientifique arabe a été fortement influencée par le travail des savants grecs classiques, dont «la philosophie naturelle» qui représentait un système complet de connaissances qui englobait à la fois les sciences physiques et la métaphysique, et sur ​​lequel les savants de la tradition islamique ont formulé de nombreuses observations. © musée du palais Topkapi, Istanbul.

Ce qui a donné confiance aux musulmans face aux autres civilisations était leur foi. Avec une confiance fermement enracinée dans la révélation, les musulmans ont, face aux autres civilisations, absorbés ce qu’ils ont considéré comme valide et l’ont transformé à l’image de leur propre croyance.  Le Coran invite les hommes et les femmes à apprendre de la nature, à réfléchir sur les motifs de cette dernière, à modeler et façonner la nature  afin qu’ils puissent inculquer la sagesse. « Nous leur montrerons nos Signes dans l’horizon et à travers leurs âmes, jusqu’à que cela devienne pour eux une Vérité » (Coran 41;53). C’est durant cette période que nous voyons l’émergence de l’archétype de la civilisation islamique classique, surnommée Hakim (signifiant une personne de sagesse). Dans l’Islam, un scientifique n’est pas un spécialiste qui regarde la nature d’un point de vue extérieur mais un homme de sagesse qui regarde la nature de l’intérieur et qui intègre ses connaissances dans un ensemble essentiel. La quête de la Hakim n’est pas juste une connaissance pour l’amour de la connaissance mais la réalisation de l’Unité essentielle qui se répand dans la Nature et dans ses corrélations, lesquelles démontrent la sagesse de Dieu. 

Quand Harun avait commencé ces travaux, son fils Mamun a cherché à le compléter. Il fut, de son plein gré, un chercheur ayant étudié la médecine, le fiqh, la logique et il était un Hâfiz du Coran. Il envoya des délégations à Constantinople et dans les cours de princes indiens et chinois en leur demandant d’envoyer des livres classiques et des universitaires. Il encouragea les traducteurs et leur donna de belles récompenses. Peut être que l’histoire de cette période fut mieux racontée par les illustres hommes de cette époque. Le premier philosophe de l’Islam, Al Kindi (m. 873), a travaillé durant cette période en Iraq. Le célèbre mathématicien Al Khawarizmi (m. 863) a travaillé à la cour de Mamun. Al Khawarizmi est surtout connu pour avoir inventé la méthode de résolution des problèmes mathématiques, laquelle est toujours utilisée de nos jours et qui est appelée algorithme. Il a étudié pendant un certain temps à Bagdad mais il est également rapporté qu’il fit un voyage en Inde. Al Khawarizmi inventa le mot algèbre (du mot arabe j-b-r, signifiant force, battre ou multiplier), il a présenté le système numérique indien au monde musulman, a institutionnalisé le système décimal en mathématiques et il a inventé la méthode empirique (connaissance basée sur la mesure) en astronomie. Il a écrit plusieurs ouvrages de géographie et d’astronomie et a coopéré dans la mesure des arcs de cercle à travers le monde. Le nom d’Al Khawarizmi est à ce jour célébré en utilisant l’algorithme dans toutes les disciplines de la science et de l’ingénierie.  

C’était cette explosion intellectuelle créée du temps d’Harun et de Mamum qui a propulsé la Science à l’avant garde de la connaissance et qui a fait de la civilisation islamique le réceptacle de l’apprentissage durant cinq siècles. Le travail effectué par les traducteurs de l’école de Bagdad a rendu possible les travaux réalisés ultérieurement par le médecin al Razi (m. 925), l’historien al Masudi (m. 956), le médecin ibn Sina (m. 1037), le physicien al Hazen (m. 1039), l’historien al Baruni (m. 1051), le mathématicien Omar Khayyam (m. 1132) et du philosophe Ibn Rushd (m. 1198).

