Les cahiers de l'Islam
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Samedi 21 Mars 2015

Rencontre avec Aida Farhat : les fondements du droit entre al-Ghazâlî (m. 1111) et Ibn Ruchd (m.1198)



Comment comprendre la place de la science des fondements du droit (usûl al-fiqh) dans l'économie générale des sciences islamiques et, particulièrement, dans les oeuvres d'al-Ghazâlî (m. 1111)? La présente Rencontre, avec Aida Farhat, permet de répondre à cette question et, avec les nombreuses références citées, met à la disposition du lecteur de quoi approfondir la connaissance de cette science.

Rencontre avec Aida Farhat : les fondements du droit entre al-Ghazâlî (m. 1111) et Ibn Ruchd (m.1198)

Aida Farhat, Docteur en Études Arabes, Civilisations islamique et orientales, diplômée de l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Ma Recherche porte exclusivement sur la science de la théorie légale (usûl al-fiqh), sur l’image d’Ibn Ruchd juriste. Ma thèse de doctorat rectifie la datation de la première rencontre culturelle entre Abû al-Walid Ibn Ruchd et Abû Hâmid al-Ghazâlî : «Al-Ghazâlî et Ibn Ruchd : la transmission de la théorie légale dans l’islam médiéval : Essai de traduction partielle d’al-Mustasfâ «la Quintessence de la théorie légale» d’al-Ghazâlî avec référence au Mukhtasar al-Mustasfâ «l’Abrégé de la Quintessence» d’Ibn Ruchd».
Egalement, j’ai publié aux éditions al-Bustane une traduction inédite et complète du livre Mukhtasar al-Mustasfâ d’Ibn Ruchd «L’Abrégé de la Quintessence de la théorie légale», qui est un abrègement du livre al-Mustasfâ min ilm al-usûl d’Abû Hamid al-Ghazâlî. Cette édition bilingue vise exclusivement la réhabilitation de l’héritage juridique ruchdien.
 

Les Cahiers de l’islam : Qu’entendez-vous par «transmission de la théorie légale dans l'islam médiéval» ?

Aida Farhat : J’ai voulu avant de répondre à cette question, expliquer le terme «usûl al-fiqh» et surtout montrer pourquoi j’ai opté pour cette traduction «théorie légale» ? Dans le système habituel des sciences islamiques, usûl al-fiqh est ordinairement défini comme la science des preuves qui conduisent à la détermination des lois morales, d’une manière générale. Son existence est fondée sur cette considération que l’homme n’a pas été créé sans but, Allâh dit [1] : «L'homme croirait-il qu’on le laisse sans obligation à observer ?».

C’est pour cela que, avant d’en arriver à ces codifications, l’islam est passé par une période durant laquelle le Qur’ân, la Sunna et la coutume arabe apportaient suffisamment de réponses pour permettre au Législateur de distinguer entre le licite (halâl) et l’illicite (harâm) et de trouver des solutions aux cas où cette distinction ne serait pas accessible. Tous les actes humains sont, donc, réglés par des normes légales. Comme il ne pouvait pas y avoir pour chaque cas particulier une loi particulière, on est réduit à la déduire des preuves. Ces preuves sont, d’après l’opinion finale devenue dominante, de quatre sortes : le Qur’ân, la Sunna, le consensus [2] (iğmâ‘) et le raisonnement analogique (qiyâs) [3].

Les spécialistes du droit musulman ont étudié chacune de ces sources et ont démontré qu’elles ont force de loi pour les croyants qui doivent donc s’y conformer. Ils ont déterminé les conditions permettant d’utiliser ces sources et se sont penchés sur les différentes catégories d’indications qui en permettent l’interprétation (ta’wîl). Ils ont également examiné les prescriptions de la langue arabe, ainsi que les pratiques légales en usage qui permettent de dégager les lois à partir de ces indications. Ils se sont intéressés au rôle du muğtahid, aux conditions à remplir ainsi qu’à l’imitation servile (taqlîd) et au statut de l’imitateur (muqallid) [4].
 
En somme, usûl al-fiqh, permettant au spécialiste d’établir un texte normatif de manière rationnelle, en recourant au raisonnement par analogie. Autrement, cette science désigne la partie théorique du droit qui recouvre à la fois l’étude des finalités (maqâsid) de la Loi islamique et la méthodologie dont les critères et les modes de raisonnement permettent la production de la norme juridique [5]. En effet, c’est cette figure qui m’a incitée à opter pour cette traduction et fixer mon choix entre plusieurs termes.
La transmission de la théorie légale dans l'islam médiéval répond à la question suivante : Comment peut-on situer la science des usûl al-fiqh dans l’islam médiéval ? Autrement : Comment peut-on passer cette science à la période médiévale par une voie légale ? J’ai essayé d’étudier cette question à travers une comparaison entre deux livres étudiant cette science et appartenant à deux auteurs médiévaux : «Al-Mustasfâ» d’al-Ghazâlî et «Muktasar al-Mustasfâ» d’Ibn Ruchd [6].

