Les cahiers de l'Islam
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Pierre Lory
Pierre Lory a d’abord étudié la langue et la littérature arabes à l’Institut National des Langues... En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 12 Janvier 2014

Sainteté et martyre en Islam (Seconde partie)

Par Pierre Lory



La sainteté dans la théologie

Rabia al-Adawiyya
Rabia al-Adawiyya
Retrouver la première partie de cet article ici

Une littérature immense concerne le domaine de la mystique. De nombreux auteurs engagés dans cette voie ont tenté de décrire l’expérience spirituelle et de conceptualiser la sainteté, la walâya. Parmi les auteurs les plus importants, citons Tirmidhî (Iran oriental, m. entre 907 et 912), qui fut le premier à théoriser la nature et la fonction de la sainteté ; et l’andalou Ibn ‘Arabî (m. 1240), dont l’œuvre magistrale devint la référence principale pour tout le mouvement soufi ultérieur, et ce jusqu à nos jours..
 
Qu’est-ce qu’un saint ? Pour dire vite, selon les soufis : c’est quelqu’un qui a renoncé à tout pour Dieu, y compris à lui-même, y compris à son propre ego, y compris à la capacité de dire « je ». Contrairement à la mystique chrétienne, où la médiation du Christ situe un tiers entre l’absolue et infinie Transcendance divine, et la personnalité évanescente des humains, le soufisme est une spiritualité d’annihilation. Les soufis se définissent comme les « pauvres », mais cette pauvreté ne vise pas essentiellement celle des biens matériels. Il s’agit de s’effacer, de mourir à soi-même, de laisser sa propre volonté au profit du seul vouloir divin. Pour atteindre cette union complète à Dieu, Tirmidhî évoque deux voies, correspondant aux deux grandes catégories de saints. Certains s’efforcent de renoncer par des exercices spirituels, des pratiques diverses ; d’autres sont « ravis par Dieu en Lui » et, sans effort, apprennent à connaître les secrets du monde divin – et cette deuxième voie est supérieure à la première. Dans les deux cas, c’est Dieu qui décide de l’issue de ce pèlerinage vers Lui, c’est Lui qui rend une personne walî, ou non. Il est souverainement libre. Donc, un saint peut à la limite ne pas être un mystique, si Dieu en décide ainsi. Le grand savant et penseur Ibn Khaldoun pose l’intéressante question de la sainteté d’un fou. De nombreux cas de fous vénérés comme dewalî-s existent en effet. Or il s’agit de personnes qui, ayant perdu la raison, ne sont souvent plus en mesure d’accomplir les prières rituelles et de garder la pureté rituelle. Pour Ibn Khaldoun, un homme peut être privé de son intellect pratique – qui lui permet de vivre en société – tout en état lucidement en union permanente à Dieu. Le point est important pour la définition d’un « humanisme musulman » : l’être humain possède toujours un rapport possible à Dieu, plus essentiel que son comportement avec ses congénères.
Pour les doctrinaires soufis, les walî-s sont les véritables successeurs des prophètes. Ils reçoivent à chaque génération ce même influx que Dieu envoya aux prophètes. Bien plus, ils sont chargés de maintenir ce dépôt prophétique contre les déviations et profanations des mondains. Selon les enseignements soufis, les saints gouvernent le monde de façon invisible. Sans eux, le monde transgresseur, pécheur, s’effondrerait, il ne pourrait aucunement continuer d’exister devant le courroux divin. Mais les saints musulmans sont les Justes qui maintiennent la cité en vie, ceux là précisément qui manquèrent à Sodome et Gomorrhe au moment de l’intercession d’Abraham. Il existe une hiérarchie invisible de saints. Le sommet en est le Pôle (Qutb), homme parfait, complètement réalisé en Dieu, dont la volonté est un pur prolongement de la volonté divine, et à qui Dieu a confié la tâche de gérer le monde. Son pouvoir est immense, et peut se manifester par des miracles sans nombre. Le Pôle est assisté par trois ‘Lieutenants’ (nuqabâ’), quatre ‘Piliers’ (awtâd), sept Justes (abrâr), quarante ‘Substituts’ (abdâl), trois cent ‘Excellents’ (akhyâr), quatre mille saints cachés… (la structure de cette hiérarchie varie selon les auteurs : Ibn ‘Arabî p.ex. compte sept abdâl). Morts à eux-mêmes, les grands saints sont les instruments de la volonté divine, ils gouvernent spirituellement la terre selon des ordres surnaturels. Souvent, un grand saint se considère en charge d’une province, d’un district déterminé.
 
