Les cahiers de l'Islam
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Rachid ID Yassine
Docteur de l'École des hautes études en science sociales (EHESS), Rachid ID YASSINE enseigne au... En savoir plus sur cet auteur
Samedi 29 Décembre 2012

Soufisme (s) et Elitisme, ou les limites universelles de l'égalité



De l'origine du Soufisme

Soufisme (s) et Elitisme, ou les limites universelles de l'égalité
Parmi les Compagnons du Prophète (PBSL) (1) à l’époque du troisième Calife, l’histoire distingue l’attitude remarquable de Jundub ibn Junâda, plus connu sous le nom de Abû Dharr al-Ghifârî. Il avait choisit de refuser d’entrer dans la conquête de ce monde. Plus que cela, sa vie durant, il s’opposa avec opiniâtreté à l’exploitation du pouvoir et à la monopolisation des richesses, si bien qu’il fit des remontrances publiques à Mu’awiyya qui gouvernait alors la Syrie, et n’hésita pas non plus à récidiver auprès du Calife ‘Uthmân lui-même.

Dès sa conversion, il fit preuve d’un tempérament audacieux et brave, rebelle à l’égard des injustices des hommes de pouvoir qu’il ne craignait guère. Contre les notables polythéistes de la cité mecquoise décadente, comme bien plus tard, contre les gouverneurs monothéistes de l’empire musulman naissant, Abû Dharr prenait ouvertement le parti des humbles, des sans-voix et des marginalisés à l’égard des centres du pouvoir et de la fortune. Il faisait parti des ahl as-suffa, ces Gens de la banquette qui, plus par aspiration à l’ascèse que par résignation à la pauvreté, avaient élu demeure aux abords de la mosquée du Prophète (PBSL) de son vivant. Une délégation de Kûfa était venue solliciter son soutien dans la révolte contre le Calife ibn ‘Affân ibn al-‘Âs : il refusa. Le sunnisme comme le chiisme voit en lui un modèle de rectitude et d’abnégation.

Dans le sillage de ce Compagnon du Prophète (PBSL), de nombreux personnages prônèrent un ascétisme et un renoncement aux attraits de ce monde, et s’illustreront ainsi à chaque moment de l’histoire de l’islam. D’aucuns voient en Hasan al-Basrî (mort en 109/728) le premier soufi. Parmi ces premiers dont l’histoire témoigne, on citera ‘Abdâk le Sûfî (mort en 210/825) ou Bishr al-Hâfî (mort en 227/842) maître du hanbalite ‘Abd-Allâh al-Warrâq, et dont plus de trois siècles après, Ibn al-Jawzi, célèbre auteur du Talbis Iblis dans lequel il vilipende notamment les innovateurs soufis, n’était pourtant pas avare d’éloges.

 


Les rapprochés, une élite spirituelle

La brièveté de notre propos ici nous impose de faire l’impasse sur la question de l’origine, de l’orthodoxie, des grands noms du soufisme premier [2]. S’il fallait choisir entre deux personnages les plus marquant du soufisme, nous retiendrons ici Husayn ibn Mansûr al-Hallâj (mort exécuté en 309/922) plutôt que Abû Bakr Muhammad muhyi-dîn ibn ‘Arabî (mort en 638/1240) que d’aucuns considèrent avoir été l’épanouissement du soufisme, et qu’on surnomme, jusqu’à nos contemporains desquels se distinguent de célèbres penseurs occidentaux (notamment René Guénon et le courant traditionnaliste), le shaykh al-akbâr. Ce choix de Hallâj qui professa publiquement que l’ascension mystique réservée à quelques élus (khâssa) est possible pour tout un chacun (‘âmma), est motivé par un parcours à contre-courant de l’élitisme spirituel qui marqua le soufisme et que d’ailleurs, l’impressionnante œuvre érudite d’Ibn ‘Arabî représente le mieux.