Les Cahiers de l’islam : De quel type de traité est al-Mustasfâ min usûl d’al-GHazâlî ? Comment situer cet ouvrage dans les œuvres d’al-Ghazâlî ? Occupe-t-il une place importante ? Sa rédaction date-t-elle d’avant ou d’après la «crise spirituelle» de l’auteur ?

Aida Farhat : Al-Ghazâlî nous légua des ouvrages traitant de thèmes variés et sous des formes diverses : commentaires, recueils, abrégés (muktasarât) etc. Mais beaucoup de ses ouvrages n’ont pu être édités, parce que les manuscrits étaient soit perdus, soit jalousement gardés dans des bibliothèques arabes et étrangères à l’accès peu aisé. C’est pourquoi le nombre d’ouvrages et les titres diffèrent d’un historien ou d’un biographe à un autre. Le droit, en tout état de cause, tient une grande place dans chacune des trois périodes vécues par al-Ghazâlî. D’abord, durant les quatre années passées à Bagdad (de 1091 à 1095), sur la fin du califat d’al-Muqtadî et au début de celui d’al-Mustazhir, al-Ghazâlî dirige alors l’enseignement du droit šâfi‘ite à la Nizâmiyya fondée par son protecteur, le vizir Nizâm al-Mulk. En même temps, il rédige trois manuels de fiqh, et précisément sur le droit appliqué (furû‘), de longueur inégale, et qui portaient sur les divergences entre la doctrine d’al-Šâfi‘î [7] et celle d’Abû Hanîfa [8]. Al-Ghazâlî précise à ce propos : «J’ai composé en ce domaine des ouvrages étendus (basîta) comme l’Ihyâ’ (Revivification des sciences de la religion), ou condensés (wağîza) comme Ğawâhir al-Qur’ân (Les Pierres précieuses du Coran) ou intermédiaires (wasîta) comme Kimyâ’ al-sa‘âda (Élixir du Bonheur) [9]». Mais la théorie légale (usûl al-fiqh) n’était pas oubliée, dans sa version longue, avec kitâb Tahxîb al-usûl (Retouche de la théorie légale), et dans sa version courte avec kitâb al-Mankûl (le Trié).

Entre 1096 et 1105, période de sa retraite, al-Ghazâlî continue de s’intéresser au droit. Notre auteur estime que l’on connaît mal la religion, il veut, dans chaque localité, un jurisconsulte (faqîh), un homme versé dans la science du droit et de la morale, pour l’enseigner. En 1106, et à la demande du vizir de Sanğar Fakr al-Mulk, al-Ghazâlî revient à l’enseignement officiel à la Nizâmiyya de Nîsâbûr. Mais peu après, il quitte son enseignement pour se retirer à Tûs, définitivement, jusqu’à sa mort en 1111. À cette période, appartiennent deux œuvres majeures, où le problème de l’enseignement tient une place centrale : al-Munqix (Délivrance de l’erreur) et al-Mustas(la Quintessence de la théorie légale) [10]. Le survol rapide de ces ouvrages nous permet de voir à quel point la pensée d’al-Ghazâlî a été influencée par sa formation de base, essentiellement religieuse ; cela l’a poussé à consacrer la plupart de ses efforts à des écrits marqués par cette culture où le droit et ses fondements, la théologie dogmatique et la mystique occupent une large place. Cela prouve aussi le grand intérêt qu’il porte à ces disciplines et le peu d’importance qu’il accorde à d’autres genres tels que la poésie et la littérature, alors que ces dernières jouissaient de la faveur de ses contemporains. Cependant, al-Mustas est jugé comme «Un ouvrage [des usûl] bien structuré qui, recueillant et organisant tous les thèmes de la discipline, est un chef d’œuvre de construction et d’exposé détaillé ; il influença de façon décisive le développement ultérieur du genre [11]».

Les Cahiers de l’islam : Vous semblez faire un lien entre al-Mustasfâ d’al-Ghazâlî et Muktasar al-Mustasfâ d’Ibn Ruchd, pouvez-vous nous expliquer davantage ? Y-a-t-il un lien entre les deux ouvrages ? Si oui, quel est-il ?

