Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 14 Juin 2015

Rencontre avec Mehdi Azaiez pour la parution de son ouvrage : « le contre-discours coranique »



Mehdi Azaiez vient de faire paraître un ouvrage intitulé : « le contre-discours coranique  » aux éditions De Gruyter (Berlin, 2015) dans la prestigieuse collection « Studies in the History and Culture of the Middle East » (n°30). Cet ouvrage est consacré à la polémique coranique à travers une forme littéraire singulière qui donne le titre à son ouvrage. Les Cahiers de l’Islam l’interroge sur la nature de ce travail, sa méthodologie et sur certains résultats auxquels il parvient.
 

Mehdi Azaiez
Mehdi Azaiez

Mehdi Azaiez est Assistant Professor of Islamic Studies KU Leuven (Belgique).

Les Cahiers de l’Islam : Quel est le sujet de votre ouvrage et qu’entendez-vous par le terme « contre-discours » ?
 
Mehdi Azaiez : L’ouvrage est une version légèrement remaniée d’une thèse de doctorat qui a pour thème central la polémique coranique à l’aune des contre-discours. Au coeur de l’analyse, il s’est en effet confirmé l’importance d’une forme littéraire singulière : le « contre-discours » ou la mise en scène par le Coran lui-même des propos de ses adversaires. Le tout premier exemple de cette singularité formelle se localise dans la sourate al baqara.
وَمِنَ النَّاسِ مَن يَقُولُ آمَنَّا بِاللَّهِ وَبِالْيَوْمِ الآخِرِ وَمَا هُم بِمُؤْمِنِينَ
wa-mina al-nāsi man yaqūlu ˈāmannā bi-Allāhi wa-bi-al-yawmi al-ˈāḫiri wa-mā hum bi-muˈminīna
Parmi les gens, certains disent : « nous croyons en Allah et au Jour Dernier » mais ils ne croient pas.

Dans ce verset 8, on réalise aisément que l’énoncé (ici en gras) rapporte les dires d’un adversaire. On entend, si j’ose dire, parfaitement sa voix.   
A partir de cette forme régulièrement présente et aisément identifiable dans l’ensemble du discours coranique, j’ai proposé d’interroger ces énoncés à la fois historiquement, linguistiquement mais aussi dans leur dimension rhétorique. C’est là que réside l’intérêt de cette monographie. En effet, pour l’historien, le contre-discours recèle une parole implicite car nier la croyance de l’autre, c’est toujours réfuter à partir de ses propres croyances. Que dévoilait alors la somme des contre-discours coraniques sur la façon de croire de l’opposant ? Quel portrait et identité construite parvenait-on alors à découvrir ? Dans quel contexte historique s’inscrivent ces discours rapportés ? Pour le linguiste, le contre-discours dévoile un mode de fonctionnement discursif qui rend compte d’une stratégie de gestion de l’altérité opposante. Quelles stratégies discursives sont alors mises en place par le discours coranique pour nier la parole qui le réfute ? Enfin pour le spécialiste de l’argumentation, le contre-discours se révèle être un paradoxe argumentatif. Car, comment un texte qui se veut porteur d’une vérité transcendante et donc irréfutable peut-il abriter en son sein l’écho même d’une parole qui le nie ? Donner la parole à l’adversaire, n’est-ce pas affaiblir son propre discours ? Réfuter l’adversaire, n’est ce pas également renforcer les thèses que l’on souhaite en l’occurrence combattre ? Comment dès lors le discours coranique parvient-il alors à gérer ce paradoxe ? C’est à l’ensemble de ces questions que nous avons tenté de répondre.

Les Cahiers de l’Islam : Comment analysez-vous cette caractéristique polémique du texte ? Quelle est votre méthodologie ?
 
Mehdi Azaiez : Oui, comme vous l’indiquez, il s’agit bien d’une caractéristique littéraire fortement polémique car comme le dit le linguiste Greive : « le défenseur qui use de la polémique vise son adversaire en utilisant lui-même l’attaque verbale de celui-ci ». S’agissant de ma méthodologie, j’ai procédé à une analyse en trois étapes: la première a tenté de cerner et définir notre sujet (Chapitres I‒III), la deuxième nous a conduit à identifier et quantifier un corpus (Chapitres IV‒V), la troisième s’est attachée à analyser ce même corpus en interrogeant ses thèmes, ses formes et ses évolutions (Chapitres VI‒IX). Cette dernière étape et analyse a emprunté deux orientations complémentaires : la première synchronique et l’autre diachronique. 
Délibérément synchronique, j’ai, en premier lieu, opéré une lecture dans et avec le texte. Il s’est agi en particulier de décrire le fonctionnement des mécanismes qui permettent au Coran de solliciter des voix multiples autour desquelles il construit son propre discours, en s’y opposant (contre-discours) ou en s’en réclamant (discours apologétique). En effet, la parole rapportée de l’adversaire n’est jamais isolée de sa riposte comme en témoigne, entre autres, la présence de la formule répétée et emblématique yaqūlūnafa qul (ils disent : « » … Dis leur : « »…). Cette confrontation entre contre-discours et sa riposte crée ce que l’on nomme une question argumentative. Fort de ce constat, cette parole rapportée a été analysée à l’aune des répliques qu’elle entraînait. Pour un même contre-discours qui est encore une fois le discours rapporté de l’adversaire, les répliques coraniques varient. Ces variations invitent à cerner leurs différences et à en interroger les raisons.
Une seconde lecture comparative, cette fois externe, m’a conduit à questionner l’éventuel usage de ces formes de contre-discours dans la vaste littérature des textes religieux de l’Antiquité tardive (Textes bibliques et parabibliques tels que les apocryphes chrétiens ou le Talmud). Cette tâche considérable n’a été ici qu’introduite dans cette monographie mais a d’ores et déjà donné quelques résultats encourageants à travers une analyse comparée des contre-discours coranique et talmudique (lire notre récente contribution : Mehdi Azaiez, « Les contre-discours eschatologiques dans le Coran et le traité du Sanhédrin », Eds. François Déroche, Christian Robin, Michel Zink, Les origines du Coran. Le Coran des origines, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2015, p. 111-128.).