La subtilité de la gnose (‘irfân), mais aussi et surtout, le fait même qu’elle est une expérience émanant de Dieu comme un don, exigent que seuls soient guidés dans le droit chemin (sirât al-mustaqîm) les croyants que Dieu élit. Tous les musulmans doivent d’ailleurs demander à Dieu cette guidée au moins dix-sept fois par jour (as-salât) en espérant que Dieu la leur donne (1:5, 1:6) [3].
Il s’agit donc d’une élite spirituelle (al-khâssa) dans laquelle le soufisme distingue l’élite de l’élite (khâssatu-l-khâssa). Hallâj quitta les cercles fermés et élitistes, pour se mêler au peuple et ne pas se suffire de lui enseigner la Vérité divine (al-haqq), en cherchant aussi à lui inculquer la Réalité divine (al-haqîqa), au mépris des conventions établies. Les circonstances politiques d’alors aidant, on le lui fit payer de sa vie.

Si Jardins ou Feu nous sont réservés après le Jugement, Dieu précise par ailleurs que, parmi celles et ceux qui bénéficieront de Sa miséricorde, certains se distingueront des autres : « Quand l’Événement [le Jugement] arrivera, nul ne traitera sa venue de mensonge. Il abaissera [les uns], il élèvera [les autres]. Quand la terre sera secouée violemment, et les montagnes seront réduites en miettes, et qu’elles deviendront poussière éparpillée alors vous serez trois catégories : les Gens de la droite - que sont les Gens de la droite ? Et les Gens de la gauche - que sont les Gens de la gauche ? Les premiers [à suivre les ordres de Dieu sur la terre] ce sont eux qui seront les premiers [dans l’Au-delà]. Ce sont ceux-là les [plus] Rapprochés [de Dieu] dans les Jardins des délices, une multitude d’élus parmi les premières [générations], et un petit nombre parmi les dernières [générations] » (56:1 à 56:14).

Subvertir la hiérarchie sociale

Cet élitisme semble être comme le reflet d’un autre… Le dépouillement de la vie de Abû Dharr nous explique que le monde et les choses qu’il contient, peuvent exercer sur l’être humain une attraction telle qu’il croit devoir les accumuler oubliant qu’il s’en séparera inévitablement. Or, à la culpabilité de cet oubli et à la gourmandise qu’il induit, s’ajoute la prétention de se croire propriétaire des choses du monde, et même du monde lui-même tant qu’à faire ! Et à cette faute, s’ajoute comme corollaire celle de s’en enorgueillir à travers un complexe de supériorité.
La langue française traduit justement ces idées en parlant d’attitude mondaine : les mondanités sont le luxe et le privilège de la haute-société. Le retour à Dieu, Seul maître (et propriétaire) du monde et de tout ce qu’il contient, et notre pauvreté devant Sa richesse, sont autant d’évidences que l’islam enseigne. L’ici-bas (ad-dunya) est un leurre qui peut priver l’être humain de la réussite, de la félicité et des délices éternels de l’Autre vie (al-akhîra). Et c'est aussi parce que l’ici-bas nous fait oublier notre humanité, qu’il faut alors nous rappeler la divinité. Le souvenir (adh-dhikr) de la rencontre de Dieu à venir, est un luxe et une richesse à amasser ; l’humilité comme conscience de la pauvreté de la condition humaine (al-faqr), un privilège ; et atteindre les hauts degrés ou les hautes stations (maqâmât) de la connaissance, une excellence (al-ihsân). Ainsi est l’ordre que le soufisme instaure, il renverse et anéantit les valeurs de la vie mondaine (al-fanâ’), pour réaliser l’aspiration à la vie éternelle (al-baqâ’).

