Les cahiers de l'Islam
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Michael Privot
Michael Privot est Docteur en langues et lettres, avec spécialisation en langue arabe et histoire... En savoir plus sur cet auteur
Dimanche 15 Février 2015

Le foulard islamique : un catalyseur de sécularisation ?


Nous vous proposons une contribution de l'islamologue Michaël Privot autour de la question du foulard islamique et de son rôle dans le processus de sécularisation des communautés musulmanes. Cet article fut à l'origine destiné au Groupe International d'Études et de Réflexion sur les Femmes en Islam (GIERFI).



Crédit: flickr / raul lieberwroth
Crédit: flickr / raul lieberwroth

Le foulard islamique : un catalyseur de sécularisation ?

Bien que des définitions variées et nuancées aient pu être apportées au paradigme de la sécularisation [1], nous avons choisi, dans le cadre de cet article, de nous en tenir à sa formulation minimaliste comme mouvement de distanciation entre le sacré et le profane. Ce processus est universel et transhistorique : toute culture, toute société étant traversée, simultanément et à des degrés divers, par des mouvements de sécularisation et de désécularisation qui ne cessent de recomposer le rapport au sacré et le domaine de celui-ci au sein d'une culture et d'une société donnée. Une des caractéristiques majeures de la sécularisation consiste en l'individualisation croissante du rapport au sacré et l'appropriation / (ré)interprétation individuelle des normes et des pratiques religieuses. Une autre en est la disparition progressive de la fonction structurante de ces dernières au niveau sociétal [2].

Bien qu'une certaine littérature ait longtemps glosé sur l'impossibilité d'une sécularisation de l'islam [3], en particulier suite à une lecture restrictive - et désormais obsolète - de la sécularisation comprise comme une phénomène purement occidental caractérisé par une évaporation progressive et inexorable du religieux de l'espace public dans un premier temps puis de l'ensemble de la société par la suite, les analyses actuelles démontrent clairement que la sécularisation est à l'œuvre, en profondeur, au sein des sociétés musulmanes majoritaires [4], mais également dans les communautés musulmanes européennes qui vivent au cœur même de l'espace le plus largement sécularisé de la planète. Bien que ce mouvement de sécularisation soit endogène au sein de toute société et s'exprime en fonction de sa propre grammaire culturelle, religieuse voire épistémique [5], il va de soi que la globalisation stimule considérablement ce mouvement en accentuant la pression sur les définitions traditionnelles du profane et du sacré dans les différentes cultures musulmanes, par exportation du modèle occidental en général et européen en particulier, tout en s'accompagnant cependant d'un « effet d'écho » non négligeable sur les communautés musulmanes occidentales.

Sous cet angle, il reste intéressant de s'interroger sur le rôle du foulard islamique - ou plus précisément sur le rôle du discours islamique sur ce foulard - comme accélérateur paradoxal de la sécularisation des communautés musulmanes, en particulier en Occident, du fait de deux facteurs principaux distincts (cf. infra) mais dont les effets conjugués vont renforcer leur impact respectif d'une manière inattendue pour les acteurs engagés dans ce processus. Nous nous démarquerons en cela de la perception dominante du foulard - tant du côté musulman que non musulman - comme symptôme du (re)surgissement massif d'un religieux prétendant à nouveau régenter normes et comportements sociaux, privés comme publics.

Premièrement, les observateurs n'ont pas manqué de percevoir une évolution considérable dans le discours des différents acteurs musulmans plaidant pour le droit des femmes et jeunes filles musulmanes de porter le foulard au sein des écoles secondaires publiques devenues le lieu de cristallisation de la confrontation entre partisans et opposants au port de ce dernier. De 1989, époque de la fameuse « première affaire du foulard » de Creil, à nos jours, leur discours s'est complexifié et s'est de plus en plus articulé autour d'une revendication centrée sur le respect des Droits de l'Homme - en particulier le droit de pratiquer et de manifester librement sa religion en privé comme en public ainsi que le droit à la liberté d'expression [6]; le droit de tout individu de disposer de son corps librement [7]; mais également le droit des parents d'élever leurs enfants selon leurs convictions [8] pour ne mentionner que les arguments les plus fréquemment utilisés.