Aida Farhat : Les chercheurs, qui se sont intéressés avec tant de sollicitude et de vivacité à l’étude des œuvres d’al-Ghazâlî et d’Ibn Ruchd, et qui ont fourni, sur ce vaste sujet, tant d’ouvrages originaux, d’éditions et de traductions qui font autorité en chaque matière, semblent avoir négligé une étude pourtant évidente et dont l’intérêt n’égale pas moins celui des autres études. C’est la conjugaison d’al-Mustas min usûl al-fiqh d’al-Ghazâlî et de Muktasar al-Mustas d’Ibn Ruchd.

La question qui se pose peut être résumée ainsi : Comment examiner les présupposés que peuvent receler les données de cette conjugaison ? Ou encore : Quelles sont les conséquences des observations pour l’évaluation de cette conjugaison ?

Aujourd’hui, la première préoccupation des chercheurs n’est plus le besoin d’identifier les personnages d’al-Ghazâlî ou d’Ibn Ruchd. Les études réalisées sur ce sujet sont largement suffisantes, même si des nouveautés sont toujours envisageables. S’engager dans une nouvelle étude sur ce sujet ne peut se faire donc sans une certaine hésitation puisque les recherches l’ont abordé pratiquement sur tous les angles. Ainsi, toutes les études précédentes consultées nous ont paru excellentes. Cependant, après une étude personnelle plus approfondie, un détail m’a incitée à revenir à la chronologie de la vie d’al-Ghazâlî et de celle d’Ibn Ruchd, pour m’assurer de la date de leur première relation. Pour évoquer la relation liant nos deux auteurs, qualifiée de relation d’hostilité, voire de «conflit culturel virulent», tous les chercheurs font appel aux livres «Tahâfut al-falâsifa [12]» et au «Tahâfut al-Tahâfut [13]». Ainsi ce dernier, écrit en 1180-1181, témoigne de la virulence de la réponse d’Ibn Ruchd à al-Ghazâlî qui avait critiqué les pensées des philosophes et leurs méthodes dans son livre «Tahâfut al-falâsifa», écrit en 1095.

Tahâfut al-Tahâfut s’attache à l’analyse de la pensée philosophique d’Ibn Ruchd, en relation avec la polémique qu’il a engagé aussi bien contre les modes de pensées des théologiens que contre les arguments de leur inspirateur, al-Ghazâlî [14]. Jusque là, toutes les études réalisées nous confirment que cette relation était née donc de «Tahâfutân [15]». Cependant, d’après les sources biographiques, dont le Manuscrit d’Escurial [16], Ibn Ruchd avait écrit un livre s’intitulant «Muktasar al-Mustas» (l’Abrégé de la Quintessence de la théorie légale) en 1157 qui est, comme son titre l’indique, un abrègement d’«al-Mustas min usûl al-fiqh» (la Quintessence de la théorie légale) d’al-Ghazâlî, écrit en 1109. Ce livre en question, c’est-à-dire «Muktasar al-Mustas», est probablement parmi les premiers, si ce n’est le premier, qu’Ibn Ruchd ait écrit.
Sans doute, la date constitue un repère indiscutable qui nous incite à étudier de près et de façon plus approfondie cette révision. L’abrègement (iktisâr) a touché de nombreux domaines de l’activité culturelle. Il convient d’insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’ouvrages de vulgarisation, tout au contraire, ces abrégés (muktasarât) s’adressaient à un public de spécialistes et de lettrés pressés d’en apprendre le plus possible, dans le temps le plus court. La préoccupation essentielle de ces livres était d’ordre pédagogique. En abrégeant, on épargnait au lecteur cultivé les discussions, les polémiques, les chaînes de transmetteurs (ruwât, sing. râwî), les développements annexes et les cheminements interminables inhérents à toute démonstration. On leur présentait l’essentiel, l’ouvrage raccourci devenait plus abordable ; telle est la justification avancée habituellement par les auteurs d’abrégés dans leurs préfaces [17]. Ainsi, Ibn Ruchd débute son Muktasar en disant [18] : «Mon objectif, en écrivant ce livre, est de me remémorer les principes contenus dans l’ouvrage d’Abû Hâmid (qu’Allâh lui accorde Sa miséricorde) concernant la théorie légale, intitulé la Quintessence (al-Mustasfâ). Cet ouvrage constitue un ensemble suffisant et essentiel dans la compréhension de cet art, utilisant les termes les plus précis et les plus concis. En effet, nous pensons qu’il n’y a pas voie plus scientifique dans cet art. Mais, au préalable, nous présenterons une introduction utile allant dans le sens du but intellectuel recherché et expliquant son intérêt».

En somme, l’évolution des abrégés (muktasarât) a banni les longueurs, les répétitions et les développements indispensables. Le muktasar est considéré comme un ouvrage qui permet de fixer, à un moment donné, une doctrine et de laisser à plus tard les développements problématiques [19].

