Les cahiers de l'Islam
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Vendredi 12 Septembre 2014

A propos de quelques allégations contre l’imâm Tareq Oubrou




Nous publions cette lettre conjointement avec nos confrères de Zaman France.
 

En publiant cette lettre, la rédaction de Les Cahiers de l'Islam n'a nullement pour but de rentrer dans une querelle de média. Nous sommes convaincus que les questions ici soulevées vont au delà du seul cas d'un homme, Tareq Oubrou, pour nous interpeller sur le rôle d'un imâm en France, de sa place dans le débat public, etc. Cette lettre soulève aussi, implicitement, la question de savoir s'il est possible, aux musulmans de/en France, de débattre, d'échanger autour d'idées et de prises de position sans tomber dans des caricatures, des polémiques stériles et éphémères.

Les auteurs/signataires de cet article : Mahmoud Doua (chargé de cours en sociologie, imâm), Michaël Privot (Directeur de l’European Network Against Racism, Bruxelles), Omero Marongui-Perria (sociologue, spécialiste de l'islam en France), Cédric Baylocq (anthropologue, Professeur assistant à l’Institut des Sciences Politiques, Juridiques et Sociales à l’Université Mundiapolis, Casablanca), Djilali Elabed (Enseignant en sciences économiques et sociales), Fouad Sanaadi (géomètre, imâm), Nouredine Farssi (consultant en politique de la ville), Charrafeddine Mouslim (historien, secrétaire général de la Fédération des Musulmans de la Gironde et président du CRCM Aquitaine), Farid Abdelkrim (humoriste, écrivain).

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L’imâm Tareq Oubrou n’a pas pour habitude de répondre aux fausses accusations et autres caricatures ou simples incompréhensions qui circulent sur le net autour de sa personne et certaines de ses positions. Mais face aux accusations, allégations, et autres détournements de sens qui ont été mis en ligne récemment [1] nous l’avons incité à réagir. Fidèle à sa ligne de conduite, il a refusé. Nous, enseignants, chercheurs, ou associatifs, prenons en revanche la liberté de clarifier un certain nombre de points, après avoir laissé passer les périodes du ramadan, de l’Aïd el fitr subséquent ainsi que la fin des vacances estivales. Car les raccourcis infamant auquel a procédé un article (non-signé) publié sur le premier site musulman d’expression francophone Oumma.com ne saurait pas rester sans réponse. Il est en effet considéré dans cet "article" (plutôt une brève) que l’imâm en question néglige (sic) l’agression qu’ont subi les civils de la bande de Gaza durant cet été meurtrier, quand toutes ses interventions écrites ou orales prouvent le contraire. Connaissant de près le travail quotidien auquel se livre l’imâm au cœur de sa communauté depuis désormais trois décennies ainsi que sa pensée théologico-canonique exigeante, à la fois classique et novatrice, nous ne pouvons en effet nous résoudre à laisser circuler des mensonges qui touchent à son intégrité et ne semblent avoir pour autre but que d’attenter à sa crédibilité en tant qu’imâm et théologien.
Tareq Oubrou/ Photo sudouest.fr
Tareq Oubrou/ Photo sudouest.fr

Derrière l’homme, la pensée d’un théologien visée…

Toute pensée réformiste provoque des changements "tectoniques" en ce qu’elle heurte les habitus, le conformisme et surtout les intérêts symboliques (statuts sociaux) et/ou matériels des uns et des autres. La pensée du recteur et imâm de la mosquée se veut réformiste. Qu’on l’excuse de maintenir ce cap exigeant, plutôt que de se complaire dans le ressassement populaire et populiste d’une certaine "pensée" théologique sclérosée, dont les pays à majorité musulmane ainsi que les communautés musulmanes d’Europe payent encore aujourd’hui le prix… Comme tous les réformistes avant lui (et il s’en est trouvé de nombreux, au cours de la longue histoire de la pensée islamique…), son discours et ses écrits suscitent son lot d’interrogations et de critiques –et c’est heureux–, mais parfois aussi d’injures, de diffamations, voire des menaces –et ce n’est pas acceptable–. Ce sont souvent celles d’individus mal dans leur peau et dans leur islam. Cette pensée dérange tout autant ceux, "identitaires" et consorts, qui postulent une incompatibilité de fait entre Islam et République, que ceux qui font de cette religion un élément d’affirmation identitaire, ou ceux qui, à l’intérieur même de la communauté musulmane, préfèrent la sclérose de cette tradition plutôt que de considérer la manière dont celle-ci peut affronter les défis du XXIe siècle…