Dans le même temps, et presque à titre de conséquence, le référentiel purement islamique (citations de versets du Coran, de logia du Prophète Muhammad, ou d'autorités religieuses traditionnelles) tendait à passer au second plan de leur argumentation, voire à s'effacer complètement. En effet, un nombre croissant d'acteurs et d'actrices musulman-e-s européen-ne-s impliqué-e-s dans la question de leur droit de vivre librement leur foi en privé comme en public ont progressivement pris conscience de l'irrecevabilité, ou plutôt de l'inaudibilité, d'un discours articulé autour de références scripturaires islamiques (voire même, plus largement, simplement religieuses) au sein d'une culture profondément sécularisée telle qu'en France par exemple - le constat restant par ailleurs largement valable pour le reste de l'Europe.

De façon paradoxale mais inévitable, cette nouvelle argumentation a eu deux effets collatéraux qui ont été, très précisément des accélérateurs du processus de sécularisation des communautés musulmanes européennes. Tout d'abord, l'utilisation du levier des Droits de l'Homme pour réclamer et défendre son droit de mener son existence comme on l'entend au sein des sociétés européennes mène inévitablement à une individualisation de cette revendication étant donné que les Droits de l'Homme ont été développés pour protéger l'individu et non des collectivités. Cela concerne également des générations de droits plus récentes telles que les droits culturels qui, bien que comportant d'emblée une dimension collective, n'en demeurent pas moins individualisés dans leur application concrète puisqu'ils concernent la protection d'individus en chair et en os relevant d'une culture précise et non de « communautés » cherchant éventuellement, en tant que telles, justice et réparation auprès d'instances judiciaires quelconque. Sous cet angle, le détenteur de tout droit culturel demeure toujours, in fine, l'individu [9]

Deuxième effet collatéral, la demande de respect de son propre droit à la différence mettant inévitablement en question les conceptions et les stéréotypes imbibant la communauté majoritaire, cela entraîne eo ipso que les membres de la communauté minoritaire en viennent à questionner leurs propres a priori et préjugés sur la communauté majoritaire elle-même ou d'autres communautés minoritaires. L'exemple le plus emblématique de ce processus de repositionnement à l'œuvre au sein des communautés musulmanes concerne le rapport à l'homosexualité au sein de l'islam et de la société en général [10]. Bien entendu, ce processus s'inscrit inévitablement dans la durée, car il s'agit là d'un déplacement considérable de la tectonique épistémique et herméneutique communautaire musulmane si nous pouvons oser l'expression. De fait, une pratique religieuse qui se construisait, s'exprimait et se vivait essentiellement d'une manière communautaire ou tout au moins collective, est en train de s'effacer sous nos yeux au profit d'une pratique extrêmement individualisée, tant dans son élaboration rationnelle que dans son vécu très concret. La multiplicité foisonnante des compréhensions, voire des (ré)appropriations plus ou moins canoniques du concept coranique de voilage, ainsi que l'extrême diversité tant des façons de porter le foulard/hijâb que des aspects matériels de celui-ci (couleurs, textures, matières…) constituent la preuve la plus évidente d'une individualisation exacerbée du rapport à cette norme religieuse précise.

Bien entendu, l'individualisation croissante du rapport au religieux en général et à sa pratique en particulier ne signifie pas que toute dimension collective de la pratique de certains aspects de la foi  musulmane soit en train de disparaître - et c'est ce qui brouille souvent la compréhension d'un certain nombre de phénomènes contemporains liés à l'islam. Certes, si l'on constate une pratique croissante du port du foulard (toutes générations confondues), ainsi qu'une augmentation de la pratique collective de la prière, en particulier le vendredi, ou encore une augmentation des demandes de permission d'observance de pratiques religieuses sur le lieu du travail ou dans les établissements scolaires (demandes d'obtention de salles de prières, de cantine halâl…), il s'agit avant tout d'un agrégat fluide, instable et polymorphe de volontés individuelles qui ne se rassemblent que pour des revendications ponctuelles dans le cadre d'une recherche personnelle (voire hédoniste [11]) d'un certain bonheur ou accomplissement spirituel ici-bas et non d'une vague de fond qui serait articulée et planifiée collectivement.