________________
[1] Qur’ân, 75, 36.
[2]Dans son sens le plus courant, la notion de consensus désigne l’accord explicite ou implicite des individus sur les valeurs essentielles de leur société et leur volonté de résoudre les conflits susceptibles de les opposer. Ils recourent à la voie de la délibération, en vue de faire triompher ce qui est commun sur ce qui divise, dans le respect des procédures qui ont l’assentiment de chacun. Akoun (A.), «CONSENSUS», Encyclopédie philosophique universelle : les notions philosophiques, dic. 1, 435, a.
[3] Schacht (Joseph), «USÛL», EI(1), IV, p. 1112, a.
[4]Khallâf (‘Abd al-Wahâb), Les Fondements du droit musulman (Usûl al-fiqh), traduit par Claude Dabbak, Asmaa Godin. Paris, dâr al-qalam, 1997, p. 14
[5] Notons que la science des furû‘ est consignée dans des ouvrages de droit pratique fournissant des réponses aux questions relatives aux cultes (‘ibâdât) et les rapports légaux déterminés par les transactions sociales et commerciales (muâmalât).
[6] Aida Farhat, Thèse de Doctorat «Al-Ghazâlî et Ibn Ruchd : la transmission de la théorie légale dans l’islam médiéval : Essai de traduction partielle d’al-Mustasfâ (la Quintessence de la théorie légale) d’al-Ghazâlî avec référence au Muktasar al-Mustasfâ (l’Abrégé de la Quintessence) d’Ibn Ruchd», Paris, 2014.
[7] Al-Imâm Abû ‘Abdallâh Muhammad Ibn Idrîs, l’éponyme de l’école šâfi‘ite. Ses deux principaux ouvrages font al-Risâla (l’Épître) et Kitâb al-Umm. Il est mort en 204H/820.
[8] Abû Hanîfa, théologien et législateur religieux, éponyme de l’école hanafite, mort en 150H/767, vers l’âge de 70 ans. Abû Hanîfa n’a composé lui-même aucun ouvrage mais a discuté de ses opinions avec ses disciples et les leur a dictées. Il a également exercé une influence considérable en tant que théologien.
[9] Al-Ghazâlî (Abû Hâmid), al-Mustasfâ min ‘ilm al-usûl [la Quintessence de la théorie légale] (texte arabe), annoté par Muhammad Slîmâne al-Ašqar. Beyrouth, mu’assasat al-risâla, 1997, p. 33.
[10] Laoust (Henri), La Pédagogie d’al-Ghazâlî dans le Mustas, in Pluralismes dans l’islam. Paris, Geuthner, 1983, pp. 258-9.
[11] Calder (N.), «USÛL AL-FIḲH», EI(2), X, p. 1006, a-b.
[12] Al-Ghazâlî, Tahâfut al-falâsifa [L’Incohérence des philosophes] (texte arabe), annoté par Slîmâne Dounia. Le Caire, dâr al-ma‘ârif, 1987.
[13] Ibn Ruchd, Tahâfut al-Tahâfut [L’Incohérence de l’Incohérence] (texte arabe), annoté par Slîmâne Dounia. Le Caire, dâr al-ma‘ârif, 1981.
[14] Benmakhlouf (Ali), Averroès. Paris, les Belles Lettres (Collection : figures du savoir), 2000, p. 43.
[15] Ce terme est utilisé par Yûhannâ Qamîr pour désigner les livres de «Tahâfut al-falâsifa» et «Tahâfut al-Tahâfut». Yûhannâ Qumayr, «Ibn Ruchd wa-l-Ghazâlî : al-Tahâfutân». Beyrouth, dâr al-mašriq, 2008.
[16] La Bibliothèque de l’Escurial se trouve sur le territoire de la commune de San Lorenzo d’El Escurial, au nord-ouest de Madrid. Les fonds de la Bibliothèque, dotés d’une collection de plus de 45 000 volumes, comportent une majorité d’ouvrages en langues classiques (latins, grecs et hébreux), de nombreux volumes en langues arabe et espagnole, ainsi qu’une centaine en français, une autre en italien, des livres en allemand, en arménien, même en turc et en persan.
[17] Arazi (A.) et Ben Chamaï (H.), «MUKHTASAR», EI(2), VII, p. 537, b.
[18]Ibn Ruchd, Muktasar al-Mustasfâ [l’Abrégé de la Quintessence de la théorie légale], traduit et annoté par Aida Farhat. Paris, les Éditions al-Bustane, 2011.
[19] Arazi (A.) et Ben Chamaï (H.), op. cit., p. 537, b.




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