Les cahiers de l'Islam
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Lundi 1 Juin 2015

Comprendre la crise diplomatique turco-égyptienne (I)


Par Amr Bahgat, assistant du Représentant de l’IRD en Égypte, en Jordanie, au Liban, en Syrie et en Libye




Publication en partenariat avec l'Observatoire de la vie politique turque .

Depuis la chute de Mohamed Morsi en 2013, les relations entre l’Égypte et la Turquie se sont détériorées de façon spectaculaire. Hormis quelques signes d’apaisement passagers observés à la fin de 2014, les rapports entre ces deux pays, qui avaient pris pourtant une dimension politique et économique très importante, au cours des années précédentes, ont aujourd’hui sombré dans une véritable confrontation ouverte.
Comment expliquer une telle dégradation ? Quels sont les événements marquants qui ont jalonné ce changement brutal et quels sont les reproches mutuels qui sont avancés officiellement ? Comment comprendre la position turque dans cette crise ? Ces deux grands pays du Moyen-Orient peuvent-ils espérer normaliser leurs relations à court ou moyen termes?

La dégradation des relations turco-égyptienne depuis la chute de Mohamed Morsi

Tout a commencé le 3 juillet 2013. Après d’immenses manifestations, pendant plusieurs jours dans toute l’Égypte, l’armée destitue le président islamiste et dévoile la feuille de route d’une nouvelle période de transition, la deuxième depuis le soulèvement qui a renversé Hosni Moubarak, en février 2011. Par la suite, une confrontation ouverte, entre le gouvernement intérimaire et les Frères musulmans, s’engage. Le 14 août, les forces de l’ordre évacuent violemment deux sit-in que les partisans de Mohamed Morsi avaient établis au Caire, depuis plusieurs semaines, causant des centaines de victimes. À L’occasion de manifestations violentes, des partisans du président déchu brûlent et détruisent des bâtiments publics, des postes de police et au moins 42 églises, ainsi que des dizaines d’autres établissements religieux chrétiens dans le pays. On dénombre des dizaines de victimes parmi la population et les forces de l’ordre [1].
Ces événements provoquent de nombreuses critiques, mais elles n’ont pas toutes la même intensité. L’organisation panafricaine suspend l’Égypte temporairement. Les Etats occidentaux, quant à eux, s’inquiètent avec retenue de la façon dont s’est déroulé le renversement du régime islamiste. Pour sa part, la Turquie apparaît comme le pays le plus critique à l’égard de la destitution de Mohamed Morsi, pendant l’été 2013. La réaction turque est, en effet, rapide et ferme. D’abord, elle se manifeste par le refus de reconnaître la légitimité du nouveau pouvoir et par la dénonciation ouverte et virulente d’un coup d’État. Ces réactions sont en outre le fait du premier ministre turc d’alors, Recep Tayyip Erdoğan en personne, ou de membres de premier plan du gouvernement de l’AKP. De surcroît, Ankara essaye de mobiliser les organisations internationales contre le nouveau pouvoir égyptien, en demandant au Conseil de Sécurité de l’ONU de voter une résolution condamnant ce qui est en train de se passer en Égypte. La diplomatie turque s’étonne en outre de la timidité du secrétaire général l’Organisation de Coopération islamique (OCI), le Turc Ekmeleddin İhsanoğlu [2]. Ces critiques ne visent enfin pas seulement l’Égypte, mais aussi les Occidentaux. Dès le 5 juillet 2013, Erdoğan fustige la réaction des États-Unis et celle de l’Union européenne, jugées trop complaisantes à l’égard du nouveau régime égyptien, et accuse ses alliés occidentaux de pratiquer la technique de « deux poids, deux mesures » [3] : critiques acerbes à l’égard du retard des réformes démocratiques que doit faire la Turquie pour entrer dans l’Union européenne, tolérance à l’égard de la répression mise en œuvre par le nouveau régime égyptien.
Finalement, après plusieurs convocations par le ministère égyptien des Affaires étrangères pour lui demander d’expliquer l’attitude de son gouvernement, l’ambassadeur de Turquie en Egypte, Hüseyin Avni Botsalı (photo à gauche), est expulsé, le novembre 2013 [4]. Réciproquement, son homologue égyptien est déclaré persona non grata, le jour même. À la même période, un journaliste de la TRT, est arrêté, les chaines de télévision égyptiennes se mettent à boycotter les feuilletons turcs, les relations économiques et commerciales turco-égyptiennes sont fortement atteintes par ces différents développements, ce qui aboutit au non-renouvellement de l’accord de libre-échange entre les deux pays, à l’automne 2014 [5].
Plus récemment, cette confrontation entre les autorités égyptiennes et le gouvernement turc a pris une nouvelle dimension régionale. La Turquie a refusé de participer aux négociations de cessez-le-feu conduites par l’Égypte lors de la crise de Gaza, pendant l’été 2014 [6]. Le Caire et Ankara, par ailleurs, soutiennent des camps opposés dans le conflit libyen. Avec une coalition de pays arabes, l’Egypte apporte en effet son appui au « gouvernement de Tobrouk » du général Khalifa Haftar, tandis que la Turquie (et, avec elle, significativement le Qatar et le Soudan) s’est rangée aux côtés du gouvernement islamiste du « Congrès général national », établi à Tripoli.