Le deuxième facteur catalyseur de sécularisation est un phénomène relativement concomitant, le salafisme contemporain, dont les racines profondes plongent dans la réforme wahhabite et son alliance avec le pouvoir saoudien à la fin du 18ème siècle [12]. Celui-ci est en effet venu paradoxalement renforcer ce mouvement d'individualisation du rapport à la norme et à la pratique religieuses au cours du 20ème siècle. En effet, si, au cours de ces vingt-cinq dernières années, en Europe, un discours fondé sur les Droits de l'Homme a participé activement à l'articulation en langage profane d'un discours mettant en avant le droit à une compréhension individuelle de sa foi musulmane et de ses implications pratiques, la large diffusion de l'approche salafiste du legs scripturaire islamique est venue renforcer cette tendance profonde, en lui apportant une certaine légitimité religieuse interne en quelque sorte.

De facto, on peut considérer aujourd'hui le salafisme comme l'un des mouvements endogènes de sécularisation les plus puissants qu'ait connu l'islam à ce jour [13]. La recherche continuelle voire compulsive d'une pureté a-historique des sources ainsi que d'une orthopraxie qui serait calquée « au millimètre » sur la « véritable » pratique du Prophète - désormais inaccessible du simple fait de notre inexorable éloignement temporel, culturel, sociologique et anthropologique du moment coranique [14] - a pourtant induit une logique de contestation perpétuelle de l'autorité savante en la matière. En effet, en poussant le fidèle à ne cesser de rechercher l'opinion juridique « incontestable » qui apaiserait son âme et son cœur, tant dans la recherche de la facilité que de la difficulté selon la nature et le tempérament de chacun, l'approche salafiste contemporaine a eu pour effet paradoxal et probablement involontaire dans le chef des penseurs de la réforme wahhabite de confronter le fidèle à une hypertrophie normative perturbatrice [15]. Celle-ci démultiplie in concreto de manière anarchique les opinions savantes - et contradictoires - en matière de doxa et de praxis, abandonnant finalement le fidèle à l'élaboration personnelle de son bricolage théologique et pratique - alors qu'un des buts fondateurs de ce mouvement de réforme était au contraire de purifier l'islam et de restreindre les marges d'interprétations en vogue à l'époque.

Ce processus d'individualisation du rapport à la norme et à l'autorité religieuses, endogène à l'islam, mais poussé à son paroxysme suite à la large diffusion de l'approche salafiste, est venu soutenir et renforcer « islamiquement » le mouvement d'individualisation du rapport au foulard au sein des communautés musulmanes occidentales dont c'était - et c'est encore - la pratique la plus questionnée et polémique et donc celle qui a le plus nourri les réflexions exégétiques et mobilisé les approches apologétiques nouvelles, articulées autour de la défense des droits fondamentaux individuels des femmes musulmanes occidentales.

Cette conjonction de discours et d'approches pourtant diamétralement opposés en termes d'objectifs, mais profondément convergents en matière de résultats concrets a eu pour effet de faire du foulard et du discours islamique sur ce dernier un formidable catalyseur de sécularisation des communautés musulmanes occidentales ainsi que d'individualisation de leurs rapports à leur religion, les faisant entrer conséquemment à « vitesse V » dans la post-modernité dont elles écrivent nolens volens une des pages les plus intéressantes au moyen d'une syntaxe inédite référant tant aux acquis des Lumières occidentales qu'au legs corano-prophétique.

Perçu par de nombreux activistes politiques et associatifs musulmans ou non comme le signe tangible d'une réislamisaiton des communautés musulmanes européennes que d'aucuns avaient cru en voie d'assimilation irrémédiable, le port du foulard nous semble avant tout le signe d'une réappropriation individuelle du rapport au religieux dont les femmes sont le vecteur principal aujourd'hui, et dont on ne peut qu'entrevoir actuellement un certain nombre de conséquences en réfléchissant sur l'expérience des autres communautés religieuses occidentales ayant déjà vécu l'expérience douloureuse du passage dans l'œil du cyclone sécularisateur de la modernité.