Nous ne souhaitons pas relever toutes les allégations et manipulations circulant ici et là sur le net, sur des sites peu sérieux ou très clairement orientés et belliqueux (comme celles, aussi nauséabondes que caricaturales, publiées sur un site d’une pauvreté théologique rare, qui compare sans blaguer l’imâm de Bordeaux à « l’antéchrist »). Mais nous sommes obligés de penser que c’est parce que certains individus ne partagent pas les réflexions sur les plans théologiques et canoniques, ou opinions quant à la forme et à la place de l’islam en France (et c’est là leur droit le plus élémentaire…), ou encore les critiques sévères mais justes de l’imâm quant à certaines tendances ou discours belliqueux qui sévissent au sein de la communauté musulmane, qu’ils essaient de l’attaquer sur un autre plan, pour le décrédibiliser par un moyen détourné. Or la cause palestinienne mérite mieux que d’être embarquée dans des petites querelles de personnes, d’opinions et de sensibilités au sein de l’islam de France… La ficelle est un peu grosse, si l’on nous permet, et Oumma.com n’a eu aucune honte à l’utiliser. Ce site qui dénonce à longueur d’article les « manipulations » et autres discours biaisés des grand médias sur l’islam et les musulmans verse finalement dans les pratiques qu’elle dénonce, et manque d’un professionnalisme minimal qui viserait par exemple à se référer plus fidèlement aux sources. Ceci est particulièrement indigne d’un média qui se dit pluraliste (dans le sens du respect des différentes sensibilités qui composent la communauté musulmane).

Condamnations claires des attaques israéliennes par Tareq Oubrou

Comment peut-on en effet, à partir d’une déclaration qui propose des éléments que l’imâm considère susceptibles d’améliorer quelque peu (il n’a jamais écrit qu’il s’agissait d’une solution miracle…) les effets du conflit israélo-palestinien ICI, en France [2], et extrapoler on-ne-sait quel nivellement de responsabilités entre Israéliens et Palestiniens dont il se rendrait coupable ? L’objet de cet article ne portait pas, répétons-le, sur les raisons et responsabilités à l’origine de cette nouvelle escalade de la violence au Proche-Orient (à l’encontre des civils de Gaza, principalement), mais sur l’importation du conflit sous nos latitudes, importation sur laquelle juifs et musulmans de France peuvent agir, selon lui… Est-il encore permis à un responsable religieux de la craindre et d’essayer de la prévenir avec ses moyens ? A-t’il tort de considérer que son rôle est d’appeler au calme, ici, en France, qui compte comme chacun sait les plus importantes communautés juive et musulmane d’Europe [3] ? En regard de la manipulation éhontée qu’a subi son opinion sur Oumma.com, il semblerait que oui. Que ne prêche t-il pas la haine entre les communautés de foi et l’importation du conflit tous azimuts ?

Citer plus fidèlement les sources (ou les citer, simplement…)

Pourquoi donc l’auteur –non identifiable– de cette salve à l’emporte-pièce ne cite-t-il pas cet autre passage dans lequel Tareq Oubrou indique très clairement : « Les juifs doivent être capables de dire que la politique israélienne salit l'image de leur communauté à travers le monde. Qu'elle ne leur rend pas service. La colonisation des territoires palestiniens doit cesser, le droit international doit s'appliquer. Il me semble que c'est la seule manière d'apaiser les musulmans dans le monde [4]. »?

