Les cahiers de l'Islam
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Omar Merzoug
Omar Merzoug est journaliste et collabore régulièrement avec Le Quotidien d'Oran pour lequel il... En savoir plus sur cet auteur
Samedi 4 Juillet 2015

Islam et Mathématiques



Islam et Mathématiques
L’importance prise par les mathématiques et la logique dans la culture classique de l’Islam se révèle dans la précision et la rigueur qui président aux recherches des savants, quel que soit leur champ de compétence. Nous sommes moins attentifs à cet aspect des choses parce qu’il est voilé par l’importance prise de nos jours par le référent religieux.

 


C’est un truisme aujourd’hui de dire qu’il ne saurait y avoir de civilisation développée ni de société prospère sans les progrès de la technoscience dont les mathématiques sont l’élément moteur. Qui dit mathématiques dit informatique, et l’on discerne sans peine les changements majeurs intervenus depuis que l’informatique s’est introduite dans nos sociétés.

    D’autre part, la prospérité économique est impensable sans l’intensification des échanges commerciaux et il ne saurait y avoir d’expansion du commerce sans arithmétique et sans algèbre. L’extension des marchés n’a pu se produire que grâce à l’apparition de modes de calculs de plus en plus complexes et rigoureux. Grâce à ces évolutions, nos modes de vie, de travail et de communication ont gagné en rapidité, en précision et en efficacité.

     Ce que l’on sait moins en revanche, c’est qu’une révolution comparable a eu lieu, il y a plus d’un millénaire, en Orient, dans des territoires conquis par les armées de l’Islam aux VIIe-Xe siècles, en particulier, en Irak. En effet, Bagdad, cité cosmopolite, qui fut du VIIIe au XIe siècle ap. J.-C., la métropole de tous les savoirs et la résidence des savants les plus féconds : les trois frères, Muhammad, Ahmad et Hassan, fils de Mûsa Al-Shâkir, astronomes, les mathématiciens Al-Khawârezmi (780-850), Thâbit bin Qurra (834-901), Al-Battânî (858-929) et Al-Buzajânî (940-997) et d’autres savants marqueront de leur empreinte des disciplines nouvelles ou renouvelées comme la géométrie algébrique, l’analyse combinatoire, la cinématique mathématique, l’optique et l’astronomie. Le formidable mouvement de traduction des œuvres indiennes, grecques, persanes a rendu disponible en langue arabe tout un corpus sur lequel l’intelligence et la sagacité des savants orientaux, de confessions différentes, entreprennent de s’exercer. La fondation de la «Maison de la Sagesse» par le calife Al-Ma’mûn (813-833) fournit les moyens matériels et intellectuels, assure le soutien politique et idéologique, permettant à cet aréopage de conduire les recherches sans craindre les réactions hostiles de théologiens obtus. Au reste, il est important de noter que le calife Al-Ma’mûn était partisan du Mu’tazilisme, cette école de dialecticiens spéculatifs qui fit de la raison le socle principal de la recherche et du savoir.