Inutile de faire remarquer que les sociétés humaines incarnent toutes la promotion de leurs valeurs par une hiérarchie sociale qui combinent habilement savoir et fortune, ou comme le dirait Pierre Bourdieu, capital culturel et capital économique. La réussite sociale s’obtient dès lors par l’un ou l’autre, ou par le truchement des deux. Au-delà d’une sociologie des valeurs, le soufisme comme synthèse politico-doctrinale institutionnalisée en confréries ( turûq [4]), et non pas seulement comme science du cheminement spirituel (‘ilm as-sulûk), a participé à hiérarchiser les êtres humains dans leur rapport à l’Être divin. Ainsi Muhammad (PBSL) excelle-t-il parmi les ulu-l-‘azm ; les cinq « doués de détermination » parmi les rusûl ; les messagers parmi les anbiyâ ; les prophètes parmi les awliyâ’; les saints parmi les mu’minîn ; les croyants parmi les muslimîn ; les musulmans parmi les ahl al-kitâb; les Gens du Livre parmi les être humains (sans distinguer nâs et bashar) ; l’humanité parmi la création (17:70)…

Dès lors, on peut connaître Dieu par (l’enseignement de) ceux à qui Il S’est fait connaître. Les turûq institutionnalisent toutes cette hiérarchie. Nombreuses et diverses et remontant majoritairement à Abû Bakr ou ‘Ali, premier et quatrième Calife, elles ont en commun la présence d’un Maître vivant (communément appelé shaykh) qui a reçu lui-même l’enseignement qu’il dispense d’un Maître, jusqu’à remonter ainsi au Maître des maîtres qu’est le dernier Prophète (PBSL). Le soufisme se caractérise en effet par la silsila, cette chaîne initiatique de maîtres spirituels.

Soufisme contemporain et idéologie politique.

Pour des raisons particulièrement variées, l’attrait pour le soufisme auquel nous assistons aujourd’hui, peut aussi se comprendre par-delà les caractéristiques socio-psychologiques bigarrées des affiliés, dont on peut néanmoins relever le profil dominant de personnes relativement cultivées, dotées d’une situation sociale plus ou moins stable et confortable, émotionnellement fragiles ou simplement sensibles. Nous pouvons en effet y voir des considérations moins individuelles, avec des enjeux politiques que l’on tend trop souvent à minimiser quand on ne les occulte pas.
Si le soufisme a pu historiquement être à l’initiative de mouvements de résistance et de libération, ses expressions publiques dans la France contemporaine donnent plutôt à voir une tendance, au mieux à la désertion des problématiques sociales touchant les communautés musulmanes, au pire à se ranger, et pas toujours dans un silence complice, en face des opprimés. Le soufisme contemporain entretient en effet un rapport ambivalent à l’égard du pouvoir politique.

Le paysage confrérique français s’est particulièrement étoffé à partir des années soixante-dix [5], mais il émerge à peine depuis une décennie dans l’espace public. Si certains maîtres de confrérie ont même décidé d’élire domicile en Hexagone, d’autres rayonnent au-delà des frontières, aidés de la mondialisation. Méfiant à l’égard des idéologies, le soufisme confrérique en élabore ainsi une, plus détachée des dynamiques collectives et de l’organisation relatives à la société, pour promouvoir un espace de repli, de refuge, de repos ou de fuite des contraintes d’une vie (post)moderne, jugée trop matérialiste et utilitariste.

Assumer les limités de l’égalité.

S’il n’y a pas d’autre engagement qui vaille que celui de la quête de Dieu et de Son amour, les affaires de ce monde (ad-dunya) sont à tenir en aversion, un peu comme si s’évertuer à faire régner la justice et les droits (al-huqûq) ici-bas, est l’objet d’efforts auxquels ne s’adonnent que ceux qui ignorent que la Justice se trouve au-delà de ce monde dans lequel nous ne vivons qu’un temps beaucoup trop court pour le perdre à autre chose que la connaissance de l’Amour. Plutôt que de se battre corps et âme contre la violence des êtres humains injustes, mieux vaudrait faire violence à son corps pour prier amoureusement au salut de son âme.