Ces déclarations ne sont-elles pas suffisamment claires, sur la responsabilité de la situation actuelle ? Très bien. Poursuivons. Dans son billet publié sur Oumma.com, l’auteur "clandestin" omet sciemment les passages de l’article du Hufftington Post France où il condamne les agissements de l’Etat Israël à travers les exactions de son armée : « la politique brutale d’Israël est disproportionnée dans ce conflit et porte préjudice en premier lieu à l’image de toute la nation juive dans le monde, laquelle ne pourrait être réductible à l’Etat d’Israël, encore moins aux politiques de ses gouvernements. Malheureusement le soutien systématique et explicite de la politique israélienne par certains groupes et institutions juifs de France n’aide guerre à faire cette distinction » (ibid.). S’agissant du Hamas, Tareq Oubrou se contente d’observer en outre que sa réaction est perçue comme une provocation qui ne règle en rien le problème. Ces propos s’inscrivent dans une démarche pédagogique pour une paix durable ou du moins, à court terme, un compromis entre Palestiniens et Israéliens. La responsabilité réciproque n’est évoquée que dans le sens de « reconnaître en l’autre un interlocuteur raisonnable » (ibid.), travail qui doit, selon l’imâm, être effectué de part et d’autre, une fois la table des négociations atteintes, bien entendu. Notre auteur anonyme conclut donc bien vite, et pour des raisons qui lui appartiennent, que l’imâm Oubrou met sur le même pied d’égalité oppresseur et opprimé…
De surcroît, dans l’entretien téléphonique accordé à Huffington Post France, la journaliste n’a pas totalement restituée les termes exacts de l’imâm, mais plutôt ce qu’elle avait compris de ses propos, lesquels se trouvent plus fidèlement exposés, au besoin, dans un article déposé sur le site Les Cahiers de l’islam [5] ainsi que dans le communiqué de presse sur le site www.islam-bordeaux.fr , administré par la Fédération des Musulmans de la Gironde (FMG)[6]. Le recteur y écrit explicitement que « cette violence à laquelle nous assistons impuissants est choquante  et  les victimes sont toujours les mêmes : des civils innocents palestiniens » (ibid.).

Quatre supports écrits, donc : l’entretien (à lire in extenso, si possible) avec le Huffington Post France, l’article du 24 juillet dans le quotidien national Libération, le communiqué de la Fédération des Musulmans de la Gironde, et l’entretien avec Les Cahiers de l’islam. La lecture n’est pas le fort de certains ? On leur proposera la réaction de l’imâm dans l’émission Couleur Gironde diffusée fin juillet sur France 3 Aquitaine : « Rien ne justifie le nombre de victimes (…) C’est un acte incompréhensible, brutal, brut… [7] » Est-il nécessaire d’être plus clair, de multiplier à nouveau les exemples face au tribunal des allégations et des menées subversives ? On pourrait également ajouter sa participation à une émission plus récente ; le magazine C dans l’air du 24 juillet [8] dernier. Face à trois politologues aux analyses curieusement orientées et mono-causales (le vilain petit Hamas ; l’Etat israëlien acculé à « se défendre » etc.), il a patiemment attendu son tour, et commencé par remettre tranquillement les pendules à l’heure : « Ces analyses restent symptomatiques et ne sont pas des analyses des causes profondes de ce conflit qui remonte à la décision des Etats. La question qui se pose, c'est de savoir pourquoi le deuxième pays n'existe pas. Deuxièmement, dans les faits, l'expansion d'Israël continue à travers l'occupation. Est-ce qu'Israël n'a pas encore renoncé au projet du Grand Israël? Israël, de l'intérieur, a décidé de ses propres frontières. Nous parlons de la Bande de Gaza. L'espace aérien et maritime est occupé par Israël. C'est une asphyxie. Il ne faut jamais coincer un chat dans un coin. Sinon, il vous saute dessus, selon le proverbe chinois.» (C dans l’air, ibid.). Aurait-il dû s’énerver et leur jeter au visage les accusations de « sionistes » ou « collabos » ? Contre-productif… Il poursuivait donc sans se départir de cette équanimité que certains excités vont jusqu’à lui reprocher : « On n'a pas la même sémantique, pas la même perception, pas le même vécu, pas les mêmes émotions. Chacun a sa vérité mais les faits sont là. Il faut qu'Israël annonce ses frontières et respecte les résolutions. Vont-ils jouer le jeu de la démocratie? Ce sont des questions très simples mais qui appellent des réponses concrètes. » (ibid.) Le ton qu’il a utilisé, ajouté à sa patience, lui ont valu l’écoute attentive et peut-être le respect de ses trois "interlocuteurs". Les joutes verbales qui tournent mal, les émotions déballées, les « phénomènes vocaux » qui finissent en pugilat comme le donnent à voir souvent les chaînes arabes sont-ils préférables ?