Au commencement donc, il y eut les conquêtes militaires motivées par le désir de communiquer le message de l’Islam et de se rendre maître de territoires nouveaux qui seraient, de ce fait, soumis à sa loi. Ces deux nécessités, islamisation et soif de butin, mettront en contact les Arabes avec des peuples et des civilisations peu connus, voire inconnus d’eux, la Perse, Byzance, l’Inde, la Chine. Les Arabes s’initient à la culture et au savoir des Grecs installés en Orient, à ceux des Mésopotamiens et des Sabéens. Ces rencontres culturelles seront d’une exceptionnelle fécondité, puisque les Arabes sauront s’assimiler les sciences et les techniques de ces peuples si divers. Mieux : ils ne se contenteront pas de s’en rendre maîtres, mais auront à cœur de les développer jusqu’à un niveau inconnu jusqu’alors, imprimant aux progrès des sciences et des techniques un mouvement puissant, original et durable. Qu’il nous suffise de dire que de l’Inde et de la Chine, les Arabes islamisés recueilleront le calcul indien et acclimateront la technique de fabrication du papier. C’est après la victoire abasside de Talas, en 751, que, par leurs prisonniers chinois, les Arabes apprennent l’existence du papier et en découvrent la technique. Dès le début du siècle suivant, vers 800, le premier atelier à fabriquer le papier sera ouvert à Bagdad. Il permettra de transmettre la culture sous forme de «livre», alors que seuls le papyrus et le parchemin, incommodes et onéreux, étaient alors usités. Il faudra attendre le XIIe siècle pour que l’Europe, grâce à l’Espagne musulmane, apprenne l’existence du papier. Quant au calcul indien qui promouvra de façon extraordinaire le commerce, il n’est pas inutile de dire dans quelles circonstances les Arabes le découvrent. Ibn Al-Adamî note dans son «Collier de perles» qu’un jour de l’an 776, un astronome indien, du nom de Kankah, se présenta à la cour du calife Al-Mansûr (754-775) et lui offrit un manuscrit, le «Siddhanta» écrit par Brahmagupta (598-668), mathématicien et astronome indien. Dans cet ouvrage sont décrits par le menu différentes opérations et méthodes, nommées Sindhind (ce mot signifie «l’éternité» en langue indienne) visant à résoudre des problèmes mathématiques et astronomiques. Al-Mansûr donna l’ordre de traduire ce traité et surtout de composer, en s’en inspirant, un ouvrage que les musulmans pourraient utiliser dans leurs recherches astronomiques. Le calife chargea Ibn Ibrahîm Al-Fazzârî (mort à la fin du 8e ou tout au début du 9e) de cette mission. Ce mathématicien et astronome, à qui l’on attribue la construction du premier astrolabe musulman, s’exécuta et produisit un traité qui reçut le titre de «Grand Sindhind», devenant un livre de référence pour tous les savants de l’islam. La traduction de cet opus ouvre aux Arabes l’accès à la mathématique indienne, aux procédés de calcul et leur fait connaître le fameux «zéro». Ainsi, ils découvrent à la fois la numération de position et le zéro dont l’usage permet de réaliser de considérables progrès en arithmétique. Plus tard, au 9e siècle, l’illustre Al-Khawarezmi, dont on reconnaît le nom déformé (comme toujours) dans «algorithme», s’en inspira pour inventer ses fameuses tables.