Les raisons officielles du différend turco-égyptien

Officiellement, Le Caire accuse Ankara “d’ingérence inacceptable dans les affaires internes de l’Égypte” et de “provocation” [7]. Le ministère égyptien des Affaires étrangères a en outre reproché à la Turquie de “soutenir (…) des organisations cherchant à créer de l’instabilité”, faisant visiblement référence aux Frères musulmans. Il a également accusé Recep Tayyip Erdoğan « de soutenir les terroristes et de chercher à provoquer le chaos au Moyen-Orient »[8]. En effet, l’ex-premier ministre turc, élu président de la République, en août 2014, affiche ouvertement un soutien à l’organisation islamiste, considérée désormais comme une instance terroriste en Égypte, et saisit toutes les occasions qui se présentent pour manifester une hostilité virulente à l’égard du pouvoir égyptien actuel : meetings électoraux, discours officiels, notamment celui qu’il a prononcé lors de la dernière assemblée générale de l’ONU[9].
L’Égypte reproche aussi à la Turquie l’accueil sur son sol d’un nombre important de dirigeants des Frères musulmans qui essayent de constituer un gouvernement en exil, et s’indigne qu’à partir de la Turquie plusieurs chaines de télévision par satellite puissent diffuser une véritable propagande antigouvernementale, incitant en particulier au meurtre de soldats et officiers égyptiens [10].

Côté turc, lorsque Recep Tayyip Erdoğan est interrogé sur les raisons qui l’empêchent de restaurer sa relation avec l’Égypte, il évoque le «combat de la Turquie en faveur de la démocratie». Normaliser ses rapports avec le nouveau pouvoir égyptien serait donc, selon lui, contredire ses valeurs et ses principes personnels [11]. D’autres personnalités du gouvernement turc, comme le nouveau chef de la diplomatie, Mevlüt Çavuşoğlu, invoquent également, entre autres, les atteintes aux droits de l’Homme dont se serait rendu coupable le gouvernement égyptien et reprochent à ce dernier la mise en place d’un système d’oppression « inacceptable » [12].

_________________
NOTES
 
[1] Dépêche de HRW du 22 août 2013 : « Égypte : Attaques massives contre des églises » http://www.hrw.org/fr/news/2013/08/22/egypte-attaques-massives-contre-des-eglises
[2] On peut penser que de forts désaccords existent déjà entre le gouvernement turc et cette personnalité qui deviendra le candidat commun des partis d’opposition (CHP et MHP) contre Recep Tayyip Erdoğan, lors de l’élection présidentielle en août 2014. Ekmeleddin Ihsanoğlu est en outre candidat sur les listes des nationalistes du MHP pour les prochaines élections législatives du 7 juin 2015.
[3] Jean Marcou, « L’Egypte réduit le niveau de ses relations diplomatiques avec la Turquie », Observatoire de la vie politique turque. 24 novembre 2013. http://ovipot.hypotheses.org/9570
[4] Jean Marcou, op. cit.
[5] « Egypte – Turquie : Le Caire ne veut pas renouveller l’accord commercial signé par l’ancien Président Morsi. » DjibTelegraph. 30 octobre 2014. http://www.djibtelegraph.mozello.com/economie/params/post/184284/
[6] « Erdogan rejette tout rapprochement avec l’Egypte,même dans le cadre des pourparlers pour Gaza ». Zaman France, 2 Septembre2014. http://www.zamanfrance.fr/article/erdogan-rejette-tout-rapprochement-legypte-11781.html
[7] « La Turquie et l’Egypte rappellent leurs ambassadeurs respectifs ». Le Monde.fr avec AFP Le 23.11.2013
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2013/11/23/l-egypte-expulse-l-ambassadeur-de-turquie-apres-les-accusations-d-erdogan_3519273_3212.html#LLrH9iaWpKjuSRik.99
[8] Rapporté de Reuters in « Erdogan attaque al-Sissi à l’Onu »,   I24NEWS, 26 Septembre 2014.
http://havredesavoir.fr/wp-content/uploads/2014/10/Erdogan-attaque-al-Sissi-%C3%A0-lOnu-i24news-Voir-plus-loin.htm
[9] Ibidem
[10] Un vidéo d’incitation à la violence, prise comme exemple d’une des chaines des FM diffusée à partir de la Turquie. https://www.youtube.com/watch?v=YEDI8M5Q8Cg
[11] Zaman France, 2 Septembre 2014. op. cit.
[12] “La Turquie améliorera ses relations avec L’Egypte si celle-ci met fin à l’oppression », Agence Anadolu. 25 Décembre 2014. http://www.aa.com.tr/fr/news/441160–quot-la-turquie-ameliorera-ses-relations-avec-legypte-si-celle-ci-met-fin-a-loppression-quot




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