Il suffisait donc juste de lire ou d’écouter un peu. Nous aurions souhaité qu’Oumma.com ne se fasse pas le relai de ce genre de manipulation, sans avoir au moins vérifié in extenso le contenu des propos, comme nous venons de le faire sans trop de difficulté. Cela laisse libre-cours aux mythes et contes des Mille et une Nuits qui circulent sur le compte de l’imâm. Mais n’est-ce pas là ce qui est précisément recherché ? Le site donne en effet l’impression de préférer désormais l’invective à l’approche rationnelle et objective.

Bref retour en arrière : Tareq Oubrou en serviteur des musulmans de France (années 80 à 2000)

Imâm depuis 1980, d’abord dans des conditions sociales déplorables [9] (que ne supporterait pas la jeune génération des militants qui parcourt allègrement la France et l’Europe de congrès en colloque…) à Bordeaux, Pau, Nantes, Limoges, Tour puis de nouveau Bordeaux, parmi les premiers membres de l’UOIF, du Secours islamique, du Conseil Régional des Associations Islamiques du Sud-Ouest de la France (CRAISOF), fondateur de l’AMG (devenue FMG), de l’Association « Les imâms de France », membre du premier conseil de l’IESH de Château-Chinon dédié à la formation des imâms en France, aumônier de prison… ceux qui aujourd’hui l’accusent de tous les maux, notamment de ne pas respecter sa communauté simplement parce qu’il en critique certaines tendances problématiques, devraient simplement se demander s’ils ont fait autant que lui pour leur communauté de foi. Tareq Oubrou, ce sont des dizaines de milliers de kilomètres et des milliers d’heures au chevet de sa communauté : cours d’introduction à l’islam destiné aux enfants (« imâm al atfal » a été son premier sobriquet…), cours de théologie pour les plus grands, sermons du vendredi, consultations juridiques, conversions, mariages, conférences en dehors de la communauté pour donner à voir l’image d’un islam ouvert et en situation de dialogue avec son environnement etc. Voilà pourquoi, nous qui connaissons de près sa trajectoire, ne pouvions laisser cette attaque (parmi d’autres) sans réponses.

Ah oui, mais c’est vrai, comment avions-nous pu oublier ? L’an dernier, Tareq Oubrou recevait le grade de chevalier de la légion d’honneur. Tout ce qui vient d’être évoqué précédemment est donc effacé, oublié, jeté à la poubelle de la mémoire des pionniers de l’islam de France. Comme si cette distinction était en fait une souillure, plutôt qu’un élément de concorde entre la France et ses musulmans, les musulmans et leur France… Et l’on s’étonne ensuite que Tareq Oubrou ait parfois la dent dure contre certaines tendances négatives, excessives, qui traversent cette communauté de foi qu’il connaît si bien.
Nos prières en direction de Gaza, pour que le calvaire des populations civiles, bien loin de nos petits accrochages qui ont leur côté ridicule, cesse enfin.

________________

[1] http://oumma.com/202569/gaza-tareq-oubrou-met-un-pied-d-egalite-l-occupant-op
[2] Le (seul et unique) passage de sa déclaration qui est repris est le suivant : « Ainsi, les juifs doivent dire la part de responsabilité de l'Etat hébreu dans le conflit, comme les musulmans doivent dire également la part de responsabilité des organisations qui sèment le trouble. Cela aidera significativement chacun à reconnaître en l'autre un interlocuteur raisonnable » (ibid.)
[3] On peut également à cet effet lire l’entretien accordé au journal Libération du jeudi 24 juillet sous le titre « Ne pas tomber dans les stéréotypes communautaires ».
[8] C dans l’air, émission du 24 juillet 2014, avec Frédéric Encel, Alain Dieckhoff, Thierry Guerrier et Tareq Oubrou. La vidéo de l’émission n’est plus disponible, mais le reportage –édifiant– sur les effets des bombardements à Gaza et la manifestation parisienne de fin juillet le sont : http://www.france5.fr/emissions/c-dans-l-air/videos/NI_14735?onglet=tous&page=5
[9] Cf. Profession imâm, Albin Michel, 2009, pp 27 à 33.




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