L’usage des mathématiques indiennes et la maîtrise de la technique de fabrication du papier vont bouleverser les modes de vie, intensifier les échanges commerciaux et les confrontations culturelles entre différents peuples, donnant ainsi une nouvelle impulsion aux savoirs et aux techniques. Ces deux nouveautés apparaissent dans une atmosphère qui était déjà favorable à l’acquisition des connaissances. Pour des raisons religieuses, l’islam en effet estime le savoir et encourage l’effort scientifique. Tout musulman connaît le verset coranique exigeant qu’on produise des arguments, des témoignages ou des attestations à l’appui de toute thèse : «Produisez votre preuve si vous êtes véridiques» (Coran II,111). Au reste, nul musulman n’est censé ignorer le propos du Prophète : «L’encre du savant est plus sacrée que le sang du martyr». Al-Battânî, mathématicien et astronome (mort à Damas, en 929), surnommé le «Ptolémée des Arabes», qui introduisit le sinus et la tangente dans les calculs et posa les fondements de la trigonométrie, écrit : «Par la science des astres, l’homme accède à la preuve de l’unité de Dieu, à la connaissance de la prodigieuse grandeur, de la sublime sagesse, de la puissance et de la perfection de Son oeuvre»
     Il est vrai que cet effort de scientificité et de classification des savoirs a d’abord concerné les disciplines théologiques, mais il s’est rapidement étendu aux sciences profanes, philosophie, astronomie, mathématiques, optique etc. En outre, du fait même que le Prophète avait été lui-même caravanier et commerçant, l’islam n’a pas les préventions de la Chrétienté touchant l’argent et la richesse. Il a fallu attendre le protestantisme et le calvinisme pour que la richesse soit considérée, en Occident, comme l’un des signes de la faveur divine. Nous savons les préventions du catholicisme à l’encontre de l’argent et du commerce. «L’argent qui salit», «l’argent qui avilit et corrompt» sont des formules que l’on retrouve chez les catholiques. Il y a donc des freins religieux à l’usage de l’argent dans le commerce d’un point de vue catholique. C’est sans doute au catholicisme, entre autres, que songe le sociologue marxiste, Maxime Rodinson, quand il écrit : «Il est des religions dont les textes sacrés découragent l’activité économique en général, conseillant de se fier à la divinité pour être pourvus chaque jour du nécessaire ou, plus spécialement, regardent d’un mauvais oeil la quête du profit» (Islam et capitalisme, Seuil, 1966). L’allusion au «Sermon sur la montagne» du Christ est on ne peut plus claire. Dans ce texte célèbre, que rapporte Mathieu, le Christ dit en effet : «Considérez les oiseaux du ciel, ils ne sèment point, ils ne moissonnent point, et ils n’amassent rien dans les greniers, mais votre Père céleste les nourrit. N’êtes-vous pas beaucoup plus qu’eux ?...Ne vous inquiétez donc pas en disant : ‘que mangerons-nous ou que boirons-nous ? Ou de quoi nous vêtirons-nous ?’». Tel n’est pas le cas de la religion musulmane. Le Coran enseigne que l’on doit jouir du lot qui est imparti à l’homme en cette terrestre vie. On peut même avec profit (c’est le cas de le dire) joindre les actes de la vie sacrée (ses méditations et ses prières) aux plaisirs et aux jouissances de la vie profane. Le Coran estime le commerce et l’encourage, les profits honnêtes relèvent de la grâce de Dieu et la tradition musulmane les décore de ce terme. «Le marchand véridique et honnête sera (au Jour du Jugement) aux côtés des Justes, des Prophètes et des martyrs» (recueilli dans le Mûsnid Al-Jâmi’ d’Al-Dârimi, 8). En Islam, le commerçant honnête est un homme considéré, un notable dont le rôle social est valorisé et l’utilité reconnue. Avant même le surgissement de l’islam, les Arabes païens étaient des marchands avisés, ils commerçaient avec le Yémen et la Syrie. Devenus musulmans, ils continuèrent à entretenir des échanges avec le Yémen et l’Ethiopie, l’Inde et la Chine, Venise et l’Andalousie et les territoires orientaux de l’empire. Ils vendaient des cuirs, des bois, des métaux, de l’encens, des aromates. L’islam ne se borne pas à encourager le commerce, c’est autour des mosquées, lors des pèlerinages, dans les villes que prospèrent les commerçants, toujours soutenus par les califes et les émirs.
    Dans ces conditions, la découverte du calcul indien était providentielle. Comme l’écrit Ibn Khaldûn (1332-1406), «Les transactions commerciales font partie de l’arithmétique, c’est l’arithmétique appliquée aux affaires dans les villes». (Discours sur l’Histoire universelle, p. 812-813, Traduction française, Vincent Mansour Monteil, Sindbad éditeur)

L’essor des sciences arabes, et notamment des mathématiques, est lié à l’existence d’une demande. Mais si ce besoin ou cette nécessité est un élément fondamental, il ne suffit pas toujours à faire éclore une discipline ou à constituer un art. Les Arabes qui adoptent le calcul indien le font en l’absence d’un obstacle ou d’un blocage idéologique ou religieux. Or il se trouve que le Coran enseigne que la Création est issue du rien, du néant. Le zéro, marqueur d’absence, est le symbole du vide. Parce que l’islam ne s’oppose pas à l’idée du «vide», les Arabes adoptent le zéro. 
    Au demeurant, afin de déterminer l’orientation de la Mecque, condition de la validité des prières, pour fixer les dates précises du début et de la fin du mois de ramadan, pour statuer sur l’horaire exact des différents rites, les Musulmans ont besoin de construire des observatoires et, partant, il est nécessaire de recourir aux opérations mathématiques. D’autre part, les besoins de l’administration califale exigent l’usage de l’arithmétique et du calcul en vue de nombrer, de classer et de recenser. Les nécessités de la sécurité imposent de forger les codes et de crypter certains textes.

Les mathématiques fournissent au pouvoir central les outils de contrôle de la population et de rationalisation des moyens par lesquels s’exerce l’autorité califale sur d’immenses territoires. On voit bien là l’imbrication du politique et de la science. En outre, l’Etat musulman avait besoin de proposer à ses sujets des solutions concrètes à leurs problèmes les plus courants, notamment de fixer le calendrier religieux, les règles du droit successoral, de déterminer les taux de l’impôt fiscal pour éviter les discordes religieuses et les divisions sectaires, toujours potentiellement dangereuses pour la stabilité de l’Etat. L’algèbre et l’arithmétique offrent des règles très pratiques et bien adaptées aux besoins de nombreuses catégories socio-professionnelles, marchands, juristes, administrateurs, intellectuels et savants.
Pour des raisons religieuses, administratives, politiques et commerciales, les Arabes ont adopté les mathématiques des peuples avec lesquels ils sont entrés en contact, le calcul indien, les travaux d’Euclide, traduits dès le VIIIe siècle, l’Almageste de Ptolémée qu’ils découvraient en ce temps-là.

