Les cahiers de l'Islam
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Dimanche 27 Juillet 2014

La poussée de l’EIIL en Irak inquiète la Turquie, mais aussi les Kurdes, les chiites, les chrétiens, l’Iran, l’Arabie saoudite, les Occidentaux…

Jean-Paul Burdy, maître de conférences à Sciences Po Grenoble, chercheur associé au GREMMO de Lyon.



Dix ans après la calamiteuse intervention américaine en Irak, dont on n’a sans doute pas fini de mesurer les effets déstabilisateurs dans toute la région, plusieurs scénarios de recomposition doivent être envisagés à partir de l’offensive de l’EIIL au Nord-Irak, dont on lit déjà des pistes ces dernières heures:

1-  l’esquisse, sur la carte du jour, d’un “Sunnistan” radical à cheval sur la Syrie et l’Irak qui, à défaut de  rétablir un califat dont certains musulmans sont orphelins depuis 1924, remet potentiellement en cause les frontières mandataires tracées au lendemain de la Première guerre. Et ce, même si l’EIIL reste fondamentalement une organisation irakienne, largement issue du démantèlement irresponsable de l’Etat baasiste -mais Etat irakien- par le proconsul américain Paul Bremer en 2003-2004. Toutes proportions gardées, on en arrive à une large similitude des situations en Syrie et en Irak: les djihadistes sunnites au nord, les Kurdes au nord-est, les pouvoirs chiites/alaouites au centre-sud;

2- le renforcement d’un Kurdistan d’Irak autonome et quasi indépendant de facto, qui pourrait profiter de l’occasion pour aller vers une indépendance de jure, surtout si son contrôle des pétroles de Kirkouk se confirmait. La séculaire “question kurde” pourrait prendre une nouvelle dimension au niveau régional, y compris en Turquie, où le processus de dialogue initié ces dernières années s’enlise à l’évidence ces derniers mois,  avec la reprise d’incidents armés dans l’Est;

3- après avoir été à plusieurs reprises sous Saddam Hussein (1988, 1991) une région envoyant des dizaines de milliers de Kurdes fuyant la répression vers des camps de réfugiés principalement en Turquie, dorénavant le Kurdistan irakien abrite des camps de réfugiés sur son territoire: des milliers de Kurdes fuyant le nord de la Syrie depuis 2012, et maintenant des centaines de milliers de personnes de toutes origines (en particulier des chrétiens et des yézidis) fuyant Mossoul et la province de Ninive, abandonnées par une armée irakienne en pleine débandade face à l’EIIL. L’intervention des OIG et ONG, déjà débordées par la catastrophe humanitaire syrienne, va sans doute être nécessaire auprès de ces populations en fuite;
 


Des membres de l'EIIL dans la province de Ninive, le 11 juin 2014. | AFP
Des membres de l'EIIL dans la province de Ninive, le 11 juin 2014. | AFP
4- la coagulation de nouveaux intérêts communs partagés par la Turquie et l’Iran, qui ne peuvent guère envisager sans réagir l’établissement d’un “Djihadistan sunnite” à leurs frontières; et Ankara comme Téhéran doivent gérer à terme la montée en puissance stratégique du Kurdistan autonome d’Irak. Quant à l’Arabie saoudite pro-américaine, anti-iranienne et antichiite, elle est vouée aux gémonies par l’EIIL: mais elle a désormais des centaines de kilomètres de frontière commune avec des djihadistes sunnites anti-saoudiens, concurrents des djihadistes sunnites financés en Syrie par Riyad, le Qatar et “des fortunes privées du Golfe“…

5- la nécessité peut-être, pour l’Iran, de devoir ouvrir en Irak un second front, après le front syrien: Téhéran a délégué en urgence à Bagdad des chefs de la force Al-Qods des Gardiens de la révolution, et aurait déployé une brigade de combattants au nord de Bagdad. Et le président iranien Hassan Rohani, tout juste rentré d’Ankara, appelle solennellement à “combattre le terrorisme sur tous les fronts” . Préoccupation qui, une fois de plus, pourrait être partagée avec Washington, la République islamique (chiite) n’ayant jamais eu de quelconques affinités avec les djihadistes sunnites, tout aussi anti-occidentaux que ceux-ci se proclament… Les plus hautes autorités chiites s’inquiètent, comme en témoigne le 13 juin l’appel du grand ayatollah de Najaf Ali al-Sistani à la mobilisation générale des chiites pour défendre les lieux saints chiites. Il est évident que la percée de l’EIIL a une dimension de revanche des sunnites sur les chiites, et que l’antichiisme (et l’antilaouisme) est un des axes structurants majeurs de l’EIIL.

6- la nécessité, pour “l’Occident” de prendre en compte la montée en puissance d’un djihadisme radical, nouveau en ce qu’il est désormais ouvertement entré en rivalité politique avec al-Qaeda, tend à se territorialiser entre Syrie et Irak, et exerce un inquiétant tropisme de proximité chez de jeunes djihadistes radicalisés en Europe. En 2003, G.W.Bush avait, entre autres arguments, excipé des liens entre al-Qaeda et Saddam Hussein:  la menace djihadiste en Irak était totalement imaginaire en 2003, elle est réalité dix ans plus tard…
Les réunions en urgence de l’OTAN (à la demande des Turcs, mais l’organisation a déjà déclaré ne pas être géographiquement concernée par les événements irakiens) et du conseil de sécurité de l’ONU (à la demande des Américains, ce qui donne l’occasion au ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov de stigmatiser le fiasco américain au Moyen-Orient depuis 2003) ne suffiront donc certainement pas à gérer les nouvelles dimensions de l’héritage de 2003, reconfiguré par la guerre civile en Syrie depuis 2012.


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En attendant, même si elle a, en son temps, beaucoup alimenté la thèse du grand complot américain au Moyen-Orient, il n’est peut-être pas sans intérêt de revenir à la désormais célèbre carte d’un possible nouveau Moyen-Orient par le lieutenant-colonel américain (ER) Ralph Peters, dans l’Armed Forces Journal de 2006 (ci-dessus). Car on y lit, au-delà d’une Syrie maintenue: un grand Kurdistan indépendant, et un Irak sunnite séparé d’un Irak chiite élargi aux rives du Golfe…  Rappelons le titre précis de l’article de Peters: “Frontières de sang: à quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient.”

Publication en partenariat avec l'OVIPOT .




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