L’époque d’Harun et de Mamun fut aussi une époque de contradictions. En effet, aucune autre période de l’histoire islamique n’illustre avec autant de clarté l’attitude schizophrénique des musulmans à l’égard de leur propre histoire, comme cela a été fait durant celle d’Harun et de Mamun. D’une part, les musulmans sont fiers de leurs réalisations. D’autre part, ils rejettent les valeurs sur lesquelles ces réalisations ont été fondées. Les musulmans arborent une grande fierté dans les philosophes et les scientifiques de cette ère, notamment dans le dialogue avec l’Occident. Mais ils excluent le fondement intellectuel sur lequel ces philosophes et scientifiques ont basé leur travail.

L’époque d’Harun et de Mamun était l’âge de la raison. Mamun, en particulier, a pris sous son aile les rationalistes. Les Mu’tazilites représentèrent la branche rationaliste de l’Islam. Mamun a fait du dogme Mu’tazilite la doctrine officielle de la Cour. Cependant, les Mu’tazilites n’étaient pas conscients des limites de la méthode rationnelle et ont surchargé sa portée. Ils ont même appliqué leur méthode à la Parole Divine et sont venus avec la doctrine du Coran créé (non éternel). En termes simplifiés, c’est l’erreur qui fait chuter lorsque l’on construit une hiérarchie de la connaissance qui place la raison au dessus de la révélation. Les Mu’tazilites ont appliqué leur rationalité sur la révélation sans une compréhension suffisante du phénomène de temps ou sa pertinence à la nature de la physique. Ce processus s’est retourné contre eux. Au lieu de s’approprier leurs erreurs et de les corriger, ils sont restés sur un mode défensif jusqu’à devenir oppressifs en essayant de convaincre les autres de leur théorie. 

Les successeurs de Mamun ont utilisé le fouet avec ferveur pour faire respecter la conformité avec le dogme officiel. Mais les ulémas n’allaient pas adhérer à la théorie selon laquelle le Coran fut créé. L’imam Ibn Hanbal (m. 855) a mené un long combat contre Mamun sur cette question et il fut emprisonné durant vingt années. Toute idée qui compromettait la transcendance du Coran était inacceptable pour l’imam Hanbal. Face à une opposition déterminée, la doctrine Mu’tazilite fut éradiquée par le Calife Mutawakkil (m. 861). Par la suite, les rationalistes furent torturés puis tués et leurs biens furent confisqués. Al Ashari (m. 936) et ses disciples ont essayé de concilier les approches rationnelles et transcendantales en suggérant une « théorie de l’occasionnalisme ». Les idées Asharites ont été acceptées dans le corps politique islamique et elles ont continué à influencer, jusqu’à nos jours, la pensée islamique. L’approche intellectuelle des rationalistes, des philosophes et des scientifiques a été abandonnée et envoyée dans son emballage à l’Ouest latin qui l’a adopté et utilisé pour bâtir les fondations de la civilisation mondiale moderne.

Et c’est ainsi que le monde musulman est venu aux idées rationnelles en les adoptant, en les expérimentant puis finalement en les rejetant. La leçon historique de l’âge d’Harun et de Mamun est qu’un nouvel effort doit être fait pour incorporer la philosophie et la science dans le cadre de la civilisation islamique fondé sur le Tawhid. Cette question relève de la construction d’une hiérarchie du savoir dans laquelle la transcendance de la révélation est préservée conformément au Tawhid et aussi dans laquelle la raison et le libre arbitre de l’homme se voient accorder respect et honneur. Les Mu’tazilites avaient raison lorsqu’ils clamaient que l’homme était l’architecte de sa propre fortune, mais ils ont commis une erreur en affirmant que la raison humaine avait une portée plus large que la Parole Divine. L’humanité n’est pas autonome. Le résultat de l’effort humain est un moment de grâce divine. Aucune personne ne peut prédire avec certitude le résultat d’une action. Les Acharites avaient raison lorsqu’ils disaient qu’à chaque moment du temps intervenait la grâce divine pour disposer de toutes les affaires. Mais ils avaient tort en limitant la raison et le libre arbitre de l’homme. La raison humaine et le libre arbitre de l’homme sont dotés de la possibilité de l’infini mais cet infini s’effondre (fan’a) avant l’infinité de la transcendance divine. 

Ce texte est une traduction de l'article publié sur le site History of Islam, vous pouvez le retrouver sur ce lien.






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