Ces mathématiques, assimilées, digérées et développées, donnant une impulsion extraordinaire au mouvement des idées et à la science, prendront désormais une place centrale dans le dispositif culturel et social musulman. Elles orienteront dans un sens nettement rationaliste tout l’effort de la civilisation islamique. La naissance de la spéculation rationnelle, l’essor de la philosophie, l’importance de la logique sont en majeure partie dus aux progrès des mathématiques arabes. L’apparition à cette époque-là d’une théologie rationnelle en est l’attestation. Cette théologie fit de la raison le critère décisif dans les questions théologiques et philosophiques. Les théologiens rationalistes musulmans considèrent en effet que la raison peut, sans le secours de la Révélation, parvenir aux vérités éternelles. La Révélation se voit réduite à un accessoire censé confirmer les découvertes que la raison réalise en s’appuyant sur ses propres procédures. En outre, le rationalisme fit une percée très significative dans le droit islamique lui-même. La logique a été adoptée par le théologien et jurisconsulte andalou Ibn Hazm (994-1064) dont le système juridique, rigoureusement construit, lui permet de donner congé à nombre de principes et de spéculations infondés dont il révoque en doute l’arbitraire. Il est non moins remarquable de voir des théologiens, les imams Abû Hanîfa (699-767), Mâlik (715-795), Al-Shâfi’î (767-820), mettre au point et faire usage du «raisonnement par analogie» (Qiyâs) afin de statuer sur la licéité ou la non licéité d’actes non prévus par le Coran ou par la tradition prophétique. Pour savoir, par exemple, si le jurisconsulte doit interdire la consommation de drogues, élément non prévu par les textes canoniques, celui-ci doit s’efforcer de raisonner, évaluer les avantages ou les périls supposés du produit et statuer en dernière analyse. Toute cette opération est de part en part rationnelle.
     L’importance prise par les mathématiques et la logique dans la culture classique de l’Islam se révèle dans la précision et la rigueur qui président aux recherches des savants, quel que soit leur champ de compétence. Nous sommes moins attentifs à cet aspect des choses parce qu’il est voilé par l’importance prise de nos jours par le référent religieux. Réduisant la civilisation musulmane à sa dimension religieuse, à la Shari’â, nous n’avons que trop tendance à perdre de vue sa rationalité intrinsèque. L’attitude du monde musulman à l’égard des savants a souvent été très positive. Il n’y a pas de clergé en Islam et pas davantage de conciles chargés de fixer les dogmes. On n’y a pas instauré un tribunal de la Sainte Inquisition. La persécution d’Etat contre les savants est étrangère à l’esprit de l’islam. La notion d’orthodoxie n’est pas rigoureusement fixée, si bien que l’hérésie n’a pas la portée redoutable qu’elle a reçue en chrétienté.
     Les mathématiques avaient très bonne presse chez les Arabes. J’en veux pour preuve ces mots de l’historien Ibn Khaldûn (1332-1406) : «Sachez que la géométrie ouvre l’esprit et lui donne de la rigueur. Toutes les démonstrations y sont claires et bien ordonnées. L’erreur ne peut guère y avoir accès en raison de cette clarté et de cet ordre. Aussi, celui qui a constamment recours à la géométrie a-t-il peu de chances de se tromper». (Discours sur l’Histoire universelle). Plus tard, Descartes (1596-1650), dans ses Règles pour la direction de l’esprit, ne dira pas autre chose quand, insistant sur la clarté de l’arithmétique et de la géométrie, il note que ces disciplines sont «beaucoup plus certaines que toutes les autres sciences» et que, de ce fait, il «semble à peine possible à un homme de s’y égarer»


Cet article publié dans un premier temps dans le Quotidien de d'Oran et repris ici avec l'aimable autorisation de l'auteur.






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