Les soufis, nous le disions, réclament pour eux-mêmes l’héritage prophétique dans l’ordre spirituel. En ce sens, ils se trouvent en concurrence avec les juristes et les théologiens. Leur argument est que les savants, les lettrés, prolongent le savoir prophétique en tant qu’il est livresque, intellectuel, transmis depuis des générations à des gens qui sont morts depuis longtemps. Les soufis ne nient pas l’utilité d’une telle science, mais ils donnent la primauté au savoir transmis à eux directement, ici et maintenant, par « Le Vivant, l’Immortel ». Les saints actualisent à chaque génération le message du Prophète, en eux-mêmes et pour les autres croyants : non seulement le message doctrinal ou juridique, mais aussi la présence sacrée qui est son origine.
L’hagiographie nous présente les saints comme des êtres prédestinés : leur naissance, leur enfance sont parcourues par beaucoup de miracles, à l’instar de l’enfance des prophètes (Jésus, Muhammad). Ce qui nous mène vers la religiosité vécue, et à décrire la sainteté telle qu’elle est socialement perçue.


La sainteté dans la vie sociale

En climat chrétien, le saint manifeste une profonde conformité au Christ, dans sa vie comme dans son corps souffrant. En Islam, la conformité à Muhammad est une prescription valable pour tout Musulman. Elle ne fait pas le saint. La source de tout présence divine en Islam, c’est le Livre, c’est le Coran. Le Coran tient en Islam la même place que le Christ pour les Chrétiens : il est la manifestation sur terre du Verbe divin. La « divinisation » de l’homme, l’acquisition de ce pouvoir du saint, passe par l’assimilation, la manducation pour ainsi dire, de la divine parole. Le rituel soufi principal est la récitation, des milliers de fois, de Noms divins, de formules coraniques ou de prières litaniques. C’est ainsi que le soufi devient, selon l’expression de l’Egyptien Dhû al-Nûn « un homme dont le Coran a compénétré sa chair et son sang ».
 
Le saint, qui a récité ces paroles divines des années durant, sans s’interrompre, ne peut manquer d’être compénétré par la présence divine. Cette présence l’habite, elle réside en lui sans qu’il en ait même conscience. Et elle produit de nombreux effets de l’ordre du merveilleux, du miraculeux. Cette présence, cette énergie surnaturelle et agissante s’appelle la baraka. Elle se répand sur tous ceux qui fréquentent le saint en l’aimant. C’est ici l’essence du soufisme confrérique populaire, que l’on appelle parfois le maraboutisme.
Le rôle des miracles est à souligner, il est essentiel dans la conception musulmane de la sainteté. Un grand saint, pour prouver son degré spirituel, accomplit une série convenue de prodiges (neuf, souvent) : physiognomonie, bilocation, changement de forme, guérisons diverses (stérilité), multiplication de nourriture, maîtrise sur tous les animaux…La croyance populaire est attachée avant tout à l’action de la baraka. C’est à ce titre qu’elle tolère voire magnifie des types de sainteté anomiques : derviches errants provocateurs (Calenders), mendiants atypiques (Heddaoua au Maghreb p.ex.), personnalités étranges de fous, ou se faisant passer pour tels.
 