A cette aune, pour faire un peu de prospective, et au-delà de ce frémissement passager dont nous sommes les témoins directs, nous posons plutôt l'hypothèse de l'amorce d'une diminution importante de la dimension collective de la pratique religieuse musulmane, de sa folklorisation grandissante et, de manière plus profonde encore, de la perte croissante de la fonctionnalité structurante de l'islam sur les communautés musulmanes occidentales. 

Pour le coup, et quand bien même ces phénomènes sont toujours susceptibles d'avoir pour corollaire une fragilisation importante du processus de construction identitaire d'un certain nombre d'individus potentiellement sujets à un basculement vers différentes formes de violence à l'encontre d'eux-mêmes ou d'autrui, nous postulons que l'intégration des communautés musulmanes au modus vivendi européen entre religions et société est déjà presque achevée et que nous n'assistons qu'aux derniers soubresauts identitaires - tant du côté minoritaire que majoritaire - qui laisseront bientôt place à une pratique plus apaisée de l'islam en Europe. Que l'on choisisse de porter le foulard ou non.

© Michael Privot
Islamologue


[1] Voir O. Tschannen, Les théories de la sécularisation, Genève, Librairie Droz, 1992.
[2] Voir M. Gauchet, Le désenchantement du monde, (bibliothèque des sciences humaines), Paris, Gallimard, 1985.
[3] Voir le numéro hors série de la revue Cités : "L'Islam en France", sous la dir. de Yves Charles Zarka, Sylvie Taussig et Cynthia Fleury, Paris, PUF, 2004, dont un certain nombre d'articles tombent dans ce travers, en particulier ceux commis par les coordinateurs de ce numéro.
[4] Y. Courbage et E. Todd, Le rendez-vous des civilisations, (la République des Idées), Paris, Seuil, 2007.
[5] Au sens foucaldien du terme.
[6] Articles 9 et 10 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme (1950).
[7] Article 3 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme (1948).
[8] Articles 5 et 14 de la Convention relative aux droits de l'enfant (1989).
[9] Voir J. Ringelheim, Le multiculturalisme au miroir de la jurisprudence de la Cours Européenne des Droits de l'Homme, in L'Observateur des Nations Unies, 2007-2, vol. 23, p.5 ainsi que, du même auteur, Integrating Cultural Concerns in the Interpretation of General Individual Rights – Lessons from the International Human Rights Case Law, in Open Democracies, ed. by L. Foisneau, Ch. Hiebaum and J.-C. Velasco Arroyo, Springer Verlag, à paraître (par courtoisie de l'auteure).
[10] Voir S. Kugle, Queer Jihad (1), a View from South Africa, in ISIM Review, 16, 3/2005; O. Marongiu-Perria & M. Privot, L’homosexualité, un défi théologique, on Oumma.com (http://oumma.com/15178/lhomosexualite-un-defi-theologique).
[11] Voir P. Haenni, L'Islam de marché, l'autre révolution conservatrice, (La République des Idées), Paris, Seuil, 2005.
[12] Voir B. Rougier, Qu'est-ce que le salafisme ?, (Proche Orient), Paris, PUF, 2008 et aussi S. Amghar, Islamismes d'Occident, état des lieux et perspectives, Paris, Lignes de Repères, 2006. Nous sommes bien conscients de l'imprécision heuristique de ce terme communément utilisé pour désigner un ensemble varié de pratiques et de rapports à l'islam, mais la brièveté de ce papier nous contraint malheureusement à emprunter certains raccourcis malheureux. Les ouvrages cités ci-dessus devraient participer à dissiper tout malentendu.
[13] Voir Olivier Roy, L'Islam mondialisé, (La couleur des idées), Paris, Seuil, 2002, ainsi que son La sainte ignorance : Le temps de la religion sans culture, (La couleur des idées), Paris, Seuil, 2008.
[14] Voir M. Privot et C. Bayloq, Tareq Oubrou, Profession Imâm, Spiritualités Vivantes, Paris, Albin Michel, 2009, p.59.
[15] Idem, p.104.






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