Rencontre avec Mehdi Azaiez pour la parution de son ouvrage : « le contre-discours coranique »
Les Cahiers de l’Islam : Pourriez-vous nous faire partager les résultats de votre recherche?
 
Mehdi Azaiez : Je m’en tiendrai à quelques résultats d’ordre quantitatif et formel. Tout au long de ce livre, je propose des clarifications notionnelles (typologies des formes de contre-discours), des évaluations quantitatives (importance et répartition des contre-discours), des distinctions formelles et des types de stratégies discursives (formes de la réfutation, stratégies et effets discursifs, typologie des opposants, évolution interne). Ce travail s’est accompagné de schémas, de tableaux graphiques et d’une synopse utiles à l’élaboration d’un corpus et à son analyse.
Au niveau quantitatif, cette enquête dénombrent 588 versets relevant d’un contre-discours qu’il soit référé à un discours passé (propos rapportés de figures passées notamment bibliques), présent (propos rapportés d’opposants éventuels contre l’allocutaire coranique ou Mohammad selon la tradition) ou futur (propos rapportés d’opposants rejetés dans un temps eschatologique, autrement dit les damnés). Chacun de ces discours rassemble respectivement 38 %, 46 % et 16 % de l’ensemble. L’identification de 350 versets introduisant l’expression « qul » qui s’ajoute au nombre de tous les contre-discours permet ainsi d’affirmer que 15 % du Coran emprunte un registre explicitement polémique. Ces résultats ont également permis de catégoriser les « contre-discours présent » (CDRDP) ou contre-discours rapporté des éventuels adversaires de l’allocutaire coranique. On parvint ainsi à déterminer cinq thèmes de la polémique contemporaine à la révélation coranique tels que le Coran les met en scène. Une localisation, une quantification et une catégorisation précises permettent de thématiser et d’évaluer les composantes de cette polémique (Chapitre V-VI). Elle se décline en l’occurrence selon cinq types de discours : le discours contre Dieu (29 %), le discours contre le Prophète (27 %), le discours contre le Coran (20 %), le discours contre l'Eschatologie (19 %), le discours contre les Croyants (6 %). Ce faisant, la réfutation coranique est une argumentation qui vise à renforcer à la fois l’auteur coranique (Le Dieu coranique), l’énonciateur (l’allocutaire coranique : Mohammad selon la Tradition), l’énonciation (le Coran), l’énoncé (un des thèmes les plus récurrents : l’eschatologie), mais aussi les destinataires (les croyants).    
Au niveau formel, par ailleurs, j’ai mis en lumière, combien la disposition des contre-discours et leur riposte répondent à des contraintes stratégiques (isolement par décentrement et encerclement) qui visent à neutraliser leur place dans le discours coranique. Ce dernier point contribue à saisir l’une des originalités compositionnelles du texte.

Les Cahiers de l’Islam : A l’appui de vos travaux, que peut-on apprendre du contexte d’émergence du Coran ?
 
Mehdi Azaiez : En la matière, il faut rester prudent. On peut néanmoins affirmer que le texte coranique se fait l’écho d’un contexte de polémiques interconfessionnelles. Le constat n’est évidemment pas nouveau. En revanche, la nouveauté réside ici dans la possibilité de cerner, avec les contre-discours dits présents, les échos plus ou moins vraisemblables des arguments explicites ou implicites des adversaires du Coran. Notre analyse confirme et soutient en l’occurrence les orientations les plus récentes qui réinscrivent les polémiques coraniques dans les controverses religieuses de l’Antiquité Tardive (Travaux de Crone, Hawting et Reynolds). Il est fort probable, à la lecture de ces contre-discours (présents) que la véracité historique des portraits des adversaires de Mohammad issu de la tradition musulmane (notamment dans les Sīra) soit à remettre en cause. Pour le dire plus abruptement, les adversaires du Coran n’étaient sans doute pas des païens ! Leurs objections, réfutations telles qu’elles apparaissent dans les contre-discours (dits présents) soulignent leurs caractères monothéistes. Les quelques affirmations qui pourraient incliner à croire qu’il s’agisse de paganisme sont fort peu nombreuses (lire notre chapitre VII). Ces dernières affirmations reposent plus sur une stratégie discursive d’exagération, typique du langage polémique. Outre l’identité monothéiste des adversaires, ce travail met en exergue les thèmes et les formulations spécifiques des contre-discours présents. Ces derniers ont une similarité frappante avec les textes parabibliques. A travers l’analyse des contre-discours eschatologiques uniquement (lire notre contribution citée plus haut), on perçoit aisément combien le Coran s’inscrit dans la continuité d’affirmations talmudiques empruntant à la fois à des formes littéraires, des thèmes, des arguments et contre-arguments concomitants. Plus largement, la polémique coranique s’explique parfois plus aisément en la comparant aux polémiques judéo-chrétiennes de l’Antiquité Tardive que par le seul prisme d’une littérature  musulmane tardive et logiquement apologétique. La poursuite de ma recherche autour des contre-discours coraniques ne fait que confirmer ce constat.


Pour le public intéressé par le travail de Mehdi Azaiez :

 

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