La religiosité populaire est fondée sur un rapport intime avec les grand saints, vivants – ou morts, car leur présence bénéfique se manifeste aussi auprès de leurs tombeaux. On demande aux saints beaucoup de bienfaits. Parfois, cela passe par ce que nous appellerions la magie, par la confection de talismans, la lecture de formules mystérieuses. La mort du saint ne signifie nullement une baisse de la dévotion, c’est bien souvent le contraire qui a lieu. Le cultes des saints se déploie souvent à l’occasion des fêtes anniversaires des walî-s, les mawsim-s : ce sont des phénomènes sociaux qui peuvent prendre localement une importance considérable. Les docteurs de la Loi, les fondamentalistes critiquent beaucoup ces rituels qu’ils considèrent comme païens, étrangers à l’esprit du monothéisme islamique. Dans certains pays, la condamnation est radicale : l’Arabie Séoudite, où règne le wahhabisme, a interdit toute activité des confréries mystiques sur son sol. Mais pour les dévots, l’amour des saints est indissociable de l’amour de Dieu et du Prophète. Le saint se manifeste de façon courante, dans les rêves, dans les visions.
Mentionnons pour finir, par référence à l’actualité, le cas des ‘martyrs’, c’est-à-dire des combattants morts sur le champ d’honneur. Le Coran exalte leur courage, et déclare qu’ils sont vivants auprès de Dieu. Mais ils ne sont pas pour autant des walî-s. Les soufis ne sont pas forcément des non violents, et il est arrivé qu’ils participent à l’effort militaire (contre les Byzantins, les Espagnols ; ou actuellement en Palestine). Il peut donc arriver qu’un saint meure en martyr : mais sa dimension de walî dépend de la baraka qu’il transmet, non du sacrifice de sa vie. Pareillement, dans le cas de Hallâj, sa sainteté n’est pas augmentée par le supplice qu’il a subi. La souffrance en soi n’est pas une voie de sanctification.

Conclusion

Pour les grands doctrinaires mystiques, la sainteté est la clé de toute la création. Dieu a créé le monde pour se donner un vis-à-vis sur qui Il puisse porter sa conscience et son amour : « J’étais un trésor caché, J’ai aimé être connu, alors J’ai crée le monde » (hadîth). Bref, le monde n’existe que dans le but qu’y soit suscitée de la sainteté : « Sans toi, je n’aurais pas créé le monde », dit Dieu à Muhammad dans un hadîth (d’authenticité douteuse). Toute l’aventure humaine n’a d’autre sens que de « produire de la sainteté ».
 
Or actuellement, au 21e siècle, quel peut encore être le rôle et le poids effectif de la sainteté ? Les mouvements soufis semblent souvent affaiblis. La triple attaque qu’ils ont subie de la part des modernistes laïcs, de la gauche marxiste (cf l’Union soviétique, l’Albanie) et surtout du fondamentalisme (wahhabite notamment) ont fait reculer l’influence des confréries. Mais le soufisme reste néanmoins une force considérable. Et, en plus du nombre d’homme qu’il peut éventuellement mobiliser, il possède un énorme capital symbolique. Un cas récent illustrera se rôle. « La vallée des loups », feuilleton turc à succès de Serdar Akar diffusé récemment (2006) en film dans les salles, décrit un aventure d’un héros turc venant faire justice en Irak du Nord contre les exactions des Américains. Ces derniers sont présentés comme des brutes cyniques, dont le christianisme (ou le judaïsme) n’est qu’une justification à leur appétit de domination. Le rôle central de Musulman est donné à un maître soufi. C’est lui – et non le héros, le « Rambo turc », Pulat Alemdar, qui parle de la vérité de l’Islam. En ce sens, la sainteté peut à nouveau jouer son rôle, à savoir, celui de référence ultime de ce qui est juste ou injuste dans la pratique de l’Islam – puisque le saint semble décidément rester l’héritier des prophètes.

Cet article est publié avec l'aimable autorisation de Pierre Lory. Vous pouvez retrouvez l'article d'origine ici.

Bibliographie

 

Michel CHODKIEWICZ, Le Sceau des saints – Prophétie et sainteté dans la doctrine d’Ibn ‘Arabî, nrf, Gallimard, 1986.

Le Coran, trad. de Denise Masson, folio, Gallimard, 1967 (2 vol.).
 
KALÂBÂDHÎ, Traité de soufisme – Le Maître et les Etapes, trad. et prés. de Roger Deladrière, Sindbad, 1981.
 
Louis MASSIGNON, La Passion de Hallâj, martyr mystique de l’Islam, nrf, Gallimard, 1975 (4 vol.).
 
Bernd RADTKE & John O’KANE, The Concept of Sainthood in Early Islamic Mysticism, Curzon Press, 1996.
 
SARRÂJ, Schlaglichter über das Sufitum, trad. et comm. par Richard Gramlich, Franz Steiner Verlag, 1990.






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