Un certain égocentrisme spirituel est au principe du soufisme dominant que l’individualisme comme structure sociale de nos sociétés encourage. Le fidèle est ainsi invité à ne se préoccuper que de lui-même (jihâd an-nafs) même si pour cela, il risque fort bien d’oublier les autres. Rien d’étonnant alors à ce que des artistes, des intellectuels, des hommes d’affaires apparaissent au demeurant comme la vitrine de ce soufisme de l’élite sociale, pâle reflet moderne de l’élitisme spirituel qu’en islam, le soufisme dépeint.
Cet élitisme spirituel entraîne, par une certaine force de l’évidence, une dévotion, une vénération ou à tout le moins un respect enclin à la fascination à l’égard d’un homme (beaucoup plus rarement une femme) dont la sagesse exemplaire se voit dispenser de tout regard critique. C’est uniquement le regard de l’amour qui prévaut, instaurant une relation inégalitariste (qui peut parfois devenir inégalitaire) par l’assignation de rôles distincts jugés nécessaires à la transmission du flux divin : le Maître et les disciples ; le Prophète (PBSL) et ses Compagnons… C’est parce que le Maître aime déjà plus le disciple que le disciple se doit d’aimer plus encore le Maître. Cette douce hiérarchie s’impose quasi systématiquement jusqu’à la mort du Maître et perdure même au-delà. Si le disciple peut dépasser le Maître en certains aspects, il ne saurait inverser l’ordre et devenir son Maître, comme le fils pour le père !
 

Pour ne pas conclure…

Alors que le principe de la confrérie, comme ordre mystique, devrait donner lieu selon toute vraisemblance à un traditionalisme rigoureux, le soufisme moderne en contexte séculier se distancie paradoxalement du soufisme comme science et méthode qui n’est rien d’autre que l’enseignement spirituel de l’islam, à vocation universelle. Il est vain d’aller chercher dans le chiisme, franchement hiérarchisé et résolument ésotérique, l’origine du soufisme. Tout comme il est dérisoire de l’opposer au sunnisme qui voit dans le Prophète (PBSL) la source exclusive d’imitation que les maîtres soufis n’ont pas étroitement limité aux faits et gestes, pour la mener aussi sur le terrain de l’esprit.

Du reste, évoquer les maintes effluves spirituelles du Coran, ou le célèbre voyage nocturne et l’ascension du Prophète (PBSL) (al-isrâ wa l-mi’râj) devrait suffire à faire taire à jamais toute prétention de distinguer la raison d’être du soufisme du reste de l’islam, ou même de voir dans le premier, autre chose que le second. En cela, le soufisme est, selon la formule médiatiquement consacrée, « l’application de la Sharî‘a ».

Le Coran est d’ailleurs catégorique lorsqu’il fait de la justice une condition de l’amour. En effet en islam, la mère des injustices est bien le mépris de l’unicité du Juste (al-‘adl) : « Parmi les hommes, il en est qui prennent, en dehors de Dieu, des égaux à Lui, en les aimant comme on aime Dieu. Or les croyants sont les plus ardents en l’amour de Dieu. Quand les injustes verront le châtiment, ils sauront que la force tout entière est à Dieu et que Dieu est dur en châtiment !  » (2 :165).


 

_________________________________________
(1) Formule eulogique exprimée à la suite de la mention du nom du dernier Prophète de l’Islam, que l’on peut traduire par « que Dieu le bénisse et lui accorde le salut ».
 
(2) al-Muhâsîbî (mort en 243/857), Abû l-Fâ’id Yunân dit Dhû-l-nûn al-Misri (mort en 245/859), Tayfûr ibn ‘Îsâ al-Bistamî dit Abû Yazîd (mort en 261/874), Junayd (mort en 298/910), Tirmidhî (mort en 320/932, il s’agit de Muhammad ibn ‘Ali al-Hâkim à ne pas confondre avec le célèbre muhadîth Muhammad ibn ‘Îsâ). On pourra se reporter à l’excellente Initiation au soufisme d’Éric Geoffroy (Fayard, 2003).

(3) Les références coraniques sont indiquées entre parenthèses avec le numéro de la sourate suivi de celui du ou des versets cités. 

(4) Pluriel de tarîqa, littéralement voie, socialement confrérie.

(5) Même si on peut relever en Métropole une antériorité du soufisme algérien avec l’émir Abdelkader présent de 1263/1847 à 1269/1852, ou la tariqa initiée par Ahmad al-‘Alâwî et implanté depuis 1338/1920.






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